Cour suprême du Canada
Jolette-Bonenfant et al. c. Solbec Copper Mines Limited, [1969] R.C.S. 892
Date: 1969-05-16
Dame Antoinette Jolette Bonenfant et Jean-Yves Bonenfant (Demandeurs). Appelants;
et
Solbec Copper Mines Limited (Défenderesse) Intimee.
1968: décembre 10; 1969: mai 16.
Coram: Les Juges Fauteux, Abbott, Ritchie, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, infirmant à l’égard des appelants seulement un jugement du Jugé Mayrand. Appel rejeté.
Marcel Cinq-Mars, c.r., pour les demandeurs, appelants.
A.J. Campbell, c.r., pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE PIGEON: — Les appelants sont la veuve et les enfants d’Edmond Bonenfant qui a trouvé la mort dans une collision d’automobiles alors qu’il était passager bénévole dans la voiture d’un nommé René Roy. Celui-ci, qui a été tué en même temps, était acheteur au service de plusieurs sociétés. Lors de l’accident il faisait un voyage pour le compte de l’une d’elles, l’intimée. Il était en route de Solbec vers Val d’Or en passant par Montréal où il se proposait d’arrêter prendre son épouse et sa fille. Edmond Bonenfant qui était au service du même employeur lui avait demandé de l’emmener jusqu’à Montréal d’où il se proposait de continuer jusqu’à Peterborough pour une visite à sa famille. René Roy y avait consenti à la connaissance de leur employeur commun.
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Ayant entendu simultanément des poursuites dirigées à la fois contre les héritiers de René Roy et ses employeurs, la Cour supérieure a jugé l’accident entièrement imputable à sa faute et condamné l’intimée solidairement avec les héritiers tant sur la poursuite de l’autre automobiliste que sur celle des appelants.
Au contraire, la Cour d’appel laissant subsister la condamnation contre l’intimée en faveur de l’autre automobiliste, a infirmé celle qui avait été prononcée contre elle en faveur des appelants.
L’appel devant nous ne soulève qu’une seule question, savoir: Cette distinction est-elle justifiée? En effet, l’intimée ne nie pas maintenant qu’elle ait été à bon droit condamnée à indemniser l’autre automobiliste. Elle admet qu’à l’égard des autres usagers de la route René Roy conduisant sa propre voiture était, en l’occurrence, «dans l’exécution des fonctions auxquelles» il était employé. Elle nie cependant qu’il en ait été ainsi à l’égard d’Edmond Bonenfant parce que celui-ci était passager bénévole dans la voiture pour ses fins personnelles. Par conséquent, dit-elle, René Roy agissait en dehors de ses fonctions en transportant bénévolement un compagnon de travail puisque ses fonctions ne consistaient pas à faire pareil transport.
Le juge de première instance a refusé de suivre la jurisprudence des tribunaux du Québec sur ce point y compris deux arrêts récents de la Cour d’appel. Son motif est le suivant:
La relation de commettant à préposé résulte d’un état de fait, de relations entre ces deux personnes et ne dépend pas des rapports que l’une ou l’autre peut avoir à l’égard d’une tierce personne.
Au contraire, en Cour d’appel, le juge en chef a dit:
A mon avis, rien ne s’oppose à ce qu’une personne agisse dans l’exécution de plusieurs fonctions en même temps. Lors de l’accident, Roy exécutait son mandat envers Solbec, mais il agissait aussi en son nom personnel en voiturant Bonenfant. Quant aux tiers, ils pouvaient choisir celle des fonctions qui leur était plus avantageuse. Key pouvait considérer Roy comme voiturant Bonenfant et agissant en son nom personnel ou comme exécutant son mandat envers Solbec et engageant la responsabilité de celle-ci. Quant à Bonenfant, il ne peut considérer Roy que comme celui qui le transporte.
...
Si l’accident était survenu au cours du trajet entre East Sullivan et Montréal, aurait-il fallu tenir Solbec responsable des dommages qu’auraient pu subir l’épouse et la fille de Roy? Il me répugnerait d’en venir à cette
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conclusion. Tant que la Cour suprême du Canada ne se prononcera pas en sens contraire, je suivrai la jurisprudence établie dans les décisions citées.
