Cour Suprême du Canada
Marcus c. Commission de la Capitale Nationale, [1970] R.C.S. 39
Date: 1969-10-07
Benjamin Marcus (in trust) (Défendeur) Appelant;
et
Commission de la Capitale Nationale (Demanderesse) Intimée.
1969: le 4 juin; 1969: le 7 octobre.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Hall et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement du Président Jackett de la Cour de l’Échiquier du Canada[1], en matière d’expropriation. Appel rejeté.
Keith E. Eaton et Thomas A. McDougall, pour le défendeur, appelant.
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Eileen Mitchell Thomas, c.r., pour la demanderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier[2] fixant à $30,000 l’indemnité que l’intimée (ci-après appelée «la Commission») devra payer à l’appelant pour l’expropriation, le 14 juin 1961, d’un terrain appartenant à ce dernier. L’appelant réclame une indemnité de $54,000.
De consentement mutuel, les parties ont convenu que la seule question que le procès devait résoudre était celle de la valeur marchande du terrain au moment de l’expropriation.
Le terrain exproprié se trouve dans le canton Nepean, à l’ouest du village de Bell’s Corners et au sud de la route n° 15, qui va d’Ottawa à Carleton Place. Il a une superficie de 13.5 acres et 350 pieds de largeur sur la route. Sa ligne arrière mesure 600 pieds et longe la ligne de chemin de fer du Pacifique-Canadien. Au moment de l’expropriation le terrain était vacant, les services publics n’y étaient pas installés et il n’était pas cultivé. Ce terrain était généralement plat et de niveau avec la route. Il comportait un droit de passage dans un chemin à sa limite ouest. Il n’était assujetti à aucun règlement de zonage, mais le règlement régissant les subdivisions adopté par le canton Nepean y était applicable.
L’appelant s’était porté acquéreur de ce terrain le 9 novembre 1956, au prix de $8,000, soit environ $593 l’acre.
La Commission a procédé à cette expropriation pour les fins de la ceinture de verdure de la Capitale nationale, dont la nature a fait l’objet d’une étude dans l’affaire National Capital Commission c. Munro[3]. La ceinture de verdure occupe une superficie d’environ 17,000 acres dans le canton Nepean. De cette superficie totale, la Commission en a acquis à peu près 14,000 acres de gré à gré et environ 3,000 acres par voie d’expropriation, soit 1,400 acres en 1959 et 1,600 acres en 1961.
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Trois personnes ont témoigné pour donner leur opinion sur la valeur marchande du terrain dont il est question ici; MM. Whelan et Young pour le compte de l’appelant et M. Crawford pour le compte de la Commission. Leurs évaluations ont été les suivantes:
M. Whelan:
$67,500
($5,000 l’acre)
M. Young:
54,000
( 4,000 “ )
M. Crawford:
27,000
( 2,000 “ )
Le savant Président de la Cour de l’Échiquier n’a choisi ni l’une ni l’autre de ces évaluations, comme on peut le voir dans le passage suivant, extrait des motifs de son jugement:
[TRADUCTION] Les trois témoins, après avoir mentionné qu’ils avaient étudié certaines questions (qui sont, de façon générale, des questions pertinentes) ont déclaré en être arrivés à fixer la valeur marchande du terrain en question au moment de l’expropriation. Mais si, pour juger de ces opinions, on essaie de trouver comment les témoins ont pesé chacun des critères dont ils ont dit s’être servis pour en arriver à un chiffre définitif, ou pourquoi ils ont écarté certains facteurs qu’ils considéraient sans importance dans la détermination de l’indemnité, on ne retrouve pas lesdits renseignements pour plusieurs de ces critères et on constate que les motifs qui ont fait écarter certains autres critères semblent manquer de poids. Il s’ensuit que je devrai me faire une opinion moi-même, en utilisant au mieux les renseignements et les critères que les témoins et les avocats en cette cause m’ont procurés.
Ce que je dois faire, comme je le comprends, c’est me mettre à la place d’un individu qui aurait possédé le terrain exproprié juste avant l’expropriation, qui aurait été prêt à vendre, mais qui n’était pas obligé de le faire, qui aurait été en mesure de juger tous les facteurs qu’une personne raisonnablement prudente et expérimentée considérerait dans un tel cas, et me demander quel prix aurait exigé ce propriétaire pour s’en départir. Je dois aussi me mettre à la place d’un acheteur éventuel d’une propriété pareille au terrain exproprié juste avant l’expropriation, qui n’était pas forcé de l’acquérir, et qui serait en mesure de juger tous les facteurs qu’une personne raisonnablement prudente et expérimentée considérerait dans un tel cas, et me demander quel prix maximum un tel acheteur aurait été prêt à payer pour acheter une telle propriété.
