Cour suprême du Canada
Mann c. Balaban et al., [1970] R.C.S. 74
Date: 1969-10-07
Warren Mann (Demandeur) Appelant;
et
Walter Balaban
et
Fersu Hotel Limited (Défendeurs) Intimés.
1969: les 10 et 11 juin; 1969: le 7 octobre.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Hall, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL D’ONTARIO.
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel d’Ontario, rejetant un appel d’un jugement du Juge King, qui a été rendu sur le verdict d’un jury et par lequel le demandeur a été débouté de son action pour voies de fait. Appel accueilli et nouveau procès ordonné, les Juges Martland et Judson étant dissidents.
J. Sopinka, pour le demandeur, appelant.
G.H. Lochead, c.r., pour les défendeurs, intimés.
Le jugement des Juges Martland et Judson a été rendu par
LE JUGE MARTLAND (dissident) — La présente affaire concerne une action pour voies de fait intentée au défendeur Balaban (ci-après appelé «le défendeur») et à son employeur, Fersu Hotel Limited (ci-après appelé «la société»). Les événements qui ont donné naissance à l’action ont eu lieu dans la taverne de l’hôtel de la société, sis à Galt, Ontario, dans la soirée du 23 décembre 1965, alors que le défendeur s’est efforcé d’amener le demandeur à quitter les lieux.
Le procès s’est déroulé devant jury. En réponse à la question suivante, le jury a rendu le verdict suivant:
[TRADUCTION] Question n° 1: Le défendeur Balaban s’est-il livré sans justification légale à des voies de fait sur la personne du demandeur Mann?
Réponse: Non.
Sur la foi de cette réponse, le demandeur a été débouté, sans adjudication de dépens. Un appel devant la Cour d’appel d’Ontario a été, à l’unanimité, rejeté avec dépens, sans motifs écrits. Le présent pourvoi est à l’encontre de cet arrêt.
[Page 77]
Il y a contradiction flagrante dans les témoignages entendus au procès concernant certains des événements qui ont eu lieu. Le demandeur est arrivé à l’hôtel vers 6 h. du soir et il s’est assis à une table avec Evelyn Killoran, avec qui il vivait en concubinage. Elle était là depuis les 2 h. de l’après‑midi. Vers 9 h. du soir, une bruyante altercation eut lieu entre eux.
Le défendeur, qui était un préposé de la société à titre de gérant de la taverne, leur a demandé à plusieurs reprises de se tenir tranquilles. Le défendeur a déclaré que lorsque leur langage devint réellement grossier, il est sorti de derrière le comptoir, a posé sa main sur l’épaule du demandeur et lui a intimé l’ordre de quitter les lieux.
Les témoignages quant à ce qui s’ensuivit sont contradictoires. Le défendeur ne se rappelle rien de ce qui s’est produit, mais Mme Killoran a déposé que, sans avoir dit quoi que ce soit, le défendeur a frappé le demandeur sur le côté de la tête, l’a soulevé et l’a jeté durement sur le plancher. Deux autres témoins ont affirmé que le défendeur avait jeté le demandeur sur le plancher.
Le défendeur a déposé que le demandeur prié de sortir a alors entrepris de se lever. Il n’était pas d’aplomb sur ses jambes et le défendeur se saisit de lui pour prévenir sa chute. Quand le demandeur est parvenu à l’espace libre, près de la table où il était assis, le défendeur a lâché prise, et le demandeur est tombé sur le plancher. Cette version de l’incident a été confirmée par plusieurs autres témoins.
Le demandeur s’est frappé la tête contre le plancher et il a subi de graves blessures.
A la suite de la présentation de la preuve, le savant Juge de première instance a donné ses directives au jury. Aucune objection n’a été soulevée par l’avocat du demandeur, sauf sur un point de minime importance qui n’intéresse en rien le présent pourvoi. Les questions soumises au jury ont été rédigées avec l’accord des avocats de toutes les parties.
L’avocat de l’appelant prétend, dans le présent pourvoi, qu’il y a eu inexactitude ou omission dans les directives données au jury quant au fardeau de la preuve, ce qui aurait entraîné une erreur judiciaire au détriment de l’appelant.