Ce dernier raisonnement semble préférable. Comme les juges Anglin et Mignault l’ont fait observer dans Curley c. Latreille[2], l’art. 1054 du Code Civil du Québec ne décrète la responsabilité des maîtres et commettants qu’à l’égard «du dommage causé par leurs domestiques et ouvriers dans l’exécution des fonctions auxquelles» ils sont employés, en anglais, «for the damage caused by their servants and workmen in the performance of the work for which they are employed». Sous le Code Napoléon où Ton dit seulement «dans les fonctions», on a pu croire que cette expression vise même les faits accomplis «à l’occasion de» l’exercice des fonctions (Beaudry-Lacantinerie & Barde, Obligations, T.4, no. 1274), ou bien qu’il suffit que l’acte dommageable se rattache aux fonctions «par des circonstances de temps, de lieu et de service» (D.P. 74.2.52). Sous le Code du Québec, cela n’est pas possible.
Dans Vaillancourt c. La Compagnie de la Baie d’Hudson[3], cette Cour a admis que l’exercice abusif des fonctions reste dans le cadre de leur exécution au sens de l’article. Cela ne signifie pas qu’il soit possible d’appliquer le texte en dehors de ce cadre, savoir l’exécution des fonctions auxquelles l’auteur du dommage est employé. Il me semble clair que ce n’est pas «dans l’exécution des fonctions» auxquelles il était employé que René Roy transportait son compagnon de travail. Il n’était aucunement chargé par son employeur de cette mission. C’est lui seul qui à titre personnel et non comme préposé de l’intimée, le faisait non dans l’intérêt de son employeur mais dans l’intérêt exclusif de son compagnon de travail. En effet, celui-ci ne se déplaçait pas pour les affaires de son employeur mais pour ses affaires personnelles.
On ne peut nier que par des circonstances de temps, de lieu et de service le transport se. rattachait aux fonctions de René Roy, mais cela ne suffit pas pour qu’il y ait responsabilité. L’interprétation stricte des mots «dans l’exécution des fonctions» à laquelle notre Cour s’est arrêtée dans Curley c. Latreille implique une distinction entre les actes faits dans l’exécution des fonctions et les actes qui
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sont seulement accomplis à l’occasion des fonctions ou qui ne s’y rattachent que par des circonstances de temps, de lieu et de service. Ces deux possibilités ont été considérées et rejetées définitivement par cet arrêt.
Il semble d’ailleurs que Ton n’en viendrait pas à une conclusion différente en suivant la dernière interprétation adoptée par la Cour de Cassation dans l’arrêt des Chambres Réunies du 9 mars 1960 (Époux Biehner c. Huret — D. 1960.329), savoir qu’il faut rechercher s’il s’agit d’un «acte indépendant du rapport de préposition». Evidemment, il ne s’agit pas ici comme dans cette affaire-là, d’un acte accompli contre le gré de l’employeur ni à son insu, toutefois il est bien sûr que ni la connaissance, ni même l’assentiment du patron ne peuvent avoir pour effet de faire entrer dans l’exécution des fonctions un acte qui en est indépendant.
Les appelants, tout comme le juge de première instance, objectent que le déplacement de René Roy en automobile était en l’occurrence fait dans l’exécution de ses fonctions d’acheteur. Il leur paraît illogique qu’un même acte, savoir la fausse manœuvre cause de l’accident, soit considéré comme accompli dans l’exécution des fonctions à l’égard d’un autre automobiliste et non à l’égard du passager bénévole. La réponse à cette objection c’est que la question cruciale qu’il faut se poser est la suivante: le dommage dont il s’agit a-t-il été causé dans l’exécution des fonctions? A l’égard de l’autre automobiliste, la réponse doit être affirmative puisque René Roy l’a causé en faisant un voyage qu’il avait mission de faire. A l’égard du compagnon d’infortune et de ses dépendants, la réponse doit, au contraire, être négative parce que le dommage a été causé non pas dans l’accomplissement de la mission confiée par l’employeur mais en rendant un service personnel pour des fins personnelles et non celles de l’employeur.
Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs des demandeurs, appelants: Cinq-Mars, Grimard et Bélanger, Rouyn.
Procureurs de la défenderesse, intimée: Brais, Campbell, Pepper, Durand, Riopel et Laffoley, Montréal.
[1] [1968] B.R. 846.
[2] (1920), 60 R.C.S. 131, 55 D.L.R. 461.
[3] [1923] R.C.S. 414, [1923] 2 D.L.R. 1008.