Cour suprême du Canada
Lévis Mushroom Farm Inc. c. Cité de Lévis, [1969] R.C.S. 96
Date: 1968-10-01
Levis Mushroom Farm Inc. Ferme de Champignons de Lévis Inc. (Demanderesse) Appelante;
et
La Cité de Lévis (Défenderesse) Intimée.
1968: Mars 12; 1968: Octobre 1.
Coram: Les Juges Fauteux, Martland, Judson, Ritchie et Spence.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, confirmant un jugement du Juge en Chef Dorion. Appel rejeté.
Jean Martineau, c.r., pour la demanderesse, appelante.
Bernard Lesage, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE FAUTEUX: — Lévis Mushroom Farm Inc., ci-après appelée la compagnie, a poursuivi la Cité de Lévis pour obtenir l’annulation d’une vente d’immeubles pour cause d’éviction, ainsi que les dommages lui en résultant. La Cour supérieure a rejeté cette action avec dépens. Son jugement fut confirmé par une décision unanime de la Cour d’appel1. La compagnie se pourvoit à l’encontre de cette décision.
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Voici les faits conduisant à ce litige. Le 20 juillet 1949, le Gouvernement du Canada octroyait et cédait, par lettres patentes, à la Cité de Lévis, pour une considération nominale de un dollar, certains terrains situés à Lévis, connus ou désignés sous le nom de Fort n° 2 et sur lesquels se trouvent érigées de vieilles fortifications. Ces lettres patentes furent émises aux conditions suivantes:
a) que la concessionnaire préserve et entretienne en bon état de réparation les vieilles fortifications situées sur lesdits terrains et que les terrains susdits servent uniquement comme parc public;
b) que si les terrains susmentionnés sont employés à toute autre fin que celle d’un parc public ou si les vieilles fortifications ne sont pas préservées et entretenues en bon état de réparation, le titre desdits terrains reviendra à Nous.
Cet acte de concession fut publié par enregistrement aux Bureaux du Secrétariat d’État le 31 août 1949 et à celui de la Division d’enregistrement de Lévis le 19 octobre 1949.
Le 30 décembre 1953, la Cité loua sept des voûtes de pierre souterraines du Fort, pour une période de dix ans, à une société en nom collectif intéressée à la production et vente de champignons de couche et faisant affaires sous le nom de Lévis Mushroom Reg’d. Au bail intervenu entre les parties, on trouve les stipulations suivantes:
1. Que les dites voûtes devront servir uniquement pour la production et la vente de champignons de couche à défaut de quoi le présent bail sera nul de plein droit;
6. Que l’empaquetage, l’expédition et la mise en boîtes se fassent à Lévis, à défaut de quoi le présent bail deviendra nul et sans effet;
7. Que la dite société utilise le plus possible de la main d’œuvre de Lévis;
Le 12 juillet 1955, la société Lévis Mushroom Reg’d vendit son entreprise au prix de $50,000 à Ludger Audet et Amédée Labonté et renonça à son bail. Le même jour, la Cité vendit, pour une considération nominale de $1,000 à Audet et Labonté, qui les achetèrent à leurs risques et périls, tous ses droits sur les lieux originairement loués à Lévis Mushroom Reg’d et la plupart des autres voûtes et une grande partie des terrains. L’acte de vente, signé devant le notaire Pierre Lemieux, alors greffier de la Cité, comporte, entre autres, les conditions ci‑après:
Le toit du Fort No. 2 qui a été incendié devra, soit être réparé ou soit être enlevé pour poser de la pelouse ou de l’asphalte, et le travail devra être fait dans l’année qui suit la signature des présentes.
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Advenant que les acquéreurs n’opèrent plus, aux lieux vendus, le commerce pour la production et la vente de champignons, les lieux vendus retourneront de plein droit à la Cité de Lévis, sans que la Cité soit tenue de payer quoi que ce soit;
Les lieux vendus ne pourront être vendus ou transférés à quiconque sans la permission de la Cité de Lévis, à moins que les ventes ou les transferts soient faits (sic) pour la continuation de la production et la vente des champignons, auxquels cas la vente ou le transfert sera permis, mais les acquéreurs ou leurs représentants futurs seront soumis à toutes et chacune des clauses du présent contrat.