[Page 78]
L’objection relative aux directives au jury se rapporte principalement aux passages suivants:
[TRADUCTION] Maintenant, dans la présente affaire, le demandeur M. Mann dit qu’il a été illégalement assailli par le défendeur M. Balaban, et qu’il a subi des dommages en raison des blessures qu’il a souffertes du fait de cette attaque. Si le demandeur doit avoir gain de cause, il doit le prouver, et il doit le prouver selon la prépondérance des probabilités. En d’autres termes, pour que le demandeur ait gain de cause, il vous faut, vous membres du jury, être convaincus qu’il a été vraisemblablement assailli, sans justification légale, par le défendeur M. Balaban, et que, de ce fait, il a vraisemblablement subi des dommages, et si tel est le cas, vous fixerez alors une somme qui devra indemniser raisonnablement M. Mann de ses dommages.
En outre, pour que le demandeur ait gain de cause contre la défenderesse, la société hôtelière, vous devez être convaincus non seulement que M. Balaban a vraisemblablement assailli le demandeur sans justification légale, mais aussi qu’il l’a fait dans l’exercice de ses fonctions auprès de la défenderesse, la société hôtelière. Ainsi que je l’ai dit, aux fins du présent procès, une attaque sans justification légale peut se définir comme l’application intentionnelle à la personne du demandeur d’une force illégale par le défendeur.
* * *
Pour le demandeur, naturellement, l’affaire consiste en ce que M. Balaban a usé d’une force excessive dans les circonstances, que la force employée n’était pas raisonnable et était complètement hors de proportions avec ce que la situation réclamait. C’est ce que le demandeur prétend. C’est à vous de dire si cela est vrai ou non. Voyez-vous, voici comment on présente la chose pour le demandeur M. Mann: «Eh bien, disons qu’il se disputait dans la taverne, admettons que son langage était grossier, qu’il créait un certain désordre; quand même, en supposant que tout cela est vrai, M. Balaban aurait dû trouver moyen de lui faire évacuer les lieux sans lui fracturer le crâne.»
* * *
Voilà qui résume assez bien toute l’affaire, voyez-vous. Pour le demandeur, l’affaire est qu’il y a eu application d’une force excessive, que M. Balaban s’est approché du demandeur, l’a soulevé de sa chaise et l’a jeté sur le plancher. C’est là un côté de l’affaire.
* * *
Eh bien, il y a d’un côté l’histoire de M. Balaban qui, avec une force déraisonnable et injustifiée,
[Page 79]
d’après les prétentions du demandeur, soulevant ce dernier de sa chaise, et par l’application d’une force excessive, le faisait se retrouver sur le plancher le crâne fracturé.
Et l’autre tableau, présenté par la défense, est à l’effet que M. Balaban, en maintenant l’ordre dans la taverne, ainsi qu’il avait droit de le faire, a aidé et était en train d’aider le demandeur à quitter le siège qu’il occupait, afin qu’il puisse être expulsé de la salle, et que ce faisant, il n’a pas employé une force plus que raisonnable ou nécessaire à cette fin. De plus, il avait demandé auparavant au demandeur de sortir mais ce dernier n’était pas sorti.
Immédiatement après le passage que je viens de citer, le savant Juge de première instance poursuit comme suit:
[TRADUCTION] Maintenant, c’est à vous de dire ce que vous croyez à ce sujet. Vous avez entendu tous les témoins sur ce qui s’est passé au juste.
Voici ce que je tiens à vous dire, et il s’agit ici de la loi concernant l’expulsion des personnes. Si vous désirez faire quitter les lieux à quelqu’un, ordinairement aucune force n’est justifiée à son endroit tant qu’il n’a pas été prié de quitter les lieux, et qu’il n’a pas eu tout loisir raisonnable de s’exécuter. S’il devient nécessaire de recourir à la force pour obliger quelqu’un à quitter votre établissement, alors il est légal d’user de la force nécessaire pour arriver à cette fin. Il n’est pas légal d’user de plus de force qu’il n’est nécessaire pour arriver à cette fin. Quand une force plus que raisonnable ou nécessaire a été employée pour expulser l’intrus, cela constitue une attaque illégale. C’est une agression sans justification légale et l’intrus est en droit d’être indemnisé pour l’excès de force ainsi utilisé.
On soutient que le savant Juge de première instance aurait dû dire au jury que, si le demandeur prouvait les voies de fait, il incombait alors aux défendeurs de prouver que cette attaque était justifiée ou avait été commise avec excuse légitime et que la force appliquée était raisonnable. On s’est fondé sur l’arrêt de la Cour d’appel d’Ontario dans O’Tierney v. Concord Tavern Ltd.[1], où il a été décidé que le juge de première instance avait mal instruit le jury en disant dans ses directives, au sujet d’une action pour voies de fait intentée à la suite de l’expulsion du de-
[Page 80]
mandeur d’une taverne, qu’il incombe au demandeur de fournir la preuve que la force appliquée par le défendeur était excessive.
