Cour suprême du Canada
Jones et Maheux c. Gamache, [1969] R.C.S. 119
Date: 1968-10-01
D.R. Jones et J.A. Maheux (Défendeurs) Appelants;
et
Herman E. Gamache (Demandeur) Intimé.
Herman E. Gamache (Demandeur) Appelant;
et
Le Ministre des Transports (Défendeur) Intimé.
1968: Avril 24, 25; 1968: Octobre 1.
Coram: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Fauteux, Ritchie, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL et CONTRE-APPEL d’un jugement du Juge Noël de la Cour de l’Échiquier du Canada1. Appel et contre-appel accueillis.
D.S. Maxwell, c.r., P.M. Troop and P. Coderre pour les défendeurs, appelants.
L. Langlois, c.r. et R. Langlois pour le demandeur, intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON: — L’intimé Herman E. Gamache est pilote dans la circonscription de pilotage de Québec depuis le 9 juillet 1948, date du brevet qui lui a été délivré par le Ministre des Transports du Canada agissant en qualité d’autorité de pilotage de cette circonscription. Suivant le Règlement général de la circonscription établi par ce ministre le 30 janvier 1957, le principe général régissant l’affectation des pilotes était le suivant (art. 15, par. 2):
Les pilotes sont normalement affectés selon la pratique en vigueur pour la péréquation des voyages.
D’un autre côté, sous le titre «Service spécial», on trouvait entre autres les dispositions suivantes:
24 (1) — Tout pilote qui y consent peut être nommé au service spécial de toute ligne régulière de navigation.
* * *
(3) — Les pilotes du service spécial sont astreints au tour de rôle, déterminé par le Surintendant.
Le 2 juin 1960, par l’arrêté 1960-756, le Gouverneur général en conseil a approuvé trois modifications de ce Règlement. La première ajoute à l’article 15, après le paragraphe 2, le suivant:
(2a) Les pilotes sont affectés aux navires de la façon suivante:
a) Pilotes de classe A, à tout navire quelles qu’en soient les dimensions;
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b) Pilotes de classe B, à tout navire dont la jauge ne dépasse pas dix mille tonneaux;
c) Pilotes de la classe C:
(i) moins d’un an après l’obtention du brevet de pilote, à ‘tout navire d’une jauge d’au plus deux mille tonneaux;
(ii) pendant la deuxième année après l’obtention du brevet de pilote, à tout navire d’une jauge d’au plus trois mille tonnneaux;
(iii) pendant la troisième année après l’obtention du brevet de pilote, à ‘tout navire d’une jauge d’au plus quatre mille tonneaux.
La seconde remplace l’article 24 par des dispositions dont l’essentiel est comme suit:
24(1) — Tout pilote de la circonscription sera classé par l’Autorité pilote de l’une des classes A, B ou C et, au début de chaque saison de navigation, l’Autorité publiera une liste des pilotes sur laquelle sera indiquée la classe de chacun.
* * *
(5) — Tout pilote de classe A qui, de l’avis de l’Autorité, est incompétent ou inapte peut être reclassé pilote de classe B par l’Autorité.
La dernière modification ajoute au texte fixant les droits de pilotage ce qui suit:
(11) Un droit supplémentaire de vingt-cinq dollars pour le pilotage
a) de tout navire d’une jauge de plus de dix mille tonneaux; et
b) de tout autre navire que l’Autorité peut désigner.
Des changements sans importance dans ce litige ont été approuvés par l’arrêté 1961-425.
Il est admis que lorsque les modifications ont été décrétées, il y avait dans la circonscription 77 pilotes brevetés; 10 ont été mis dans la classe A et les autres, dans la classe B. L’intimé était de ceux-là. Le 6 avril 1966, l’appelant J.A. Maheux qui exerçait les fonctions de surintendant des pilotes de la circonscription, adressa au secrétaire trésorier de la Corporation des pilotes du Bas-Saint-Laurent une lettre se lisant comme suit:
Nous désirons vous informer que les Pilotes Olivier Paquet et H.-E. Gamache ont été nommés dans la classe «A», en attendant d’autres développements.