Ce contrat fut enregistré au Bureau d’enregistrement de la Division de Lévis le 19 juillet 1955.
Le 2 septembre 1955, Audet acheta les intérêts de Labonté et devint, en conséquence, le seul propriétaire de l’entreprise qu’il revendit lui-même en juin 1956, pour $9,500 payés en actions, à la compagnie appelante qu’il avait organisée. Par la suite, Audet continua, comme avant, à conduire l’entreprise.
Dès le 23 juillet 1955, la validité de la vente intervenue entre la Cité et l’appelante fut mise en question dans une lettre de protestation que le Président du Comité d’urbanisme de la Cité adressa au Maire. L’affaire fit manchette dans un journal hebdomadaire de la région. C’est alors que les autorités municipales qui avaient participé à autoriser cette vente, ainsi que le notaire Lemieux qui n’avait pas vérifié le titre de la Cité et s’était limité à référer à l’index aux immeubles, et que Audet lui-même auraient appris que le droit de propriété concédé par la Couronne à la Cité était assujetti à certaines restrictions.
En présence de cette situation, la Cité informa immédiatement les autorités fédérales du fait de cette vente et les pria de renoncer aux conditions restrictives de la concession. Celles-ci répondirent le 31 août 1955, qu’elles ne pouvaient se rendre à cette demande. Ce n’est toutefois que plusieurs années après, soit le 30 mars 1960, qu’invoquant ces conditions restrictives, elles logèrent en Cour de l’Échiquier une information dirigée contre la Cité, l’appelante et ses auteurs pour faire constater le défaut de la Cité de satisfaire à ces conditions, et demander l’annulation de la concession, la rétrocession du Fort et des terrains et, si
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nécessaire, l’expulsion par justice. Ces procédures ne furent pas contestées et, par jugement rendu le 18 octobre 1960, la Cour fit droit à la demande de la Couronne.
Bien que l’appelante n’ait abandonné ses opérations qu’au début de 1960, elle avait institué contre la Cité l’action qui nous concerne, à la fin de décembre 1958. Dans cette action, elle prétend principalement avoir été victime de fraude et de mauvaise foi de la part de la Cité de Lévis et demande l’annulation de la vente du 12 juillet 1955 et les dommages lui résultant de son éviction. La Cour supérieure et la Cour d’appel furent unanimes à rejeter, comme mal fondée, cette allégation de fraude et de mauvaise foi. Rien au dossier ne justifie, à mon avis, de faire exception à la règle de non-intervention, suivie en cette Cour, dans les cas où, sur une question de fait, il y a accord de vues entre la Cour supérieure et la Cour d’appel. Je trouve d’ailleurs bien fondée l’opinion des deux Cours voulant que l’acte de vente du 15 juillet 1955 ait été consenti de bonne foi, suivant l’acceptation générale de ce terme. Ainsi donc, c’est dans cette optique que doivent être considérées les stipulations auxquelles les parties ont donné leur accord, ainsi que les propositions soumises par l’appelante à l’encontre du jugement de la Cour d’appel.
Le contrat est, ainsi que la preuve rétablit, conforme au modèle de contrat généralement suivi par la Cité de Lévis. Il ne réfère pas au titre de la venderesse. Il spécifie clairement ce qui fait l’objet de la vente, ainsi que les conditions auxquelles les parties y ont consenti. L’on y voit que ce que la Cité a vendu aux auteurs de l’appelante et ce que ces derniers ont accepté d’acheter, ce ne sont pas les immeubles désignés à l’acte, mais tous les droits que la Cité possédait alors dans ces immeubles. Cela apparaît au premier paragraphe du contrat.
LA CITÉ DE LÉVIS vend aux dits Amédée Labonté et Ludger Audet, ce acceptant tous les droits qu’elle possède dans les immeubles suivants, savoir: — (suit la désignation).
Il appert, de plus, aux derniers paragraphes de la convention que la Cité, d’une part, n’a entendu prendre aucune responsabilité et que les acheteurs, d’autre part, ont acheté les droits de la Cité à leurs risques et périls:
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De plus la dite vente est faite sujette à toutes autres charges pouvant affecter lesdites parties de lot, et sans aucune responsabilité de la Cité, les acquéreurs déclarant bien connaître les lieux présentement vendus et n’en point désirer plus ample désignation.
