Cour suprême du Canada
Hudon et Hudon c. Procureur général de Québec, [1968] R.C.S. 103
Date: 1967-10-26
Gérard Hudon et Fernand Hudon (Demandeurs) Appelants;
et
Le Procureur Général De La Province De Québec (Défendeur) Intimé.
1966: Décembre 13; 1967: Octobre 26.
CORAM: Le Juge en Chef Taschereau et les Juges Cartwright, Fauteux, Abbott et Martland.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, infirmant un jugement du Juge Lizotte. Appel maintenu, le Juge Abbott étant dissident.
Gilles St-Hilaire et Pierre De Bané, pour les demandeurs, appelants.
Jean Turgeon, c.r., pour le défendeur, intimé.
Le jugement du Juge en Chef Taschereau et des Juges Cartwright, Fauteux et Martland a été rendu par
LE JUGE FAUTEUX: — Les appelants se pourvoient à l’encontre d’une décision de la Cour du banc de la reine[2] infirmant le jugement de la Cour supérieure qui avait maintenu leur pétition de droit dirigée contre le Procureur général de la province de Québec.
Il s’agit d’un accident survenu l’hiver, dans la soirée du 11 janvier 1961, à une traverse de chemins de fer, sur la route 2A, alors qu’un convoi de la Compagnie des chemins de fer Nationaux du Canada heurta et démolit le camion des appelants.
A l’endroit de cet accident, la route 2A croise la voie ferrée de façon perpendiculaire, et non pas oblique comme c’était le cas quelques mois avant la date de l’accident. Lorsque le ministère de la Voirie effectua ce changement au tracé de la route, il négligea de faire le nécessaire pour assurer que la position des madriers, placés entre les rails pour faciliter le passage des véhicules, soit elle-même modifiée pour correspondre à ce changement. Il en résulta que les madriers ne couvraient plus toute la croisée et que, du côté est, on laissait à découvert entre les rails, à un niveau d’environ huit pouces plus bas que le reste, un quadrilatère d’une longueur égale à la largeur de la voie ferrée et d’une largeur variant de deux à environ six pieds. En largeur, la route mesurait à peu près trente-six pieds et le pavage de la traverse, vis-à-vis la route, mesurait environ dix-huit pieds. Telle était la situation lorsque, à l’approche de l’hiver, on suspendit les travaux et telle demeura
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la situation jusqu’à une quinzaine de jours après l’accident, alors qu’on y remédia en adaptant la position des madriers au changement du tracé de la route et en fixant sur celle-ci des oteaux de fer pour diriger la circulation.
Au moment de l’accident, les appelants, Gérard Hudon et son frère Fernand, procédaient à l’enlèvement de la neige, pour le compte du ministère de la Voirie, avec leur camion muni d’une charrue à l’avant et d’une aile à la droite. Il avait venté toute la journée et la neige s’était accumulée, particulièrement à la croisée, du côté est de la voie ferrée. Au cours de cette opération de déneigement, la roue arrière droite du camion s’est prise dans ce trou de huit pouces de profondeur qu’il y avait de ce côté, comme déjà indiqué. Notons incidemment que maintes fois avant ce jour-là, Hudon était passé à cet endroit, avec son camion, sans que jamais tel incident se produise, une neige durcie entre les rails comblait ce trou. Hudon fit plusieurs tentatives pour sortir le camion de cette impasse et y travaillait encore lorsque apercevant soudainement la venue d’un train, il dut abandonner son camion sur la voie ferrée, avec le résultat que l’on sait. De là la réclamation en dommages.
Voici, en substance, les reproches que se font mutuellement les parties. Les appelants, d’une part, reprochent au ministère de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour assurer que ce vide entre les rails soit comblé et que cette traverse à niveau ne soit pas dangereuse pour la circulation et de n’avoir placé aucune indication pour signaler cette absence de pavé entre les rails sur une certaine partie de la traverse. Le ministère, d’autre part, après avoir nié généralement les prétentions des appelants, plaida spécialement que, lors de la suspension des travaux en novembre, on avait placé sur le chemin, au côté sud-est du passage, un tréteau mobile rayé noir et blanc et ayant douze pieds de longueur, que ce tréteau constituait une indication appropriée pour mettre en garde les usagers de la route contre les risques possibles et qu’au surplus, les appelants qui avaient, par contrat avec le ministère, en date du 9 décembre 1960, assumé l’entretien des chemins d’hiver, étaient
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non seulement au courant de la situation mais avaient, aux termes de ce contrat, l’obligation de voir à ce que ce tréteau demeure là où il avait été placé à la suspension des travaux. En somme, dit l’intimé, cet accident et les dommages en résultant sont dus à la faute, l’imprudence, la négligence ou la maladresse des appelants.