Le 27 avril, l’appelant D.R. Jones qui est surintendant du pilotage au ministère des Transports, demandait à Maheux de lui faire connaître à quelle date l’intimé et un autre pilote avaient été classés «A». Le renseignement lui fut aussitôt fourni en indiquant la date de la lettre ci-dessus.
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Le 5 mai, le capitaine Guy LaHaye, se décrivant comme surintendant régional des pilotes, adressait de Montréal à Jones un mémoire dans lequel il recommandait que l’intimé fût reclassifié «B» à cause de la collision entre le Tritonica et le Roonagh Head. Le dossier fait voir que cette collision survenue le 20 juillet 1963 a fait l’objet d’une «investigation formelle» par le juge Smith et deux assesseurs. Le rapport du commissaire est au dossier. On y constate que l’intimé était pilote sur le Roonagh Head et a été jugé négligent mais qu’aucune sanction ne lui a été imposée en vertu de l’article 568 de la Loi sur la marine marchande (ci‑après désignée la «Loi»).
Le dossier fait voir que le 8 juillet 1966, Jones a adressé au capitaine LaHaye un mémoire contenant ce qui suit:
We concur with your action in reclassifying Mr. H.E. Gamache as a grade B pilot, taking into account his action on the occasion of the Tritonica-Roonagh Head collision.
Le 22 juillet, le capitaine LaHaye adresse à Maheux une lettre où l’on lit:
L’Autorité considère que M.H.E. Gamache soit reclassifié de la catégorie A à B en raison de son comportement lors de la collision Tritonica-Roonagh Head.
Là-dessus, le 25 juillet, Maheux adresse à l’intimé la lettre suivante:
Je reçois, ce jour, l’instruction que le Ministère a réétudié la liste que j’ai fait parvenir en regard des classes de pilotes.
On m’informe que le Ministère n’approuve pas votre statut de pilote classe «A» et que vous êtes, à partir d’aujourd’hui, classé dans la classe de pilote «B».
A partir de ce moment-là l’intimé a été considéré pilote de classe «B» et par conséquent affecté exclusivement au pilotage de navires de dix mille tonnes ou moins.
Par son action en Cour de l’Échiquier l’intimé demandait en premier lieu qu’il fût déclaré qu’il avait droit d’être classé pilote «A» à compter du 6 avril 1966 et qu’au besoin un bref de mandamus soit délivré à cette fin. Par amendement il a ensuite demandé à la Cour que les arrêtés en conseil 1960-756 et 1961-425 soient déclarés invalides pour excès de pouvoir. Par un autre amendement, celui qui était alors Ministre des Transports a été joint comme défendeur
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en sa qualité d’Autorité de pilotage du district. L’admission de faits versée au dossier constate que la personne ainsi assignée était bien le ministre des Transports et l’Autorité de pilotage au temps dont il s’agit.
Par le jugement qui nous est déféré en appel, la Cour de l’Échiquier[2] a tout d’abord prononcé l’invalidité du paragraphe 2a de l’article 15 et des paragraphes 1 et 5 de l’article 24 du Règlement général de la circonscription de pilotage de Québec comme ils ont été approuvés par les arrêtés en conseil 1960-756 et 1961-425.
Au fond, cette première conclusion est inattaquable. Le pouvoir de faire des règlements attribué aux autorités de pilotage par l’article 329 de la Loi est bien loin d’être illimité. On a même pris la peine en le leur attribuant de faire une réserve expresse des dispositions de la partie de la Loi où il se trouve ainsi que de celles de toute loi en vigueur dans la circonscription.
