Cour suprême du Canada
Range c. Corporation de Finance Belvédère, [1969] R.C.S. 492
Date: 1969-02-17
Leonard C. Range (Défendeur) Appelant;
et
Corporation De Finance Belvédère (Demanderesse) Intimée.
1968: décembre 9; 1969: février 17.
Coram: Les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Hall et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, infirmant un jugement du Juge Morin. Appel accueilli.
Guy Dorion, c.r., pour le défendeur, appelant.
Vincent Masson, c.r., pour la demanderesse, intimée.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE PIGEON: — Le 7 avril 1960, l’appelant a signé une commande d’un manteau de fourrure pour son épouse.
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Le prix total, taxe comprise, était de $792 payable en 24 versements de $33 chacun à partir du 10 mai. En même temps que la commande adressée à Durand Fourrures Inc., il a signé un «Contrat de vente conditionnelle» selon une formule imprimée de United Loan Corporation, une «compagnie de finance». Dans ce document, le vendeur est décrit comme Durand & Coutu Enrg. La première condition inscrite au verso se lit comme suit:
1. Le vendeur restera propriétaire des choses présentement vendues jusqu’à parfait paiement final du prix de la vente à tempérament: si l’acheteur fait défaut d’en acquitter le prix conformément aux conditions arrêtées aux présentes, le vendeur aura le droit, à son choix, soit d’exiger le paiement immédiat des versements échus, soit de reprendre possession dudit appareil sans indemnité ni sans être tenu de rembourser l’argent déjà reçu par le vendeur en acompte du prix de vente à tempérament, et dans ce cas, l’acheteur se trouvera libéré quant au solde du prix de la vente à tempérament.
Le montant inscrit comme total des paiements différés est $792 payable au bureau de United Loan en 24 versements mensuels de $33 à partir du 10 mai 1960, avec la stipulation suivante:
Un billet promissoire négociable a été donné par l’Acheteur au Vendeur comme pièce constatant ledit Total des Paiements Différés mais non pas en paiement d’icelui.
En fait, il n’y a qu’un seul document le «billet» est la partie inférieure de la feuille de papier dont la partie supérieure est intitulée «Contrat de vente conditionnelle». Entre les deux, il n’y a qu’une ligne pointillée. Le «billet» porte à gauche en travers, la mention «Instrument négociable», au verso, il s’y trouve un endossement imprimé à l’ordre de United Loan Corporation. La signature du vendeur y figure à l’endroit approprié. On constate également plus bas un endossement au nom de United Loan Corporation. Ce n’est qu’au moment d’instituer l’action que l’intimée a détaché le «billet» du contrat.
Lors de la signature de la commande et du contrat de vente conditionnelle, le vendeur avait verbalement promis de livrer le manteau de fourrure dans deux ou trois semaines. En fait, il ne l’a jamais livré et il a fait faillite quelques mois plus tard. Cependant, dès le 13 avril, le contrat de vente conditionnelle, billet compris, était entre les mains de United Loan à son siège social à Montréal. Le 26 avril, celle-ci le remettait à la Banque Impériale
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avec un grand nombre d’autres effets semblables, en garantie collatérale d’avances dépassant le million de dollars.
En même temps que la commande et le contrat de vente conditionnelle, l’appelant avait signé une série de chèques au montant de $33 chacun, faits à Tordre de Durand & Coutu Enrg. et payables à chacune des échéances. Ces chèques, (ou plutôt ces traites: Leduc c. La Banque d’Hochelaga)[2], avaient été endossés et United Loan les avait en sa possession, ce qui lui permit d’encaisser les deux premiers. Après cela, l’appelant les ayant contremandés, le paiement fut refusé et les menaces de poursuite n’obtinrent aucun résultat. Il faut ajouter qu’avant la première échéance, United Loan connaissait le défaut de livraison; un de ses employés ayant, par téléphone, demandé à l’épouse de l’appelant si son manteau lui avait été livré; elle avait répondu négativement.