Le compte-rendu de la cause dit:
[TRADUCTION] La Cour a été unanime à penser que l’appel devait être accueilli pour ce motif. Il a été établi, dans Miska v. Sivec, [1959] O.R. 144, que dans une action de cette sorte, où le défendeur plaide la justification de la force appliquée, le fardeau de prouver que la force appliquée n’était pas excessive dans les circonstances lui incombe.
Dans la présente cause, le défendeur n’a pas plaidé justification. Le demandeur, dans l’exposé de ses prétentions, a soutenu ce qui suit:
[TRADUCTION] 4. Le défendeur Walter Balaban, employé comme garçon de table au Royal Hotel, s’est livré illégalement à des voies de fait graves sur la personne du demandeur, lui causant des blessures corporelles graves et douloureuses.
Le défendeur, dans l’exposé de ses moyens de défense, a nié cette prétention.
L’avocat du demandeur, dans ses remarques préliminaires au jury, a exposé comme suit ce qu’il se proposait de prouver:
[TRADUCTION] Je me propose de fournir la preuve que Warren Mann était un client et un habitué du Royal Hotel et qu’il avait pris place dans la taverne de cet établissement, et s’y était assis avec son amie, avec qui il vivait en concubinage. Ils vivaient ainsi depuis un an environ. Ils avaient pris l’habitude de venir prendre un verre au Royal Hotel de Galt, et c’est ce qu’ils faisaient ce 23 décembre 1965.
Je me propose de fournir la preuve qu’ils étaient en discussion au sujet d’un voyage que Warren Mann devait faire à Toronto, et pour lequel Mme Mann devait avancer l’argent nécessaire. Pendant que cette discussion se poursuivait, je fournirai la preuve que M. Walter Balaban, le gérant de la taverne, qui se tenait derrière le comptoir, est sorti de derrière ce comptoir, a frappé et jeté à terre M. Warren Mann.
Il est évident que l’avocat du demandeur n’a pas contesté le droit du défendeur d’expulser le demandeur dans ces circonstances. En effet, dans ses directives, le savant Juge de première instance a dit ceci:
[TRADUCTION] Voyez-vous, voici comment on présente la chose pour le demandeur M. Mann: «Eh
[Page 81]
bien, disons qu’il se disputait dans la taverne, admettons que son langage était grossier, qu’il créait un certain désordre; quand même, en supposant que tout cela est vrai, M. Balaban aurait dû trouver moyen de lui faire évacuer les lieux sans lui fracturer le crâne».
La question posée au jury, et dont la teneur avait été acceptée par les avocats, était la suivante:
[TRADUCTION] Le défendeur Balaban s’est-il livré sans justification légale à des voies de fait sur la personne du demandeur Mann?
C’est à la lumière de ces circonstances que les directives au jury doivent être considérées, et cela dans leur ensemble, en fonction des éléments de preuve présentés. La prétention du demandeur, d’après la preuve apportée par ses témoins, c’est qu’il a souffert de graves blessures en étant projeté violemment sur le plancher par le défendeur. La prétention du défendeur c’est qu’il n’y a pas eu d’attaque ayant causé une blessure au demandeur. Si le fait pour le défendeur de poser sa main sur l’épaule du demandeur peut être considéré comme voies de fait en droit strict, il est très clair que ce geste ne pouvait pas causer et n’a pas causé de blessure quelconque au demandeur. Selon la preuve apportée par le défendeur, qui a été confirmée par des témoins, hors ce geste, tout ce qu’a fait le défendeur a été de retenir le demandeur, quand il s’est levé, pour prévenir sa chute.
La question essentielle était donc claire: est-ce que le jury a admis la prétention du demandeur selon laquelle il a été projeté sur le plancher, ou bien a-t-il admis celle du défendeur selon laquelle le demandeur n’y a pas été projeté.
Dans les circonstances de cette affaire, le jury n’a pas été appelé à décider si un certain degré de force était excessif ou non. Si le jury était convaincu de la véracité de l’histoire racontée par les témoins du demandeur, la force employée était indéniablement excessive. Si le jury admettait la version du défendeur, il n’y a pas eu de voies de fait du tout. Telle était la situation à la clôture des débats. Compte tenu de tous les témoignages, la question du fardeau de la preuve n’avait plus aucune importance.