Lorsque l’on examine les textes auxquels le législateur a ainsi voulu que tout règlement fût subordonné, on y trouve des articles qui ont pour effet de donner à tout pilote breveté un droit acquis permanent. En effet l’article 333 décrète que tout pilote qui a reçu un brevet «peut le garder en vertu et sous réserve des dispositions de la présente Partie» et ajoute qu’il «est pendant qu’il le garde un pilote breveté… de la circonscription à laquelle s’étend son brevet». Dire qu’il est pilote breveté signifie qu’il jouit en commun avec les autres pilotes brevetés du droit exclusif de piloter des navires dans la circonscription. En effet, sauf dans certaines circonstances très spéciales, c’est une infraction que de piloter un navire sans être pilote breveté (art. 354 et 356). De plus, en vertu de l’article 345, le paiement des droits de pilotage est obligatoire sauf les exceptions prévues aux articles suivants. Ensuite, il faut signaler que la Loi prévoit expressément aux articles 336 à 339 la déchéance du brevet, l’âge de retraite et le droit de renouvellement à payer annuellement. Aux articles 368 à 372 on trouve des dispositions relatives aux infractions et peines et, dans certains cas, il est prévu qu’advenant déclaration
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de culpabilité l’autorité de pilotage peut suspendre ou annuler le brevet du pilote. Enfin, comme on Ta déjà indiqué, au cas de sinistre, l’article 568 permet à la Cour d’annuler ou suspendre un brevet de pilote si au moins un des assesseurs se rallie à cette conclusion, mais il y a droit d’appel de cette décision (art. 576, par. 3).
On voit qu’indubitablement un brevet de pilote donne naissance à des droits protégés par la loi et qui, au regard d’une législation nouvelle, devraient être considérés comme des droits acquis de telle sorte que le Parlement lui-même ne serait pas présumé y porter atteinte à moins que l’intention de le faire soit clairement exprimée. Suivant un principe d’interprétation bien connu, toute nouvelle législation devrait être interprétée si possible de façon à respecter ces droits acquis. Le même principe doit être appliqué dans l’interprétation des dispositions qui permettent de faire des règlements. De même que l’on ne doit pas présumer qu’une loi nouvelle est destinée à porter atteinte à ces droits, on ne doit pas présumer que le Parlement a entendu autoriser l’autorité de pilotage à le faire. D’ailleurs, le Parlement a pris la peine de le dire expressément.
Peut-on trouver un texte ayant clairement pour effet d’autoriser l’autorité de pilotage à faire un tel règlement? Le seul texte que l’on ait invoqué devant nous c’est cette partie du paragraphe f) de l’article 329 de la Loi qui permet d’«établir des règlements concernant la gouverne des pilotes…»; en anglais: «make regulations for the government of pilots». Dans l’une ou l’autre langue, ce texte ne vise que la conduite des pilotes. Littré définit «gouverne»: «ce qui doit servir de règle de conduite dans une affaire». «Government» a plus d’un sens mais dans le contexte il est clair qu’il est pris dans celui que le Shorter Oxford English Dictionary indique en second lieu: «the manner in which one’s action is governed».
On nous a signalé que le paragraphe n) (remplacé par l’article 12 de la loi de 1956, 4-5 Eliz. II, ch. 34) attribue à l’autorité de pilotage le pouvoir suivant: «limiter la période de validité de tout brevet accordé à un pilote». Cela ne signifie point que l’autorité peut réduire à volonté
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la durée de validité des brevets déjà accordés. Le texte interprété comme il se doit à la lumière de la présomption contre toute atteinte aux droits acquis permet seulement un règlement en vertu duquel des brevets pour un temps limité seront à l’avenir délivrés au lieu du brevet permanent prévu par la Loi. Il faudrait un texte explicite pour permettre de réduire la durée des brevets en vigueur. La décision de cette Cour dans Le Procureur Général du Canada c. La Compagnie de Publication La Presse, Ltée[3] n’implique pas une négation du principe de la non-rétroactivité. Ce qui a été décidé c’est que, vu la nature du droit octroyé par un permis de poste privé de radiodiffusion, le pouvoir attribué au Gouverneur général en conseil de modifier l’honoraire exigible peut valablement être exercé pendant l’année en cours. Le juge Abbott dit à la page 77:
In view of the nature of the right held by a person licensed to operate a private commercial broadcasting station, I am of opinion that the Governor in Council can validly increase or decrease the fees payable by such a licensee at any time during the currency of the licence.