L’année suivante, United Loan devenait insolvable à son tour et, le 19 octobre 1961, le fiduciaire de ses détenteurs de billets garantis vendait à l’intimée, avec le concours de la Banque, un certain nombre de créances parmi lesquelles se trouvait la réclamation contre l’appelant. C’est en exécution de cette convention que le contrat de vente conditionnelle, avec le «billet» qui n’en avait jamais été détaché, fut remis à l’intimée. On lui remit également une carte comptable indiquant que seuls les deux premiers versements mensuels avaient été reçus et portant la mention «Non livré». L’intimée ayant détaché le «billet» intenta une poursuite fondée exclusivement sur cet effet, et elle prétend avoir les droits d’un détenteur régulier.
La Cour supérieure a rejeté l’action et déclaré le billet nul faute de considération, considérant que l’intimée n’avait pas les droits d’un détenteur régulier»
En appel[3], ce jugement a été infirmé par le motif suivant auquel une majorité s’est ralliée:
La U.L.C. ayant remis le billet contre valeur et avant qu’il ne fût en souffrance, elle doit être réputée avoir été détenteur régulier, à
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moins qu’il ne soit prouvé qu’elle était de mauvaise foi lorsqu’elle a pris le billet, ou qu’elle avait reçu avis d’un vice affectant le titre de Durand & Coutu Enrg.
Or, cette preuve n’a pas été faite. Il est vrai que l’épouse du défendeur a déposé qu’elle avait averti la U.L.C. par téléphone que l’objet de la vente ne lui avait jamais été livré; mais cela se passait quelque dix jours après la signature du billet et sa négociation à la U.L.C. Il est vrai aussi que la U.L.C. savait que le billet avait été donné en paiement d’un manteau vendu à tempérament, puisque le contrat de vente lui avait été cédé. Mais ce contrat ne contenait rien qui pût lui faire soupçonner que le manteau n’avait pas été livré; au contraire, l’acheteur y reconnaissait avoir reçu l’objet de la vente.
Avec déférence, ce motif me paraît erroné. On y considère que c’est au défendeur qu’il incombait de faire la preuve de la mauvaise foi de United Loan. Or, notre Cour, confirmant un arrêt de la Cour d’appel du Québec, a statué que lorsqu’il y a eu fraude à l’origine d’un effet de commerce il incombe à celui qui l’a pris de prouver sa bonne foi (Benjamin c. Weinberg)[4]. Ici, la preuve non contredite démontre que le vendeur devait livrer le manteau de fourrure avant l’échéance du premier versement. Si dans ces conditions il se servait, pour obtenir de l’argent, d’un document reconnaissant la livraison sans révéler le fait de la non livraison, il me semble évident qu’il commettait une fraude. D’un autre côté, s’il révélait le fait à United Loan, il est clair que celle-ci connaissait le vice de titre. A mon avis, c’est ce qu’il faut déduire de la seule preuve au dossier: l’appel téléphonique destiné à vérifier la livraison. Si l’on voulait prétendre que United Loan était de bonne foi, il fallait que l’on prouve cette bonne foi et cette preuve on n’a pas tenté de la faire.
Cela cependant est loin de disposer du litige car le «billet» a été transporté à la Banque avant l’échéance du premier versement et une preuve complète a été faite des circonstances de ce transport et de la bonne foi de la Banque. A l’audition, le procureur de l’appelant a admis que celle-ci était détentrice contre valeur, mais il a soutenu que parce qu’elle avait pris l’effet en garantie collatérale elle n’était pas détentrice régulière. Cette prétention vient à l’encontre d’un arrêt unanime de notre Cour confirmant un jugement de la Cour d’appel du Québec (Bonenfant c.