La présente vente est consentie aux risques et périls des acquéreurs.
Ces stipulations sont claires, non ambiguës et ne requièrent aucune interprétation. Elles expriment la commune intention et font la loi des parties. Ainsi donc et tel qu’elles en avaient le droit et la liberté (1507 C.C.), celles-ci ont exclu toute forme de garantie, la garantie légale aussi bien que la garantie conventionnelle. En droit, leurs stipulations équivalent à une stipulation de non-garantie ou rendent celle-ci superflue; le vendeur demeure quand même obligé à garantir l’acheteur de l’éviction de la chose vendue en raison de son fait personnel (1509 C.C.), et si telle n’est pas la cause de l’éviction et que l’acheteur connaissait, lors de la vente, le danger de l’éviction ou qu’il a acheté à ses risques et périls, le vendeur n’est même pas tenu à la restitution du prix de la chose vendue (1510 C.C.). Dans ce cas, il ne doit rien à l’acheteur. C’est que ce dernier a fait un contrat aléatoire et le prix de la chose vendue a été fixé en conséquence. Ce qu’il a acquis, c’est moins la chose elle-même que la prétention plus ou moins certaine du vendeur, c’est la chance de devenir propriétaire incommutable. Mignault — Droit civil canadien, vol. 7, p. 88; Trudel — Traité de Droit civil du Québec, vol. 11, p. 247, n° 277; Beaudry-Lacantinerie — Droit civil, De la vente et de l’échange, 2e éd., p. 346, n° 409; Planiol et Ripert — Droit civil, vol. 10, 2e éd., p. 133, n° 124; Colin et Capitant — Droit civil français, 3e éd., tome 3, p. 476; Juris-Classeur civil, art. 1627-1629, p. 10, n° 67; Girard et al v. Villeneuve[2].
En fait, et bien que cette portée juridique du contrat n’en puisse être altérée, il n’est pas sans à-propos de constater au dossier qu’après avoir appris en août 1955 que le droit de propriété consenti par la Couronne à la Cité était affecté de restrictions, Audet n’en continue pas moins les opérations; il poursuit les travaux de réparations du toit incendié le 23 avril 1955; en septembre 1955, il informe la
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Cité d’un programme d’expansion; en octobre suivant, il décide de faire des constructions nouvelles; en novembre 1957, il reconstruit les installations qu’un nouvel incendie vient de détruire sur une longueur de 200 pieds; enfin, il n’abandonne les opérations qu’en janvier 1960. Ces faits, nonobstant certaines attitudes qu’il prend de temps à autre, soi-disant pour ne pas compromettre ou pour réserver ses droits ou ceux de l’appelante, permettent, à mon avis, de penser qu’on a persisté, pendant plusieurs années et jusqu’à ce que la Couronne décide de prendre action, à courir la chance que les difficultés soient favorablement solutionnées. Quoi qu’il en soit et au regard du contrat auquel les auteurs de l’appelante ont donné leur accord, je suis, à l’instar du Juge de la Cour supérieure et de ceux de la Cour d’appel, clairement d’avis que l’appelante ne peut être reçue à se plaindre de l’éviction et que la Cité ne lui doit rien.
A l’encontre du jugement de la Cour d’appel, l’appelante soumet, en premier lieu, qu’elle n’avait, au moment de la vente, aucune connaissance, actuelle ou présumée, des conditions restrictives du droit de propriété concédé à la Cité par la Couronne. En présence des faits, des stipulations au contrat et de leur portée juridique, je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’arrêter à considérer la question. Il importe peu, à mon avis, que cette prétention de l’appelante soit fondée ou non. L’article 1510 C.C. distingue, en fait, et traite sur un pied d’égalité, en droit, le cas de celui qui a acheté à ses risques et périls et le cas de l’acheteur qui, lors de la vente, connaissait le danger d’éviction. La connaissance du danger d’éviction n’est pas le seul fait qui donne ouverture à l’application des dispositions de cet article.
