Cour suprême du Canada
Veilleux c. Marineau, [1969] R.C.S. 861
Date: 1969-06-10
Dame Thérèse Veilleux (Demanderesse) Appelante;
et
Robert Marineau (Défendeur) Intimé.
1969: Mai 21; 1969: Juin 10.
Coram: Les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Hall et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, modifiant un jugement du Juge Beaudoin. Appel accueilli.
Gilles Duguay, pour la demanderesse, appelante.
Le défendeur, intimé, n’était pas représenté à l’audition.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE PIGEON: — A la suite du décès de son mari dans un incendie, l’appelante a intenté contre l’intimé une action en responsabilité. Agissant également comme tutrice de ses enfants, elle réclame pour elle et pour eux $50,400 à titre de dommages découlant du décès et $1,600 qui leur seraient dus comme héritiers du défunt pour frais funéraires et effets personnels détruits dans l’incendie.
A cette action intentée contre le propriétaire de l’immeuble incendié, elle a, subséquemment voulu joindre comme défendeur un nommé Valmore Lampron qui serait le fournisseur de la cuisinière à gaz propane dont l’explosion a provoqué l’incendie. Dans ce but elle a présenté à la Cour
[Page 863]
Supérieure une requête demandant la permission d’amender le bref et la déclaration pour alléguer les fautes qu’elle reproche au nommé Lampron et conclure à une condamnation solidaire contre les deux défendeurs.
Selon la pratique au Québec, l’avis de cette requête n’a été donné qu’au défendeur déjà poursuivi, l’intimé Marineau, et non pas au nouveau défendeur que l’appelante désire assigner. Après audition des procureurs des deux parties, la requête a été rejetée par les motifs suivants:
CONSIDÉRANT qu’à l’encontre de ladite requête, on a présenté au tribunal que la demanderesse n’était plus dans les délais pour poursuivre ledit Lampron vu qu’il y avait prescription;
CONSIDÉRANT qu’à l’article 4 de sa déclaration, la demanderesse allègue que son époux est décédé le 22 septembre 1964;
CONSIDÉRANT que la demanderesse, dans son action, poursuivait tant en vertu de l’article 1053 du code civil qu’en vertu de l’article 1056 et que dans ce dernier cas, elle devait poursuivre pendant l’année à compter du décès de son époux;
En appel[2], ce jugement a été modifié par un arrêt permettant l’amendement à seule fin d’exercer la réclamation de $1,600 à titre d’héritiers du défunt. On admet que l’appelante est recevable à soutenir qu’il y a eu interruption de la prescription par l’assignation de l’un de ceux qu’elle prétend être ses débiteurs solidaires. Cependant, on décide que l’interruption de prescription prévue aux art. 2224 et 2231 du Code civil ne s’applique pas à la prescription ou déchéance décrétée à l’art. 1056 auquel renvoie le para. 2 de l’art. 2262. Citant ce que le Conseil Privé a dit de ces deux derniers articles dans Robinson c. C.P.R.[3], le juge Montgomery, dissident, aurait repoussé cette distinction et admis la requête pour le tout. Cette dernière opinion mérite sûrement d’être considérée attentivement car notre Cour semble, dans Grand Trunk Railway et Cité de Montréal c. McDonald[4], avoir admis l’interruption de prescription tant à l’encontre du délai fixé par 1056 C.C. que de celui qui est prévu à la charte de la ville de Montréal.
Cependant, avec déférence pour le juge de première instance et ceux de la Cour d’appel, il paraît clair qu’il vaut beaucoup mieux en la présente cause adopter la même attitude que la Cour d’appel dans Coupal c. Crispino[5]. On a
[Page 864]
infirmé un jugement refusant de permettre un amendement parce que le droit d’action était éteint par prescription, le regretté juge Bissonnette disant (à p. 192):
comme cet amendement est susceptible d’être attaqué par d’autres moyens, il semble plus sage de s’abstenir d’émettre une opinion sur toute cause éventuelle de déchéance du droit d’action, avant l’amendement même.
Il faut bien songer que lorsqu’un amendement est ainsi refusé, le demandeur peut se pourvoir en appel. Alors on risque qu’il se trouve, comme dans le présent cas, à comparaître seul devant le tribunal, le premier défendeur n’ayant aucun intérêt à prendre le risque de demander le rejet d’un appel où ce n’est pas lui mais celui qu’on n’a pas encore assigné qui est réellement visé. Le demandeur se voit donc obligé de subir les frais d’un appel à seule fin de faire décider qu’on ne doit pas trancher la question de prescription.
Il est bien vrai que l’art. 2188 C.C. permet aux tribunaux de suppléer d’office le moyen résultant de la prescription dans les cas où la loi dénie l’action. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’ils doivent le faire avant même que le défendeur soit assigné. Au surplus, si les règles du titre de la prescription ne s’appliquent pas en l’occurrence, peut-on se fonder sur celle-là pour le décider?
Pour ces raisons je conclus qu’il faut infirmer le jugement de la Cour d’Appel et réformer le jugement de la Cour Supérieure aux fins de permettre l’amendement du bref et de la déclaration suivant la requête de la demanderesse appelante. Quant aux dépens de l’incident et ceux des appels, il me paraît que dans les circonstances il faut réserver au juge du fond le soin de les adjuger.
Appel accueilli.
Procureurs de la demanderesse, appelante: Duguay, Salois & Boyer, Montréal.
Procureurs du défendeur, intimé: Létourneau, Stein, Marseille, Bienvenue, Delisle & Larue, Québec, et Boulet & Venne, Grand’Mère.
[1] [1969] B.R. 11.
[2] [1969] B.R. 11.
[3] [1892] A.C. 481.
[4] (1918), 57 R.C.S. 268.
[5] [1965] B.R. 189.