Pour fixer la valeur marchande qu’ils ont donnée au terrain, il est clair que les témoins de
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l’appelant, MM. Whelan et Young, quand il s’est agi de se guider d’après les ventes d’autres terrains dans le même secteur, ont pris comme principal point de comparaison une vente par Lobel à Hodgins Lumber Company, survenue en avril 1961. Le terrain visé par cette vente se trouvait dans le village de Bell’s Corners, hors du secteur de la ceinture de verdure. Dans le passage qui suit de ses motifs, le savant Président établit une comparaison entre les caractéristiques de cette propriété et le terrain en question dans la présente affaire:
[TRADUCTION] Il semblerait n’y avoir aucun doute que, dans le jugement que je peux porter à partir des éléments que l’on m’a fournis, la vente la plus utile est celle de Lobel à Hodgins Lumber qui est intervenue immédiatement avant l’expropriation. Les caractéristiques générales des deux terrains sont semblables. Les deux sont bornés par la route n° 15 et la ligne de chemin de fer du Pacifique-Canadien. La propriété expropriée est juste un peu plus loin d’Ottawa que celle d’Hodgins Lumber. Le terrain exproprié a une superficie de 13½ acres, alors que celui d’Hodgins Lumber n’a que 10 acres. Ce dernier terrain est plus grand en bordure de la route n° 15 que le terrain exproprié mais les deux ont à peu près la même longueur en bordure du chemin de fer. Le terrain acquis par Hodgins Lumber ne comportait pas de droit de passage et il était grevé d’une servitude qui en diminuait considérablement l’utilité. Le terrain exproprié était limité par un droit de passage sur une distance de plus de 1,100 pieds, mesurait 3½ acres de plus et n’était grevé d’aucune servitude, ni en faveur de l’Hydro ni autrement.
La propriété vendue à Hodgins a coûté $50,000, soit $5,000 l’acre. M. Whelan a fixé la valeur marchande du terrain de l’appelant à $5,000 l’acre. Le déposition de M. Young démontre qu’il s’est surtout guidé sur la vente à Hodgins pour fixer l’évaluation du terrain.
Voici ce que dit le savant Président au sujet du témoignage de Crawford sur la valeur documentaire de la vente à Hodgins:
[TRADUCTION] Il a aussi témoigné à propos de la vente à Hodgins Lumber Company, sur laquelle les deux autres témoins ont tellement compté. Il a déclaré que l’Hydro‑Ontario avait payé à Hodgins la somme de $17,064 pour le terrain sujet à la servitude en faveur de l’Hydro, quelques années après l’acquisition du terrain par Hodgins pour $50,000, de sorte
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que ledit terrain n’a coûté à cette dernière qu’environ $33,000. Il n’y avait rien cependant qui ait permis à Hodgins de prévoir une telle chance quand elle a acquis le terrain en 1961. Je suis donc d’avis qu’il faut refuser cette manière de voir parce qu’en évaluant une transaction comme indice du marché au moment ou cette transaction est intervenue, il faut s’en rapporter aux conditions et aux circonstances de celle-ci et non au prix de revient du terrain à l’acheteur, qui résulte de cette transaction ajoutée à d’autres marchés subséquents qui n’étaient pas prévisibles en premier lieu.
Le savant Président a examiné avec le plus grand soin toute la preuve qu’on lui avait soumise et il a vu le terrain en question. Il a ensuite tiré certaines conclusions. L’une d’elles est à l’effet que l’arrivée du gouvernement sur le marché immobilier dans le but d’acquérir des terrains à l’intérieur de la ceinture de verdure n’a pas déprécié lesdits terrains.
Le savant Président mentionne, dans les termes suivants, qu’on ne lui a pas fourni la preuve qu’il existe une demande pour le genre d’immeuble dont il est question ici:
[TRADUCTION] Aucun des témoins n’a donné à la Cour une idée précise de l’offre et de la demande dans la région d’Ottawa, juste avant l’expropriation, pour des terrains dont les caractéristiques générales étaient semblables à celles de l’immeuble exproprié. On a mentionné qu’à Ottawa, les propriétés industrielles disponibles le long d’une voie ferrée en 1961 se vendaient très cher. Un des témoins a déclaré que, bien qu’à sa connaissance il n’existait pas de terrain de cette nature sur la route n° 15, dans le canton Nepean, il était au courant qu’il était possible de trouver ailleurs dans le canton Nepean des terrains d’à peu près la même grandeur que l’emplacement exproprié, bornés à la fois par la route et le chemin de fer. Ces témoignages ont été donnés de façon incidente, à la faveur des contre-interrogatoires.
Il y a quelques éléments de preuve, comme je viens de l’indiquer, montrant qu’il était possible de trouver dans le canton Nepean des emplacements semblables au terrain exproprié. Il me semble que les emplacements disponibles dans toute la région d’Ottawa auraient été en concurrence avec ceux du canton Nepean, qu’ils soient sur la route n° 15 ou ailleurs, et que certains d’entre eux étaient plus en demande pour certaines fins tandis que d’autres devaient être plus recherchés pour d’autres fins. On n’a pas établi cependant si les emplacements de ce genre étaient rares ou non, eu égard à la demande.