Il n’y a aucune analogie entre les deux situations. Ici nous sommes en présence de droits acquis depuis longtemps consacrés par législation et auxquels il ne peut être porté atteinte que d’une façon également prévue. D’après la Loi, le commissaire faisant enquête sur un sinistre maritime ne peut suspendre ou révoquer un brevet de pilote qu’à des conditions prescrites et il y a appel de cette décision. Par le règlement contesté le pilote serait exposé à voir son classement modifié par décision administrative sans formalité, sans recours et les conséquences de ce changement de classe pourraient être presque aussi graves qu’une révocation, car si l’on peut faire des classes à volonté, rien n’empêche d’en faire une qui restreigne un pilote à une activité insignifiante.
Il faut donc dire que la Loi ne permet pas à l’autorité de pilotage de modifier les droits découlant du brevet de pilote en établissant des classes de pilotes jouissant de droits inégaux dans une circonscription.
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Cette première conclusion dispense évidemment d’examiner les autres questions faisant l’objet du litige car, si le règlement établissant des classes est invalide, on ne peut pas rechercher dans quelle classe l’intimé doit être placé. Sous ce rapport le jugement de la Cour de l’Échiquier doit être modifié. En effet, après avoir déclaré l’invalidité de deux dispositions du règlement, le savant juge a accordé une conclusion relative au classement du pilote pour le cas où l’établissement des classes serait valide. Même s’il est possible qu’un jugement soit modifié en appel, la cour qui le rend doit le rédiger en forme définitive. Le demandeur peut bien présenter des conclusions alternatives mais le juge qui statue sur la demande doit choisir selon son opinion sur le droit et sur les faits et il ne peut pas admettre de conclusions contradictoires. Cela ne veut pas dire qu’il doit s’abstenir d’exprimer son opinion sur des questions qu’il n’est pas rigoureusement nécessaire de trancher. Au contraire, il est généralement désirable qu’il le fasse car il est souvent très commode pour une cour d’appel d’avoir l’avis du juge de première instance sur ces questions-là. Ainsi, lorsqu’une action en dommages a été rejetée parce que le juge de première instance en est venu à la conclusion que la responsabilité n’était pas prouvée, la Cour d’Appel qui en vient à une conclusion contraire sur ce point-là a grand avantage à trouver dans le dossier une estimation du préjudice faite par le tribunal qui a recueilli la preuve. Cependant, cette estimation, tout comme une conclusion alternative, ne doit pas se trouver dans le dispositif du jugement.
Il faut maintenant signaler que la demande en Cour de l’Échiquier a été tout d’abord dirigée contre deux défendeurs, (les appelants) décrits comme suit:
D.-R. JONES, as Superintendent of Pilotage, pursuant to Part VI of the Canada Shipping Act, residing and domiciled at Ottawa, Province of Ontario,
AND
J.-A. MAHEUX, as local Supervisor of Pilots for the Quebec Pilotage District, pursuant to Part VI of the Canada Shipping Act, residing and domiciled at Quebec, Province of Quebec.
Du consentement des parties, on a ultérieurement apporté la modification suivante:
J.W. PICKERSGILL, in his capacity as Pilotage Authority pursuant to section 327 of the Canada Shipping Act (is) added as co-defendant.
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Dans les très longues notes de jugement de la Cour de l’Échiquier (une cinquantaine de pages), on ne voit pas très bien pour quel motif l’action déclaratoire a été accueillie contre les deux fonctionnaires et rejetée sans frais à l’égard du ministre. En effet, après avoir exposé les motifs pour lesquels le règlement est invalide, le juge passe immédiatement à l’examen de la validité du déclassement de l’appelant dans l’hypothèse où le règlement serait valide. Ce n’est qu’après cela qu’il en vient à parler de la prétention que le ministre des Transports ne serait pas «un fonctionnaire de la Couronne» («an officer of the Crown») au sens du paragraphe (c) de l’article 29 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1952, c. 98. Ayant fait mention de la décision en ce sens du président dans Pouliot c. Le Ministre des Transports[4], il cite un long passage du jugement du juge Angers dans Gariépy c. Le Roi[5], où comme dans Harris H. Himmelman c. Le Roi[6], on dit qu’en tant qu’autorité de pilotage, le ministre est un fonctionnaire de la Couronne. Cependant, il exprime ensuite l’avis qu’il n’a pas besoin de se prononcer sur cette question parce qu’il a été prouvé qu’en fait le ministre n’a jamais lui-même participé au classement ni au déclassement de l’appelant. C’est apparemment pour ce motif lié à la conclusion alternative et non à la conclusion principale, que l’action quant à lui est rejetée mais sans frais.
