Cour suprême du Canada
Mignault et al. c. Rousseau et al., [1968] R.C.S. 853
Date: 1968-06-24
Dame Pauline Mignault, Jacques Nadeau, Pierre Nadeau et Jean Nadeau (Demandeurs) Appelants;
et
Réal Rousseau et Windmill Point Inc. (Défendeurs) Intimés.
1968: Mai 27; 1968: Juin 24.
Coram: Les Juges Fauteux, Martland, Ritchie, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, dans une action résultant d’un accident d’automobile. Appel accueilli.
François Mercier, c.r., et Philippe Casgrain, pour les demandeurs, appelants.
Pierre de Grandpré, c.r., pour les défendeurs, intimés.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE FAUTEUX: — Il s’agit d’une collision d’automobiles survenue le 5 octobre 1960, vers 6 heures 20 de l’après-midi, sur la route 9, qui relie Québec à Montréal. Cet accident se produisit à l’endroit où le chemin du Rang 7, en la paroisse St-Cyrille, rejoint la route 9. Une automobile Citroën, appartenant à l’intimée Windmill Point Inc. et conduite du côté nord vers Montréal par l’intimé Réal Rousseau, vint en collision avec une automobile Chevrolet, appartenant à Jean-Guy Desrosiers et conduite en sens inverse vers Québec par son frère, Claude Desrosiers. Trois personnes y perdirent la vie: Me Jean-Marie Nadeau, seul passager de Rousseau, et Thérèse et Georges Champagne, passagers de Desrosiers. Seuls les deux conducteurs survécurent et en raison de la gravité de leurs blessures respectives, seul Rousseau a-t-il quelques souvenirs précis de ce qui s’est passé à l’instant même de l’accident. Ce dernier et une dame Pagé et son époux qui voyageaient à une assez grande distance à l’arrière de la voiture conduite par Rousseau, en sont les seuls témoins oculaires.
Cette tragédie de la route donna lieu à plusieurs actions dans lesquelles on chercha, en demande, à en faire reposer la responsabilité sur l’un ou l’autre des conducteurs ou sur les deux. Dame Mignault, veuve de Me Nadeau, et leurs enfants, qui sont ici les appelants, poursuivirent les deux
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conducteurs et propriétaires des automobiles concernées et demandèrent contre eux une condamnation conjointe et solidaire au paiement des dommages leur résultant du décès de Me Nadeau. A l’audition, cependant, ils se désistèrent de leur recours contre Jean-Guy Desrosiers, le propriétaire de la Chevrolet. L’action et les autres intentées furent entendues et jugées simultanément par M. le juge Lesage de la Cour supérieure. Attachant beaucoup d’importance et de poids au témoignage de dame Pagé, le savant juge jugea que la collision était imputable à Rousseau. L’action de la veuve et des enfants Nadeau fut donc rejetée quant à Claude Desrosiers et accueillie quant à Rousseau et Windmill Point Inc. qui furent condamnés à leur payer les dommages qui, au total, furent estimés à la somme de $93,000.
La décision concernant cette action donna lieu à deux appels: (i) celui de dame Mignault et ses fils, à l’encontre de cette partie du jugement exonérant Claude Desrosiers et (ii) celui de Rousseau et Windmill Point Inc., à l’encontre de la condamnation prononcée contre eux. Ces deux appels furent entendus simultanément et ultérieurement décidés le même jour. Disons immédiatement que les juges de la Cour d’appel furent unanimes à écarter la version que dame Pagé donna de cet accident et ce, non pas parce qu’on a trouvé qu’il y avait lieu de mettre en doute la bonne foi ou la crédibilité de ce témoin, mais parce qu’on a jugé, et à bon droit, — ainsi qu’il a d’ailleurs été reconnu devant nous par les parties, — que cette version était invraisemblable et irréconciliable au regard des faits connus de cet accident. Quant à son époux, Jean-Paul Pagé, il ne regardait pas devant lui au moment où l’accident s’est produit et aucune des parties n’a invoqué devant nous le peu qu’il en a rapporté dans son témoignage. Ceci étant, il n’y aura pas lieu de revenir sur ces deux témoignages. La Cour d’appel[2] se divisa sur la question de responsabilité. La majorité, composée de MM. les juges Rinfret et Taschereau, jugea que cet accident devait être attribué à Claude Desrosiers qui conduisait du mauvais côté de la route sans qu’aucune explication de sa présence à cet endroit n’apparaisse au dossier. Dissident, M. le juge Choquette fut d’avis que Desrosiers et Rousseau étaient égale-
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ment responsables. Aussi bien et par suite de cette décision majoritaire, l’action de dame Mignault et ses fils fut rejetée quant à Rousseau et Windmill Point Inc. et accueillie quant à Claude Desrosiers qui fut condamné à leur payer les dommages que tous les juges furent d’accord à réduire à la somme de $64,000.