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De plus, je vois qu’on n’a pas prouvé du tout qu’il existait une demande courante pour les emplacements tels que le terrain exproprié pour satisfaire aux besoins immédiats de l’industrie, du commerce et du gouvernement, ou pour toutes autres fins. En l’absence d’une preuve qu’il existait une telle demande, avant l’expropriation, je dois conclure, comme je l’ai déjà indiqué, que l’acheteur éventuel d’un emplacement tel que le terrain exproprié à ce moment-là était un spéculateur qui achetait dans le but de revendre quand une telle demande existerait.
Vu cette absence de preuve et eu égard à la vente à Hodgins, il tirait la conclusion suivante:
[TRADUCTION] Je suis d’avis qu’en 1961, si quelqu’un avait voulu acheter une propriété pour des fins semblables à celles que l’entreprise Hodgins Lumber voulait établir et non pour la ceinture de verdure, il aurait payé le terrain exproprié $50,000 tout comme Hodgins Lumber l’a fait pour la propriété qu’il a acquise à ce moment-là. Dans ces conditions, et selon le principe que j’ai déjà posé, soit que le terrain avait la même valeur marchande, qu’une institution gouvernementale ait voulu l’acheter même pour les fins de la ceinture de verdure, ou que ce soit une entreprise commerciale ou industrielle qui ait voulu le faire pour une autre fin si la ceinture de verdure n’avait pas existé, je suis d’avis que les parties se seraient entendues sur un prix d’à peu près $50,000. Mais comme il n’y a pas de preuve que cette demande existait à ce moment-là et comme il s’agit d’évaluer le terrain d’après le potentiel qu’il offrait dans ces conditions, je suis d’avis que, si l’on se guide sur la seule vente à Hodgins Lumber, $30,000 est l’évaluation appropriée. Je crois que c’est le prix le plus élevé qu’un spéculateur aurait payé pour l’acheter dans l’espoir de le revendre à un acheteur tel que Hodgins, à condition de trouver un tel acheteur, et le prix que le propriétaire désireux de vendre, mais qui n’était pas forcé de le faire, aurait accepté.
Si je m’en rapporte aux critères que j’ai énumérés en rapport avec les autres transactions, ils ne m’amènent pas à modifier la conclusion à laquelle j’en suis arrivé en me fondant sur la vente à Hodgins Lumber.
Il n’y a pas de question de droit en cause dans le présent pourvoi. Les avocats de l’appelant ont allégué que la mise en œuvre du projet de ceinture de verdure avait amené une dépréciation des terrains destinés à en faire partie et qu’il ne fallait pas tenir compte de cette dépréciation en fixant
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la compensation pour l’expropriation. Cependant, le savant Président a jugé que, de fait, il n’y avait pas eu de dépréciation. De plus, il a évalué le terrain dont il est question ici comme s’il s’était agi d’un terrain similaire situé hors de la ceinture de verdure, c’est-à-dire comme celui qui a fait l’objet de la vente à Hodgins. S’il a refusé d’adjuger une somme égale au prix payé par Hodgins, ce n’est pas parce que le terrain de l’appelant se trouvait dans la ceinture de verdure et celui d’Hodgins en dehors de celle-ci, mais bien parce qu’il y avait absence de preuve qu’il y ait eu à ce moment-là une demande immédiate pour un tel terrain.
Il est vrai qu’il a rejeté l’évaluation estimative des trois témoins et leur opinion quant à l’effet du projet de ceinture de verdure sur la valeur des terrains, mais il était justifié de le faire, étant juge des faits. Il me semble clair qu’il a bien pesé la preuve dont il disposait et qu’il en a tenu compte dans son jugement. Il en est venu à sa propre conclusion sur la question de fait dont il avait à décider, c’est-à-dire la valeur marchande du terrain au moment de l’expropriation. Sans nécessairement approuver la méthode qui consiste à fixer la valeur marchande d’un terrain d’après ce qu’un spéculateur aurait payé pour l’obtenir, je ne désapprouve pas l’évaluation qu’il a faite celle-ci étant, d’après moi, tout à fait juste eu égard à la preuve soumise.
Je rejetterais le présent pourvoi avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Gowling, MacTavish, Osborne & Henderson, Ottawa.
Procureur de la demanderesse, intimée: D.S. Maxwell, Ottawa.
[1] [1969] 1 R.C. de l’É. 327.
[2] [1969] 1 R.C. de l’É. 327.
[3] [1965] 2 R.C. de l’É. 579; [1966] R.C.S. 663, 57 B.L.R. (2d) 753.