Afin que la question principale qui est de grande importance puisse être jugée en tout état de cause, la Cour a, lors de l’audition, accordé à l’appelant la permission de former un contre‑appel à l’encontre du rejet de l’action contre le ministre des Transports. Là-dessus, le sous-procureur général du Canada qui représentait les appelants à l’audition a accepté de comparaître pour le ministre sur ce contre-appel. Il n’est peut-être pas hors de propos de signaler qu’il est conforme à la tradition britannique que de collaborer ainsi à une procédure destinée à faciliter la décision d’un litige intéressant le gouvernement. Dans Dyson v. Attorney General[7], Farwell L.J. dit à la page 424:
I will quote the Lord Chief Baron in Deare v. Attorney General (1 Y. & C. Ex. at p. 208): “It has been the practice, which I hope will never be
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discontinued, for the officers of the Crown to throw no difficulty in the way of proceedings for the purpose of bringing matters before a Court of justice when any real point of difficulty that requires judicial decision has occurred”.
Il faut donc voir maintenant si la déclaration de nullité du règlement est de la compétence de la Cour de l’Échiquier et, dans l’affirmative, contre quelle personne elle peut être prononcée.
C’est dans l’affaire Dyson que le principe de l’action en déclaration de la nullité d’une ordonnance gouvernementale a été consacré. Il est inutile de citer les arrêts ultérieurs car cette Cour l’a admis plus d’une fois, notamment dans L’Alliance des Professeurs catholiques de Montréal c. La Commission des Relations ouvrières de Québec[8]. Contrairement à ce que l’on semble croire en certains milieux, l’arrêt subséquent dans Saumur c. Le Procureur Général de la Province de Québec[9] n’implique pas la négation de l’existence de ce recours. En effet, le juge en chef au nom du tribunal a dit: (à la page 259)
Ce qui importe de retenir dans la présente cause c’est que l’action déclaratoire n’existe pas, sauf en quelques cas isolés. Il est donc impossible, dans le droit de Québec, d’instituer une action comme celle qui l’a été, où l’on demande au tribunal, sans qu’il y ait de litige et sans qu’aucun droit ne soit lésé, de déclarer inconstitutionnelle une loi de la Législature.
J’ai souligné les mots «sauf en quelques cas isolés». Ils font voir que l’on n’a pas mis de côté l’arrêt antérieur rendu dans un cas où il y avait litige et que ce que l’on a décidé dans la dernière cause c’est que l’action ne peut pas être accueillie quand la question est purement théorique. Dans le cas présent, il est évident que ce n’est pas la situation: l’intimé subit dans l’exercice de sa profession de pilote des restrictions importantes et préjudiciables comme conséquence directe du règlement invalide qui lui est appliqué.
Il faut maintenant se demander contre qui cette action pouvait être valablement dirigée. Dans l’affaire Dyson, il s’agissait d’un rapport exigé par les Commissioners of
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Inland Revenue. C’est l’Attorney-General qui a été assigné parce que depuis des siècles en Angleterre, l’usage veut que l’on procède ainsi. Cozens-Hardy M.R. dit: (à p. 415)
It has been settled for centuries that in the Court of Chancery the Attorney-General might in some cases be sued as a defendant as representing the Crown, and that in such a suit relief could be given against the Crown. Pawlett v. Attorney-General (Hardres’ Rep. 465) is a very early authority on this point. Laragoity v. Attorney-General (2 Price, 172) is a case where this matter was a good deal discussed. In Deare v. Attorney-General (1 Y. & C. Ex. 197) the Attorney-General demurred to such a bill. Lord Abinger (Ibid. at p. 208) said: “I apprehend that the Crown always appears by the Attorney-General in a Court of justice, especially in a Court of Equity, where the interest of the Crown is threatened. Therefore a practice has arisen of filing a bill against the Attorney-General, or of making him a party to a bill, where the interest of the Crown is concerned,” and the demurrer was overruled.