Le juge de première instance considéra que, d’après la preuve, le ministère pouvait bien avoir placé un tréteau, à la suspension des travaux, mais qu’il n’y en avait plus depuis l’hiver; qu’antérieurement aux tombées de neige, Hudon avait déjà fait remarquer aux ingénieurs de la Voirie le danger que présentait cette traverse à niveau, qu’on en avait rien fait, sauf de dire que la situation serait corrigée; que les ingénieurs semblaient dire qu’ils attendaient après ceux qui avaient autorité sur la question, soit la Compagnie des chemins de fer ou la Commission des transports, alors qu’en fait, on n’a même pas prouvé que ceux-ci avaient été avisés du changement apporté à ce passage à niveau par suite de la modification du tracé de la route. Le juge de première instance exprima aussi l’avis que le contrat d’entretien des chemins d’hiver n’avait pas pour objet ou effet d’obliger les appelants à faire les changements qui s’imposaient à la traverse ou à aviser la Compagnie des chemins de fer, ou à faire émettre une ordonnance par la Commission des transports; c’était là l’obligation du ministère. Le juge conclut que les appelants n’ont commis aucune faute et que le ministère, qui a créé lui-même cet état dangereux auquel l’accident doit être attribuable, doit, en conséquence, payer tous les dommages en résultant.
Porté en appel, ce jugement fut infirmé, la Cour du banc de la reine[3] se fondant sur les raisons qui apparaissent aux deux paragraphes ci-après des notes données par M. Le juge en chef Tremblay, avec l’accord de ses collègues:
Avec respect, je crois que le premier juge a fait erreur en ignorant complètement le fait que l’intimé Gérard Hudon connaissait parfaitement l’existence du danger …
* * *
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Le seul fait d’effectuer des réparations sur une route et d’y créer un danger n’est pas en soi une faute. Ce qui constitue une faute, c’est d’y permettre la circulation sans aviser les usagers du danger. On porte à leur connaissance ce danger et il est raisonnable de penser qu’ils l’éviteront. Mais si celui qui circule connaît déjà parfaitement le danger, le défaut d’avis ne saurait être la cause de l’accident. Il en serait tout autrement s’il s’agissait d’une personne ne passant qu’occasionnellement sur cette route. Il ne faut pas oublier que nous sommes en présence de l’une des personnes ayant assumé l’obligation d’enlever la neige sur cette route. Elle connaissait parfaitement l’existence du danger. Elle conduisait une machine dont elle connaissait ou devait connaître la puissance. Elle a cru pouvoir surmonter l’obstacle comme elle l’avait fait plusieurs fois auparavant. Malheureusement, elle a fait erreur. Elle est seule à blâmer.
De là l’appel à cette Cour.
Avec le plus grand respect pour ceux qui entretiennent l’opinion contraire, je ne puis concourir dans le jugement rendu en l’espèce.