Desrosiers n’a pas appelé de cette décision. Il y a donc chose jugée quant à sa faute et sa responsabilité. D’autre part, dame Mignault et ses fils appellent à l’encontre de cette partie du jugement qui exonère Rousseau et Windmill Point Inc. et c’est là la question que nous avons à considérer.
Les faits pertinents, qui ont été prouvés ou qui ont été admis devant nous par les parties, peuvent être exposés bien simplement.
L’accident s’est produit vers 6 heures 20 de l’après-midi, à un endroit où la route, dont le centre est marqué d’une ligne blanche, est droite sur une distance d’environ 3 milles et large de 22 pieds avec de chaque côté un accotement carrossable d’une largeur de 7 pieds. Le temps était beau» Il faisait clair. La visibilité était parfaite. Il n’y avait, au moment et à l’endroit où s’est produit l’accident, aucun autre véhicule que les deux qui sont entrés en collision. Le choc est survenu tout près sinon au point même du prolongement de la route du Rang 7, sur la route 9. Il s’agit, le fait est admis, d’une collision frontale qui eut lieu dans la partie nord de la route 9, soit la partie réservée à Rousseau qui voyageait de l’est à l’ouest. Après la collision, la Chevrolet, conduite par Desrosiers, s’est arrêtée sur le côté nord de la route, à 27 pieds à l’est des débris marquant l’endroit du choc, et la Citroën, conduite par Rousseau, se trouvait 18 pieds plus à l’est que la Chevrolet et était entrée de reculons dans le fossé nord de la route 9. Le véhicule de Desrosiers n’a laissé aucune trace de freinage. On a, par ailleurs, du côté nord et à 3 pieds du bord de la route, relevé quatre traces parallèles de freinage. Ces traces, elles-mêmes pratiquement parallèles à la route, commençaient et se continuaient sur une distance de 56 pieds à l’est de l’endroit du choc. Contrairement au juge de la Cour supérieure, qui considéra que ces traces n’étaient pas reliées aux voitures impliquées dans l’accident, les juges de la Cour
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d’appel furent unanimes à reconnaître, et je crois à bon droit, que ces quatre traces de freinage devaient être attribuées à la Citroën. Cette voiture, en effet, est munie de freins sur les quatre roues et l’espacement des roues à l’avant est supérieur de trois à quatre pouces à l’espacement des roues à l’arrière. Quant à la vitesse des deux véhicules, au moment de l’accident, Rousseau déclare qu’il conduisait de 50 à 55 milles à l’heure et que la voiture Chevrolet, conduite par Desrosiers, est arrivée, comme un bolide, sur la sienne. Ce témoignage, les dommages très considérables subis par les deux véhicules et le recul de la Citroën causé par la Chevrolet font preuve qu’au moment de l’accident, les deux voitures voyageaient à une très bonne allure et que la vitesse de la Chevrolet était sûrement pas moindre que celle de la Citroën. La vitesse combinée à laquelle ces deux véhicules s’approchaient l’un de l’autre et le caractère frontal de leur collision sur la partie nord de la route excluent, je crois, la possibilité que Desrosiers ait fait un virage subit vers la gauche, pour entrer sur cette partie de la route réservée à Rousseau, et indiquent conséquemment qu’il s’y était déjà engagé alors qu’il était à une certaine distance du point où la collision s’est produite et à une distance appréciable du point où Rousseau avait la possibilité de réaliser le danger résultant de cette conduite. Rousseau reconnaît, dans son témoignage, qu’au moment de l’accident, il faisait clair, que la visibilité était excellente et qu’à l’endroit de l’accident, la route est droite à perte de vue. Il n’a pas vu la Chevrolet s’engager sur le côté nord de la route. En fait, et plusieurs fois, ainsi qu’il appert particulièrement du passage suivant, il en fait l’aveu:
Q. Vous l’avez vue, (la Chevrolet) l’accident se produisait?
R. S’est produit.
* * *
Q. Une autre réponse que vous avez donnée à une question qui vous a été posée à l’enquête du Coroner à la page vingt et un (21): «R. Non, bien si vous ne voulez pas ces détails-là; c’est arrivé comme un bolide comme ça en pleine figure, en pleine face et je me suis réveillé à l’hôpital»; c’est bien ce que vous avez déclaré à l’enquête du Coroner?
R. Oui.
Q. C’est bien ce qui s’est passé, ce qui s’est produit?
R. Oui.
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Q. A la page trente et un (31), on vous posait la question: «Q. Comme ça, vous avez vu la machine; elle arrivait sur vous, vous ne l’avez pas vue venir de loin? R. Non, c’est arrivé comme ça»;
R. Oui.
Q. C’est bien comme ça que cela s’est produit?
R. Oui.
Q. A l’endroit de l’accident, par rapport à la direction que vous suiviez, la route est droite n’est-ce pas?
R. Droite à perte de vue.
Q. A perte de vue?
R. Oui.
Q. En conséquence pour vous qui veniez de Québec, vous dirigeant vers Montréal, à l’endroit de l’accident, devant vous, la route est droite à perte de vue; c’est cela?
R. C’est cela.
Q. Est-ce que le jour de l’accident la visibilité était bonne?
R. Je crois qu’elle était excellente.
Q. Il faisait clair?
R. Il faisait clair, oui.
Il se rappelle de l’imprécation qu’il a lancée lorsque la Chevrolet est arrivée sur sa voiture. Invoquant la gravité des blessures subies par Rousseau, son procureur nous a invités à ne pas tenir compte des admissions ci-dessus. Je n’ai trouvé au dossier aucune justification pour ce faire. Rousseau a commis une faute d’inattention. La faute de Desrosiers et celle de Rousseau ont, dans les circonstances particulières à l’espèce, été simultanément et inséparablement actives pour contribuer à rendre inévitable l’accident qui en est résulté. Aussi bien, je dirais, avec tout le respect pour l’opinion contraire, que les deux conducteurs doivent en être tenus responsables et ce dans une proportion que nous ne pouvons déterminer sur le présent appel.
Il n’est pas contesté que lors de cet accident, Rousseau qui était préposé de l’intimée Windmill Point Inc., était dans l’exercice de ses fonctions. Il s’ensuit que les intimés et Claude Desrosiers doivent être condamnés conjointement et solidairement à la réparation des dommages que le décès de Me Nadeau entraîne pour chacun des appelants.
En ce qui concerne ces dommages, les parties sont d’accord à accepter la décision de la Cour d’appel qui les a fixés à $40,000 pour dame Mignault personnellement, à $12,000 pour dame Mignault en sa qualité de tutrice de son fils mineur Michel Nadeau, à $7,000 pour Jean Nadeau et à $5,000 pour Jacques Nadeau.
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Pour ces raisons, je maintiendrais l’appel et, procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu, condamnerais conjointement et solidairement les intimés et Claude Desrosiers à payer à dame Mignault personnellement $40,000, et en sa qualité de tutrice de son fils mineur Michel $12,000, à Jean Nadeau $7,000 et à Jacques Nadeau $5,000. Le tout avec dépens dans toutes les Cours.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs des demandeurs, appelants: Byers, McDougall, Casgrain, Stewart & Kohl, Montréal.
Procureurs des défendeurs, intimés: Deschênes, de Grandpré, Colas, Godin, Coderre & Lapointe, Montréal.
[1] [1967] B.R. 301.
[2] [1967] B.R. 301.