Lorsqu’il s’agit de faire prononcer la nullité d’un règlement fait par une autorité gouvernementale autre que le gouvernement lui-même, on ne voit pas bien pourquoi l’action en déclaration de nullité ne pourrait être dirigée contre la personne investie du pouvoir dont il s’agit de définir les limites. Dans Healey v. Minister of Health[10], Denning L.J. dit: (à p. 237)
…the Queen’s courts can grant declarations by which they pronounce on the validity or invalidity of the proceedings of statutory tribunals.”
Ici il importe de noter que le pouvoir de faire les règlements n’est pas attribué au gouverneur général en conseil mais bien à l’autorité de pilotage. Il est vrai que la Loi requiert l’approbation du gouverneur général en conseil mais il est bien évident que cette approbation ne saurait valider un règlement invalide pour excès de pouvoir et celui-ci reste l’acte de l’autorité qui l’a fait.
L’autorité de pilotage pour la circonscription de Québec étant le Ministre des Transports, il faut maintenant se demander si un ministre peut être assigné en Cour de l’Échiquier en vertu du paragraphe (c) de l’article 29 de la loi qui la régit. Ce paragraphe se lit comme suit dans les deux versions:
c) dans tous les cas où une demande est faite ou un recours est cherché contre un fonctionnaire de la Couronne pour une chose faite ou omise dans l’accomplissement de ses devoirs comme tel;
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c) in all cases in which demand is made or relief sought against any officer of the Crown for anything done or omitted to be done in the performance of his duty as such officer.
Dans Pouliot c. Le Ministre des Transports[11], le président de la Cour de l’Échiquier, citant Belleau c. Le Ministre de la Santé Nationale et du Bien-Être[12], a déclaré qu’un ministre n’était pas un fonctionnaire de la Couronne au sens de cette disposition disant que cette expression ne s’applique qu’aux fonctionnaires que l’on désigne habituellement en anglais comme «civil servants».
A ce sujet, il faut tout d’abord faire observer que la disposition dont il s’agit a été originairement décrétée en 1887 par l’article 17 de la loi 50-51 Victoria, chapitre 16. Dans le texte primitif qui n’a fait l’objet d’aucune modification décrétée par le Parlement, l’expression employée dans la version française est «officier de la Couronne». C’est dans la préparation des Statuts Revisés du Canada 1927 que le mot «fonctionnaire» a été substitué au mot «officier». Il est bien évident que cela a été fait par la Commission de revision uniquement dans l’intention de corriger la loi sous le rapport du langage comme le permettait l’article 3 de la Loi concernant les Statuts Revisés du Canada (14-15 Geo. V, ch. 65) et il faut tenir compte de l’article 8 de la même loi d’après lequel les Statuts Revisés doivent être interprétés «à titre de refonte».
