Cour Suprême du Canada
Gagné c. Côté, [1970] R.C.S. 25
Date: 1969-10-07
Joseph Gagné (Défendeur) Appelant;
et
Wilfrid Côté (Demandeur) Intimé.
1969: les 3 et 4 mars; 1969: le 7 octobre.
Présents: Les Juges Fauteux, Abbott, Ritchie, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un jugement du Juge Girouard. Appel rejeté.
André Marceau, pour le défendeur, appelant.
André Gagnon, c.r., pour le demandeur, intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — L’accident qui a donné naissance au présent litige s’est produit dans les circonstances suivantes. Le 25 septembre 1960, un dimanche soir après la tombée du jour l’appelant, un cultivateur, circulait en voiture à St-Narcisse de Lotbinière dans le chemin du rang Ste-Anne. Ce chemin vicinal avait été récemment pavé en asphalte sur une largeur de 22 pieds. On n’y voyait pas la ligne blanche qui marque le centre des grands chemins. De chaque côté, il y avait un accotement gravelé dont le témoin Wilfrid Gagné qui l’a mesuré, fixe la largeur à quatre pieds. La voiture de l’appelant était une plateforme de six pieds de largeur environ installée sur des roues d’automobile qu’elle débordait d’environ cinq pouces de chaque côté. Ce véhicule était tiré par un cheval qui marchait à l’extrême droite du pavage, les deux roues du côté droit roulant sur l’accotement de gravier. La voiture occupait donc quatre ou cinq pieds de la partie pavée du chemin. Elle n’était munie d’aucun éclairage ou réflecteur. L’appelant était assis du côté gauche, son fils du côté droit et il y avait en outre deux petits garçons de huit à dix ans. L’appelant avait été «faire le train» sur la ferme de son fils et s’en revenait à la sienne, neuf arpents à l’est de l’autre. La voiture servait uniquement au transport de ses quatre occupants.
Quant à l’intimé, il revenait de Drummondville en automobile et se rendait chez lui à St‑Narcisse se dirigeant dans le même sens que l’appelant. Il connaissait parfaitement les lieux car il utilisait cette route tous les jours pour se rendre à son travail à Québec et en revenir. Il convient de noter qu’il travaillait de nuit partant le soir vers 8 h. 30 revenant le matin vers 7 h. 30. Cependant ce soir-là, un dimanche, il revenait chez lui après
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avoir mangé en route. Il circulait phares allumés et vit venir en sens inverse une autre automobile. Alors qu’il en était encore éloigné de quatre ou cinq arpents, il baissa ses phares et l’autre en fit autant. Aussitôt après l’avoir croisé, il les releva et aperçut le véhicule de l’appelant. Il donna un coup de volant à gauche et mit les freins mais sans réussir à éviter la collision. Son épouse assise à sa droite fut tuée sur le coup par une planche de la plateforme qui défonça le pare-brise. Quant à l’appelant, il eut la jambe gauche fracassée et on dut l’amputer au-dessus du genou. Sa jambe droite fut également blessée et il est définitivement incapable de travailler comme conséquence de l’accident.
Saisie de la poursuite de l’intimé et de la demande reconventionnelle de l’appelant, la Cour supérieure (Wilfrid Girouard J.) a jugé les deux parties en faute, l’intimé de n’avoir pas diminué sa vitesse à l’approche de l’autre automobile, l’appelant d’avoir circulé sans lumière. Il a fixé les pourcentages de responsabilité découlant de ces fautes à 40 pour cent et 60 pour cent respectivement. Ensuite, il a estimé à $30,000 le préjudice découlant du décès de l’épouse de l’intimé qui était âgée de 21 ans, enceinte et mère d’une fille de deux ans ainsi que d’un fils de dix mois, attribuant $20,000 au demandeur personnellement et $10,000 en sa qualité de tuteur. Par contre, il a fixé à $15,000 l’estimation du préjudice subi par l’appelant pour incapacité permanente. Avec l’addition des autres chefs de dommages la réclamation totale de l’intimé a été arrêtée à $31,126.60 et celle de l’appelant à $20,469.70. Une fois la compensation effectuée suivant les proportions de responsabilité, l’appelant s’est trouvé condamné à payer $8,187.88 avec intérêt à compter du 23 janvier 1961.