Excluant de la considération, pour l’instant, la défense qu’on entend fonder sur le contrat, je dirais que Hudon, d’une part, connaissait la condition dangereuse dans laquelle le ministère avait laissé le passage à niveau lors de la suspension des travaux; en fait, il en avait averti les ingénieurs. Et je dirais que le ministère, d’autre part, connaissait aussi cette condition dangereuse; c’est lui qui l’avait créée et c’est lui qui avait fait placer un tréteau, à la suspension des travaux. Ce soir-là, Gérard Hudon, apprécia-t-il dans toute son étendue le risque qu’il allait courir et qui en fait s’est réalisé, et en accepta-t-il toutes les conséquences? L’erreur qu’il a commise en croyant qu’il pouvait, comme avant, passer sans difficulté, doit‑elle être retenue comme faute causale de cet accident et cette faute doit-elle, en quelque sorte, absorber la négligence manifeste du ministère à remédier au danger qu’il créa à cette traverse, au point de dire que cette faute de négligence n’a pas concouru à l’accident? Les faits de cette cause ne manquent pas d’analogie avec ceux qui se présentaient dans celle de Trust Général du Canada v. St-Jacquess[4]. St-Jacques était à l’emploi du Trust Général du Canada
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comme gardien de nuit d’un édifice. Outre la surveillance qu’il devait en faire, Tun de ses devoirs était de voir au chauffage, l’enlèvement et le transport des cendres. Pour le transport des cendres, il utilisait une brouette et avait à gravir une passerelle inclinée et large de dix‑huit pouces, afin d’atteindre la plate-forme d’où les cendres étaient déversées. A la date de l’accident, et déjà depuis quelques jours, la lumière électrique qui devait éclairer cette passerelle ne fonctionnait plus. St-Jacques en avait informé son supérieur immédiat, un nommé Lamothe, qui négligea d’y voir, de sorte que, dans cette situation, St-Jacques utilisait un fanal à l’huile dont l’éclairage était insuffisant. Cette nuit-là, jugeant mal sa position dans l’obscurité et croyant avoir atteint la plate-forme alors qu’en fait, il était encore sur la passerelle, il y déposa sa brouette avec le résultat que celle-ci chavira dans le vide et l’entraîna dans sa chute. Le juge de première instance jugea que l’accident était exclusivement dû au non fonctionnement de la lumière électrique et que la négligence du préposé de l’employeur à y remédier rendait celui-ci responsable des dommages subis. Ce jugement fut maintenu par une décision majoritaire de la Cour d’appel, alors composée de MM. les juges Galipeault, Tellier, Létourneau, Howard et Hall, ces deux derniers étant dissidents. Référant à la conduite de St-Jacques, M. le juge Galipeault note, à la page 22:
Il a cru qu’il pouvait en toute sûreté accomplir son travail, mais il a fait erreur.
et Sir Mathias Tellier, de son côté, dit, à la page 23:
Le demandeur a cru qu’il pourrait s’acquitter de cette tâche, en s’éclairant de son fanal à l’huile. L’événement a prouvé que cet éclairage était insuffisant.
Ces deux juges n’en ont pas moins tenu le Trust Général du Canada seul responsable de cet accident en raison de la négligence de Lamothe. Pour sa part, M. le juge Létourneau jugea que c’était sciemment et volontairement que St-Jacques s’était aventuré nonobstant l’obscurité dans un endroit dangereux et, pour cette raison, il aurait partagé la responsabilité n’eut-il pas considéré qu’il en était empêché
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par les plaidoiries écrites. Dissident, M. le juge Howard, avec l’accord de M. le juge Hall, trouva que la doctrine volenti non fit injuria devait recevoir son application et que Taction de St-Jacques aurait dû être renvoyée. Le Trust Général du Canada en appela à cette Cour[5] qui rejeta l’appel, tout en exprimant l’avis qu’il s’agissait là d’une cause où la responsabilité devait être partagée et où les dommages devaient être supportés dans une proportion de un cinquième par St-Jacques et de quatre cinquièmes par le Trust Général du Canada.
Dans le cas qui nous occupe, je suis d’opinion, comme le juge de première instance, que la faute du ministère est manifeste. Je ne crois pas, cependant, que Gérard Hudon soit exempt de tout reproche. A mon avis, il a été maladroit sinon imprudent et sa conduite, avec la faute du ministère, a concouru à l’accident. Il en résulte que, à moins que la défense que l’intimé fonde sur le contrat ne soit acceptée, la responsabilité doit être partagée et les dommages doivent être supportés selon la gravité des fautes respectives, soit dans une proportion d’un tiers par les appelants et deux tiers par l’intimé, du montant total estimé en première instance et non contesté en cet appel.