Au surplus, il faut observer que le mot «fonctionnaire» n’a pas nécessairement le sens de «civil servant». C’est bien celui que présentement l’on donne ordinairement à ce mot. Néanmoins, il est indubitable qu’au sens premier de cette expression, les ministres sont des fonctionnaires car ils remplissent une fonction publique. On peut noter qu’ils sont ainsi désignés dans une loi de la législature du Québec originairement décrétée quelques années avant l’article 29, savoir la Loi de l’exécutif (45 Victoria, c. 2, art. 2). A la même époque une autre loi du Québec (48 Victoria, c. 6, art. 2) décrétait que «le procureur général et le solliciteur général…sont les officiers reconnus de la couronne et men-
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tionnés dans l’article 19 du code de procédure civile». Cet article du code de 1867 dit:
19. Personne ne peut plaider avec le nom d’autrui, si ce n’est le souverain par ses officiers reconnus…
19. No person can use the name of another to plead, except the crown through its recognized officers…
Il y a plus que cela. Dans le même volume des statuts du Canada (50-51 Victoria) qui renferme la loi par laquelle l’article 29 a été originairement décrétée, on trouve au chapitre 14 ce qui suit:
1. Le Gouverneur en conseil pourra nommer un fonctionnaire, qui sera appelé «Le Solliciteur général du Canada», et qui aidera au ministre de la Justice…
1. The Governor in Council may appoint an officer, who shall be called “The Solicitor General of Canada”, and who shall assist the Minister of Justice…
Le solliciteur général du Canada n’est sûrement pas un «civil servant» et cependant on l’appelle en français «un fonctionnaire», en anglais «an officer». Voilà qui paraît tout à fait décisif. Rien n’indique qu’au chapitre 16 le mot «officer» devrait avoir un sens différent de celui qu’il a au chapitre 14. On voit très bien maintenant comment la Commission de revision de 1927 a été amenée à substituer dans la version française du chapitre 16 le mot «fonctionnaire» au mot «officier», «dans l’intérêt de l’uniformité» selon que le lui prescrivait la loi régissant la refonte.
Ces textes ne sont pas les seuls où le mot «fonctionnaire» s’applique aux ministres comme aux subalternes. Dans Sommers c. La Reine[13], cette Cour a statué qu’un ministre d’un gouvernement provincial est un «fonctionnaire» («official») au sens de l’article 158 (par. 1(e)) de l’ancien Code criminel, comme au sens de la loi 46 Victoria, chapitre 32 où la version anglaise utilise le mot «officer». On y a signalé que les paragraphes l et m de l’article 31 de la Loi d’interprétation (S.R.C. c. 158) impliquent qu’un ministre de la Couronne est un fonctionnaire («officer») tout comme la Loi sur la transmission de la couronne (S.R.C.
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c. 65). On a également relevé l’emploi du mot «official» appliqué aux ministres du gouvernement provincial dans le «Constitution Act» de la Colombie-Britannique où, depuis 1897, on l’avait substitué au mot «officer» utilisé dans le texte primitif de 1871. Il n’a pas alors été nécessaire de se prononcer sur le bien-fondé des décisions de la Cour de l’Échiquier dans Belleau c. Le Ministre de la Santé Nationale et du Bien-Être[14] et dans MacArthur c. Le Roi[15], on a seulement fait observer qu’il s’agissait de cas où il avait paru possible de restreindre le sens du mot.
En effet, si Ton recherche au dictionnaire le sens de l’expression «officer of the Crown», il est impossible de ne pas y faire entrer les ministres. Ils sont essentiellement les «grands officiers de la Couronne» pour employer une expression que l’on trouve dans Littré. Dans le grand dictionnaire Oxford, on trouve comme deuxième définition d’«officer»:
2. One who holds an office, post or place. a. One who holds a public, civil, or ecclesiastical office, a servant or minister of the king.
Des nombreux exemples qui suivent cette définition, deux sont spécialement à retenir. Il y a tout d’abord un passage d’un ouvrage écrit vers 1430 par Sir John Fortescue, The governance of England:
De grete officers of de lande, as chaunceler, tresaurer, and prive seell.
Il y a ensuite une phrase tirée de Stubbs, Constitutional History (1874):
The great officers of the household… furnish the king with the first elements of a ministry of state.
Il faut donc conclure que les ministres sont des «fonctionnaires» («officers») au sens du paragraphe (c) de l’article 29. Précisons que cela ne veut pas dire que cette disposition permet l’institution de toute espèce de poursuite contre eux car, pour qu’elle reçoive son application, il faut que, par ailleurs, on ait droit d’exercer un recours contre eux, et cette absence de recours justifie au fond la plupart dès décisions où l’on a refusé de les considérer visés
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par le paragraphe (c) de l’article 29. Cette conclusion sur le sens de la disposition juridictionnelle dispense d’examiner le bien-fondé de la distinction entre les recours contre le ministre en tant que ministre et les recours contre lui en tant qu’autorité de pilotage.