L’appelante prétend ensuite que son éviction fut causée par les faits personnels de la Cité, soit par le bail que celle-ci a consenti le 30 décembre 1953 à la société Lévis Mushroom Reg’d, et la vente qu’elle a consentie le 15 juillet 1955 à Audet et Labonté, les auteurs de l’appelante. Elle invoque les dispositions de l’article 1509 C.C. Cet article prescrit que le vendeur demeure toujours obligé à la garantie de ces faits qui lui sont personnels et que toute convention contraire est nulle. La raison de cette nullité
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apparaît, particulièrement, au passage suivant de Beaudry-Lacantinerie, vol. 19, n° 403, p. 410:
Le vendeur ne peut donc, par aucune stipulation, s’affranchir de la garantie à raison des faits qui lui sont personnels. Ainsi le vendeur répondrait, nonobstant toute stipulation contraire, de l’éviction résultant d’une aliénation par lui consentie antérieurement ou postérieurement à la vente et qui serait opposable à l’acheteur comme ayant été transcrite la première. A ce sujet, la garantie est de l’essence de la vente. Le législateur a considéré que la stipulation par laquelle le vendeur chercherait à se soustraire à la garantie de l’éviction résultant de son fait personnel équivaudrait à la stipulation qu’il ne serait pas responsable de son dol; or illud nulla pactione effici potest ne dolus praestetur…
Comme déjà indiqué, ce que la Cité a vendu aux auteurs de l’appelante et ce que ceux-ci ont accepté d’acheter à leurs risques et périls, ce ne sont pas les immeubles dont l’appelante fut évincée, mais ce sont les droits que la Cité possédait dans ces immeubles. Ces droits, la Cité les a livrés à l’appelante. Le sens propre qu’il faut donner aux mots fait personnel dans ces dispositions du Code, est ainsi précisé au Juris-Classeur civil, art. 1627-1529, p. 8, n° 51:
Par les mots «fait personnel», on doit entendre l’effet d’un droit exercé par le vendeur lui-même ou une personne au profit de laquelle il l’a créé…
L’éviction, dont se plaint l’appelante, ne résulte pas d’un droit exercé ou créé par la Cité, mais d’un droit exercé par la Couronne et que celle-ci s’est constitué ou réservé en conditionnant l’acte de concession à des restrictions afférentes au droit de propriété concédé, par lettres patentes, à la Cité de Lévis.
L’appelante soumet enfin, comme dernière proposition, que la vente du 12 juillet 1955 est une convention nulle ab initio, parce que dépourvue d’objet, de cause et de considération. Cette proposition a comme prémisse la prétention, qu’au moment de la vente, la Cité n’avait aucun droit quelconque sur ces terrains, vu leur utilisation à des fins autres que comme parc public et vu la présence, aux lettres patentes, de la clause de réversion du titre à la Couronne. A mon avis, cette prétention ne peut être accueillie. La Cité avait des droits. Elle était alors en possession paisible des terrains; elle pouvait soutenir, avec succès, une action possessoire contre les tiers qui auraient voulu les occuper
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sans son consentement et la Couronne, — qui avait la faculté mais non l’obligation de reprendre son titre et qui laissa d’ailleurs passer plusieurs années sans s’en prévaloir, — ne pouvait, à moins d’obtenir et jusqu’à ce qu’elle obtienne un jugement annulant ou déclarant nuls les droits de la Cité, s’emparer de ces terrains ou en disposer sans l’acquiescement de celle-ci. La prétention que le vendeur, qui a vendu ses droits à un acheteur qui les a achetés à ses risques et périls, a fait une convention dépourvue d’objet, de cause et de considération, parce qu’il arrive subséquemment que les droits qu’il croyait avoir sont judiciairement déclarés nuls ou annulés, dépouille de tout sens, portée et effet la stipulation que l’acheteur a acheté à ses risques et périls et permet à l’acheteur de prendre contre le vendeur les recours que la stipulation a précisément pour objet d’écarter.
Pour ces raisons, et après avoir attentivement considéré tous les moyens invoqués par l’appelante, à l’audition et dans son factum, je dois conclure, à l’instar du Juge de la Cour supérieure et de tous les Juges de la Cour d’appel, au mal fondé de l’action instituée par l’appelante contre la Cité intimée.
Je rejetterais l’appel avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs de la demanderesse, appelante: Martineau, Walker, Allison, Beaulieu, Tetley & Phelan, Montréal.
Procureurs de la défenderesse, intimée: Germain, Pigeon, Thibaudeau & Lesage, Québec.
[1] [1966] B.R. 918.
[2] [1957] B.R. 281.