La Cour d’appel[2] a rejeté le pourvoi de l’appelant, le juge Badeaux dissident étant cependant d’avis que l’intimé aurait dû être jugé seul responsable de l’accident parce que l’appelant laissait aux autres véhicules un espace suffisant et n’était pas tenu d’avoir soit une lumière, soit un réflecteur, à l’arrière de son véhicule.
Sur cette question, l’appelant a fait observer que quelques mois avant l’accident, la législature avait complètement revisé les dispositions du
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Code de la route au sujet des feux et réflecteurs (8-9 Eliz. II, c. 67, art. 24). Comme les précédents, le nouveau texte prescrit des feux rouges à l’arrière des véhicules automobiles et remorques et exige aussi un feu rouge ou un réflecteur à l’arrière de tout bicycle ou tricycle, mais il ne prévoit rien de tel pour les véhicules à traction animale.
Faut-il en conclure que le fait de circuler la nuit avec une voiture à traction animale dépourvue d’un feu ou d’un réflecteur ne saurait constituer une faute? Je ne le crois pas. Il ne s’agit pas, comme on le suggère, de se substituer à la législature pour créer une obligation que cette dernière s’est toujours refusée à imposer. Sans méconnaître sa très grande importance du point de vue de la responsabilité civile, l’article du Code de la route est essentiellement une disposition réglementaire sanctionnée par une pénalité. Il est évident que tant que la législature n’y ajoutera pas une disposition applicable au cas dont il s’agit, les gendarmes ne pourront pas dresser de contraventions à ce sujet et les tribunaux correctionnels ne pourront pas imposer de peines. Cela ne signifie pas que les tribunaux civils ne peuvent pas juger qu’il y a faute car les dispositions réglementaires n’épuisent pas la liste des obligations qui incombent aux citoyens.
Depuis plus de trente ans, la jurisprudence des tribunaux du Québec considère comme une imprudence fautive le fait de circuler le soir dans un chemin public avec une voiture à traction animale qui n’est pas munie d’un feu ou d’un réflecteur. Je ne vois pas de raison de décider autrement. Il y a bien au dossier une preuve que dans la localité cette imprudence est générale mais cela n’est pas suffisant pour que l’on doive considérer qu’il s’agit d’un cas où il faut appliquer la règle retenue dans The London & Lancashire c. La Compagnie F.X. Drolet[3], savoir que l’on se disculpe d’une imputation de faute en démontrant que l’on s’est conformé à l’usage généralement observé et approuvé. Cet usage déplorable pour autant qu’il subsiste ne peut plus être considéré comme «approuvé» en face des nombreuses décisions judiciaires qui l’ont uniformément condamné depuis trente ans.
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Cette conclusion suffit à disposer de la cause. Nous avons pour règle de ne pas intervenir à l’encontre de jugements concordants sur une question de fait à moins d’une erreur manifeste dans l’appréciation de la preuve. Il ne m’est pas possible de venir à la conclusion qu’une telle erreur a été commise dans le partage de la responsabilité et l’estimation du préjudice. Sur ces deux questions, il ne faut pas rechercher si siégeant en première instance nous en serions venus aux mêmes chiffres que le premier juge mais bien s’il a fait une appréciation entièrement erronée de la preuve. C’est ce que l’appelant n’a pas démontré.
L’appel doit être rejeté avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Marquis, Marceau & Jessop, Québec.
Procureurs du demandeur, intimé: Gagnon, de Billy, Cantin & Dionne, Québec.
[1] [1965] B.R. 98.
[2] [1965] B.R. 98.
[3] [1944] R.C.S. 82, [1944] 1 D.L.R. 561.