Il reste cependant à considérer si l’action en déclaration de nullité du règlement pouvait être intentée contre Jones et Maheux. Le premier est décrit comme «Surintendant du pilotage». C’est une fonction dont il n’est mention ni dans la partie VI de la Loi ni dans le règlement de la circonscription. La preuve qui s’y rapporte est très peu satisfaisante car elle consiste uniquement en des réponses à certaines questions lors d’un interrogatoire préalable. Quoique le dossier conjoint ne l’indique pas, celui de la cour de première instance fait voir que quelques-unes seulement de ces questions et réponses ont été mises en preuve lors de l’audition devant le tribunal. Il suffit de dire que rien ne démontre de façon satisfaisante que cette personne ait des pouvoirs juridiques qui justifient son assignation comme défendeur dans une action en déclaration de nullité du règlement.
Pour ce qui est de l’autre appelant, Maheux, la situation est un peu différente car, à titre de personne exerçant les fonctions de Surintendant des pilotes de la circonscription, il est investi par le règlement de pouvoirs importants. Ainsi, l’article 3 lui attribue la direction des pilotes. Cependant, ce n’est pas lui qui était chargé du classement par le règlement invalide. Il était seulement chargé d’y donner effet dans l’affectation des pilotes. A l’égard du classement, sa fonction était donc subalterne et, cela étant, il me paraît douteux que l’on puisse le considérer comme apte à répondre à l’action en déclaration de nullité quoique, par ailleurs, cette déclaration le concerne au plus haut point dans l’exercice de ses fonctions. Il n’est pas nécessaire de trancher cette question car, comme Singleton L.J. l’a dit dans Barnard v. National Dock Labour Board[16]:
It is a matter for the discretion of the court, and that discretion should be used sparingly.
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Comme le juge de première instance il me paraît que, dans les circonstances, le demandeur doit recouvrer ses frais du défendeur contre lequel il réussit.
Sur le tout, il me paraît qu’il y a lieu d’accueillir l’appel et le contre-appel aux fins suivantes:
1° Retrancher du jugement le paragraphe 2 relatif au classement de l’intimé dans l’hypothèse de la validité des dispositions du règlement déclarées invalides par le paragraphe 1;
2° Supprimer l’adjudication des frais contre les défendeurs Jones et Maheux;
3° Rejeter l’action sans frais à l’égard des défendeurs Jones et Maheux;
4° Adjuger la totalité des dépens en Cour de l’Échiquier contre le Ministre des Transports.
Pour ce qui est des dépens en cette Cour, il me paraît qu’ils doivent être accordés en entier à l’intimé sur l’appel principal vu que le dispositif essentiel du jugement est confirmé, mais il n’y a pas lieu de lui en accorder sur le contre-appel.
Appel et contre-appel accueillis.
Procureur des défendeurs, appelants: D.S. Maxwell, Ottawa.
Procureurs du demandeur, intimé: Langlois & Langlois, Québec.
[1] [1968] 1 R.C. de l’É. 345.
[2] [1968] 1 R.C. de l’É. 345.
[3] [1967] R.C.S. 60, 66 D.T.C. 5492, 63 D.L.R.(2d) 396.
[4] [1965] 1 R.C. de l’É. 330, [1965] R.P. 49.
[5] [1940] 2 D.L.R. 12.
[6] [1946] R.C. de l’É. 1.
[7] [1911] 1 K.B. 410, [1912] 1 Ch. 158.
[8] [1953] 2 R.C.S. 140, 107 C.C.C. 183.
[9] [1964] R.C.S. 252, 45 D.L.R. (2d) 627.
[10] [1955] 1 Q.B. 221.
[11] [1965] 1 R.C. de l’É. 330, [1965] R.P. 49.
[12] [1948] R.C. de I’É. 288, [1948] 2 D.L.R. 632.
[13] [1959] R.C.S. 678, 31 C.R. 36, 124 C.C.C. 241.
[14] [1948] R.C. de l’É. 288, [1948] 2 D.L.R. 632.
[15] [1943] R.C. de l’É. 77.
[16] [1953] 2 Q.B. 18 à 38, [1953] 1 All E.R. 1113.