[Page 82]
C’est ce qu’a clairement établi le savant Juge de première instance, dans le passage suivant de ses motifs (précité), quand il dit:
[TRADUCTION] Eh bien, il y a d’un côté l’histoire de M. Balaban qui, avec une force déraisonnable et injustifiée, d’après les prétentions du demandeur, soulevant ce dernier de sa chaise, et par l’application d’une force excessive, le faisait se retrouver sur le plancher le crâne fracturé.
Et l’autre tableau, présenté par la défense, est à l’effet que M. Balaban, en maintenant l’ordre dans la taverne, ainsi qu’il avait droit de le faire, a aidé et était en train d’aider le demandeur à quitter le siège qu’il occupait, afin qu’il puisse être expulsé de la salle, et que ce faisant, il n’a pas employé une force plus que raisonnable ou nécessaire à cette fin. De plus, il avait demandé auparavant au demandeur de sortir mais ce dernier n’était pas sorti.
Maintenant, c’est à vous de dire ce que vous croyez à ce sujet. Vous avez entendu tous les témoins sur ce qui s’est passé au juste.
A mon avis, les directives au jury dans cette affaire, à la lumière des plaidoiries, des témoignages apportés et de l’accord des parties sur la question à poser au jury, étaient appropriées. De plus, même si ces directives peuvent être qualifiées d’inadéquates en ce qui concerne le fardeau de la preuve, je ne vois pas dans les circonstances de cette affaire un préjudice sérieux ou une erreur judiciaire au détriment du demandeur qui permettraient d’ordonner un nouveau procès, conformément aux dispositions de l’art. 28(1) de la loi intitulée The Judicature Act, R.S.O. 1960, c. 197, qui décrète:
[TRADUCTION] 28. — (1) Un nouveau procès ne sera pas accordé en raison de directives inexactes faites au jury, ou du rejet ou de l’admission erronés d’un témoignage ou parce que le verdict du jury n’a pas porté sur une question qu’on n’avait pas demandé au juge de lui soumettre, ou en raison d’aucune omission ou irrégularité dans le cours du procès, à moins qu’un préjudice sérieux ou une erreur judiciaire n’en découlent.
Je rejetterais le pourvoi, avec dépens.
Le jugement des Juges Hall, Spence et Pigeon a été rendu par
LE JUGE SPENCE — Il s’agit d’un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel d’Onta-
[Page 83]
rio, rendu le 4 mars 1968. Par cet arrêt, la Cour d’appel a rejeté, sans motifs écrits, un appel d’un jugement prononcé par le Juge King, le 2 février 1967. Ce jugement, par lequel le demandeur a été débouté de sa demande, a été rendu sur le verdict d’un jury.
L’action a été intentée pour dommages subis par le demandeur dans les locaux de la défenderesse Fersu Hotel Limited, le 23 décembre 1965. Dans l’exposé de ses prétentions, le demandeur prétend que le défendeur Walter Balaban, employé comme garçon de table au Royal Hotel, s’est livré illégalement à des voies de fait graves sur sa personne, lui causant de graves et douloureuses blessures. Le défendeur Balaban a nié s’être livré illégalement à des voies de fait sur la personne du demandeur et a plaidé qu’il avait agi dans l’exercice de ses fonctions et sur les instructions de son employeur. La défenderesse Fersu Hotel Limited a plaidé elle aussi que le défendeur Balaban ne s’était pas livré, illégalement, à des voies de fait et de plus, que s’il l’avait fait, il n’agissait pas dans l’exercice de ses fonctions.
L’avocat de l’intimé a soutenu devant cette Cour que le litige ayant été ainsi défini dans les conclusions des parties, le verdict du jury a simplement porté sur une question de fait, savoir l’absence de voies de fait. Cependant, quand on se reporte à la preuve présentée au procès, il appert clairement que la prétention du demandeur c’est qu’il a été victime de voies de fait, de voies de fait illégales, tandis que le défendeur a soutenu qu’il s’agissait simplement de voies de fait en droit strict, qui étaient complètement justifiées, et ont été accomplies sans aucun excès de force. Le défendeur a aussi cherché à prouver que le demandeur n’avait pas été blessé par ces voies de fait, qu’il avait subi ses blessures en tombant sur le plancher de la taverne et que cette chute avait été causée par son état d’ébriété plutôt que par l’acte du défendeur Balaban.
La première question que le savant Juge de première instance a posée au jury est celle-ci:
[TRADUCTION] Le défendeur Balaban s’est-il livré sans justification légale à des voies de fait sur la personne du demandeur Mann?