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La Banque Canadienne de Commerce)[5]. On a jugé que dans de telles conditions cette banque était détentrice régulière, au moins jusqu’à concurrence du montant de la dette en garantie collatérale de laquelle l’effet lui a été transporté. Ici, l’acte de vente fait voir que le montant dû à la Banque dépassait celui des créances cédées et dont elle touchait en totalité le prix versé par l’intimée, étant d’ailleurs obligée de subir une déduction au cas de défaut de livraison. Il faut donc admettre que l’intimée doit être considérée comme aux droits de la Banque et comme cette dernière a pris l’effet avant l’échéance, il importe peu, si on le tient pour un billet au sens de la Loi sur les lettres de change, que la cession subséquente à l’intimée ait eu lieu alors qu’il était en souffrance, l’article 57 ne faisant pas de distinction à cet égard.
Il faut donc rechercher si le document, base de l’action, est vraiment un «billet» au sens de la Loi sur les lettres de change. Pour cela il faut qu’il soit sans condition (art. 176.1). Il est évident que l’effet dont il s’agit n’est sans condition que si on le considère indépendamment du contrat de vente conditionnelle. Dès que l’on considère le tout, la première condition démontre que la promesse de payer est conditionnelle: advenant la reprise de l’effet vendu, l’acheteur est libéré. On ne saurait douter que le même résultat doit se produire advenant défaut de livraison. Ici, la preuve démontre que l’intimée a acquis les droits découlant du contrat de vente conditionnelle et du «billet» comme un tout. On voit qu’elle a fait publier des avis comme s’il s’agissait d’une vente de créance. Il est clair qu’elle voulait être en mesure d’exercer les droits découlant du contrat de vente aussi bien que ceux découlant du «billet». Ce n’est qu’en vue de l’institution de la poursuite qu’elle a détaché le «billet» pour prétendre le considérer comme un contrat distinct et inconditionnel. Nous n’avons pas à nous demander ce que serait la situation si l’intimée, et avant elle la Banque, avaient pris le «billet» détaché du contrat. Ce qui a été transporté, dans le cas présent, c’est le tout. En examinant le tout, il est impossible d’en venir à la conclusion que la promesse de l’acheteur est inconditionnelle. Ce n’est donc pas un billet.
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Il faut signaler que le contrat produit en la présente cause diffère de celui qui figurait sur le billet qui a fait l’objet de la décision de cette Cour dans Killoran c. Monti-cello State Bank[6]. Dans ce contrat-là on trouvait la stipulation suivante:
These notes… may be discounted, pledged or hypothecated by the Promisee and in every such case payment thereof is to be made to the holder of the note instead of to the Promisee, and no holder of the said notes… shall be affected by… any equities existing between the Subscriber and the Promisee, but shall be and shall be deemed to be a holder in due course and for value of the notes held by him.
On avait donc expressément stipulé que l’obligation découlant du billet serait inconditionnelle et subsisterait en faveur de tout détenteur de cet effet, nonobstant tout ce qui pourrait se produire entre l’acheteur et le vendeur comme conséquence de la vente conditionnelle. Ici on ne trouve rien de tel, j’irais même jusqu’à dire que la clause du contrat relative au «billet» implique le contraire.
Pour ces raisons, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de la Cour d’appel et de rétablir le jugement de la Cour supérieure rejetant l’action, le tout avec dépens contre l’intimée dans toutes les cours.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Dorion, Bernier, Gagnon & Cantin, Québec.
Procureurs de la demanderesse, intimée: Bhérer, Masson, Juneau, Bernier, Côté & Ouellet, Québec.
[1] [1967] B.R. 932.
[2] [1926] R.C.S. 76, [1926] 1 D.L.R. 433.
[3] [1967] B.R. 932.
[4] [1956] R.C.S. 553; [1954] B.R. 582.
[5] [1930] R.C.S. 386; (1929), 46 B.R. 219.
[6] (1921), 61 R.C.S. 528, [1921] 1 W.W.R. 988, 57 D.L.R. 359.