Tel que déjà indiqué, le juge de première instance a rejeté la défense qu’on a cherché à fonder sur le contrat. La Cour d’appel, de son côté, n’a référé au contrat que pour démontrer le fait que Gérard Hudon connaissait l’état dangereux de la traverse. L’objet de ce contrat est l’entretien des chemins d’hiver et, à l’instar du juge de première instance, il m’est impossible de voir, dans les dispositions invoquées par l’intimé, l’expression d’une intention commune aux parties, suivant laquelle les frères Hudon auraient fait leur l’obligation qu’avait le ministère de prendre les mesures pour remédier au danger qu’il avait créé ou auraient accepté comme leur la responsabilité découlant de la négligence du ministère à satisfaire à cette obligation.
Pour ces raisons, je maintiendrais l’appel, infirmerais le jugement de la Cour du banc de la reine et, modifiant le
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jugement de première instance pour partager la responsabilité dans la proportion ci-dessus indiquée, condamnerais l’intimé à payer aux appelants une somme de $8,533.34, avec intérêts à compter de la signification de la requête demandant l’autorisation d’exercer le présent recours en dommages; et recommanderais à l’intimé de payer les dépens d’une action de ce montant, dans toutes les Cours.
LE JUGE ABBOTT (dissident): — Les appelants interjettent appel d’un jugement de la Cour du banc de la reine[6] rejetant avec dépens leur pétition de droit. La Cour supérieure du district de Kamouraska, par un jugement en date du 4 juillet 1963, avait maintenu la pétition de droit et recommandé à l’intimé de payer aux appelants la somme de $12,800 avec intérêts et dépens.
Le 9 décembre 1960, par un contrat conclu entre le ministère de la Voirie de la province de Québec et les appelants, ceux-ci s’engageaient à exécuter «l’entreprise qui a pour objet le déneigement, l’enlèvement de neige durcie et de glace, etc.» sur la route numéro 2A, comprenant le passage à niveau où eut lieu l’accident dont se plaignent les appelants.
Avant l’année 1960, la route reliant St-Pacôme à Ste-Anne de la Pocatière était oblique par rapport à la voie ferrée qu’elle croisait. Pour permettre le passage des véhicules, on avait disposé des madriers entre les rails sur toute la largeur de la route. Vers la fin de 1960, le ministère de la Voirie modifiait le tracé de la route de façon que celle-ci soit perpendiculaire à la voie ferrée. Il en résulta que les madriers ne couvraient plus toute la croisée et laissaient à découvert à un niveau d’environ 8 pouces plus bas que le reste de la croisée un quadrilatère d’une largeur variant de deux pieds à environ six pieds.
Le 11 janvier 1961, vers 8 h. 30 du soir, l’appelant Gérard Hudon effectuait des travaux d’enlèvement de la neige avec un camion muni d’une charrue. Alors qu’il traversait la voie ferrée, la roue droite arrière du camion passa
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à côté des madriers et tomba dans la dépression décrite ci-dessus. Un train survint et l’appelant Gérard Hudon dut abandonner sur la voie le camion qui fut détruit.
La Cour supérieure a maintenu la pétition de droit des appelants pour le motif que les préposés de l’intimé avaient créé un état dangereux qui fut la cause de l’accident subi par les appelants.
Le jugement de la Cour supérieure fut cassé par un jugement unanime de la Cour du banc de la reine pour le motif que les appelants, et plus particulièrement Gérard Hudon, connaissaient parfaitement l’existence du danger et par conséquent Gérard Hudon est seul à blâmer. La Cour ajoute que Gérard Hudon qui conduisait le camion a cru pouvoir surmonter l’obstacle, comme il l’avait fait plusieurs fois auparavant.
Les appelants ne m’ont pas satisfait que ces conclusions de faits sont erronées et par conséquent je rejetterais l’appel avec dépens.
Appel maintenu, LE JUGE ABBOTT étant dissident.
Procureurs des demandeurs, appelants: Letarte, St-Hilaire, De Blois, De Bané, Proulx & Parent, Québec.
Procureur du défendeur, intimé: Louis Dugal, Rivière-du-Loup.
[1] [1965] B.R. 886.
[2] [1965] B.R. 886.
[3] [1965] B.R. 886.
[4] (1931), 50 B.R. 18.
[5] [1931] R.C.S. 711.
[6] [1965] B.R. 886.