La réponse du jury à cette question a été «Non».
[Page 84]
D’autres questions ont été posées au jury, mais vu la réponse donnée à la première, il n’a pas jugé nécessaire d’y répondre.
Le pourvoi par devant cette Cour est fondé uniquement sur une critique des directives du savant Juge de première instance aux membres du jury. On soutient que le savant Juge de première instance a mal instruit le jury en lui disant que le fardeau de la preuve incombait à l’appelant demandeur en première instance, pour ce qui est des questions de la justification de l’acte, d’une excuse légitime et de l’application d’une force raisonnable. Avant de traiter en détail de ces directives, un exposé succinct de quelques-uns des faits s’impose.
Il y a eu une multitude de dépositions contradictoires, mais certaines circonstances sont établies dans la preuve sans aucune contradiction. Le demandeur, appelant en cette Cour, est arrivé à l’établissement de la société Fersu Hotel Limited, connu sous le nom de Royal Hotel, dans la ville de Galt, vers 6h. du soir, le 23 décembre 1965. Il n’y a aucune preuve que le demandeur ait auparavant, ce jour-là, consommé des boissons alcooliques. Le demandeur a juré qu’il ne l’avait pas fait. Après les événements qui font l’objet de l’action, et à une heure déterminée avec précision par le témoignage du constable Landry, soit entre 11h.20 et 11h.30 du soir, ce dernier vit le demandeur, assis ou étendu contre la façade du Royal Hotel, avec un garçon de table penché sur lui, qui s’efforçait soit de l’aider à se remettre sur pieds, soit de le déposer sur le trottoir. Par conséquent, le demandeur s’était trouvé à l’intérieur de la taverne, évidemment pour y consommer de la bière, depuis 6h. jusqu’à une minute ou deux avant 11h.20 du soir. Le demandeur a témoigné qu’il avait pris, pendant ce temps-là, 7 ou 8 verres de bière en fût, et il n’est pas difficile d’en déduire que lors des événements qui ont donné lieu à la présente action, il était dans un état d’ébriété très avancée. Cependant, l’action est uniquement pour voies de fait, et elle n’est pas fondée sur l’allégation que le défendeur Balaban ou la co-défenderesse la société hôtelière ont permis au demandeur de s’enivrer et de se trouver incapable de se tenir debout.
[Page 85]
Le défendeur lui-même, du fait de ses blessures et particulièrement des suites d’une commotion subie quand il s’est frappé la tête contre le plancher, ne se souvient plus de rien après une dispute entre lui et sa compagne, Mme Killoran, avec qui il vivait en concubinage à cette époque. Par conséquent, la preuve de ce qui s’est passé a été fournie par divers clients de la taverne, par le défendeur Balaban et par d’autres garçons de table. Comme on peut s’y attendre en pareille circonstance, la preuve fournie en faveur du demandeur tend à démontrer que le défendeur Balaban l’a frappé avec violence et sans raison, de sorte que le demandeur tomba à terre, sa tête donnant durement contre le carrelage. Le témoignage du défendeur Balaban, corroboré par celui d’autres clients, est à l’effet qu’il a simplement touché l’épaule et les bras du demandeur, l’a dressé sur ses pieds, et ensuite l’a laissé débout et s’est retourné pour ramasser la veste du demandeur; ce dernier, en raison de son état d’ivresse, est alors tombé sur le plancher en se frappant la tête. Après cela, de quelque façon que cela se soit produit, un autre garçon de table a simplement enlevé le demandeur, l’a placé sur son épaule, l’a emporté dans la rue et l’a déposé contre le mur. C’est ce dernier geste qui a été observé par le constable Landry entre 11h.20 et 11h.30 du soir.
A la lumière de ces faits, j’entreprends l’examen des directives du savant Juge de première instance au jury. Après avoir esquissé l’essentiel de la définition juridique des voies de fait, le savant Juge de première instance a dit:
[TRADUCTION] Maintenant, dans la présente affaire, le demandeur M. Mann dit qu’il a été illégalement assailli par le défendeur M. Balaban, et qu’il a subi des dommages en raison des blessures qu’il a souffertes du fait de cette attaque. Pour avoir gain de cause, le demandeur doit le prouver, et il doit le prouver selon la prépondérance des probabilités. En d’autres termes, pour que le demandeur ait gain de cause, il vous faut, vous membres du jury, être convaincus qu’il a été vraisemblablement assailli, sans justification légale, par le défendeur M. Balaban, et que, de ce fait, il a vraisemblablement subi des dommages, et si tel est le cas, vous fixerez alors une somme qui devra indemniser raisonnablement M. Mann de ses dommages.
[Page 86]
En outre, pour que le demandeur ait gain de cause contre la défenderesse, la société hôtelière, vous devez être convaincus non seulement que M. Balaban a vraisemblablement assailli le demandeur sans justification légale, mais aussi qu’il l’a fait dans l’exercice de ses fonctions auprès de la défenderesse, la société hôtelière. Ainsi que je l’ai dit, aux fins du présent procès, une attaque sans justification légale peut se définir comme l’application intentionnelle à la personne du demandeur d’une force illégale par le défendeur.
Après avoir fait des commentaires sur certaines parties de la preuve, le savant Juge de première instance a poursuivi:
[TRADUCTION] Pour le demandeur, naturellement, l’affaire consiste en ce que M. Balaban a usé d’une force excessive dans les circonstances, que la force employée n’était pas raisonnable et était complètement hors de proportion avec ce que la situation réclamait. C’est ce que le demandeur prétend. C’est à vous de dire si cela est vrai ou non. Voyez-vous, voici comment on présente la chose pour le demandeur M. Mann: «Eh bien, disons qu’il se disputait dans la taverne, admettons que son langage était grossier, qu’il créait un certain désordre; quand même, en supposant que tout cela est vrai, M. Balaban aurait dû trouver moyen de lui faire évacuer les lieux sans lui fracturer le crâne».
Et après avoir traité encore de certains éléments de preuve, fournis tant par le demandeur que par le défendeur, le savant Juge de première instance a ajouté:
[TRADUCTION] Et l’autre tableau, présenté par la défense, est à l’effet que M. Balaban, en maintenant l’ordre dans la taverne, ainsi qu’il avait droit de le faire, a aidé et était en train d’aider le demandeur à quitter le siège qu’il occupait, afin qu’il puisse être expulsé de la salle, et que ce faisant, il n’a pas employé une force plus que raisonnable ou nécessaire à cette fin. De plus, il avait demandé auparavant au demandeur de sortir mais ce dernier n’était pas sorti.
Maintenant, c’est à vous de dire ce que vous croyez à ce sujet. Vous avez entendu tous les témoins sur ce qui s’est passé au juste.
Il a alors esquissé le droit, disant entre autres:
[TRADUCTION] Voici ce que je tiens à vous dire, et il s’agit ici de la loi concernant l’expulsion des per-
[Page 87]
sonnes. Si vous désirez faire quitter les lieux à quelqu’un, ordinairement aucune force n’est justifiée à son endroit tant qu’il n’a pas été prié de quitter les lieux, et qu’il n’a pas eu tout loisir raisonnable de s’exécuter. S’il devient nécessaire de recourir à la force pour obliger quelqu’un à quitter votre établissement, alors il est légal d’user de la force nécessaire pour arriver à cette fin. Il n’est pas légal d’user de plus de force qu’il n’est nécessaire pour arriver à cette fin. Quand une force plus que raisonnable ou nécessaire a été employée pour expulser l’intrus, cela constitue une attaque illégale. C’est une agression sans justification légale et l’intrus est en droit d’être indemnisé pour l’excès de force ainsi utilisé.
Dans une action pour voies de fait, il est établi, selon moi, qu’il incombe au demandeur de prouver qu’il a été attaqué et qu’il a subi un préjudice de ce fait. Le fardeau de la preuve de ces faits devant le jury incombe au demandeur. C’est ensuite au défendeur d’établir la défense, soit premièrement que l’attaque était justifiée, et deuxièmement qu’aucune force excessive ou non nécessaire n’a été employée. La preuve de ces faits incombe au défendeur.
Dans Cook c. Lewis[2], l’actuel Juge en Chef de cette Cour dit, à la page 839:
[TRADUCTION] En toute déférence, je pense que le savant Juge de première instance s’est trompé dans ses directives au jury en ce qui a trait au fardeau de la preuve de la négligence. S’il est vrai que le demandeur a expressément accusé les défendeurs de négligence, il les a accusés aussi d’avoir tiré sur lui, et selon moi cette action, selon l’ancienne forme de plaidoirie, aurait été une action dite «trespass» et non «case». A mon sens, les décisions recueillies et commentées par le Juge Denman, dans Stanley v. Powell (1891), 1 Q.B.D. 86, établissent (sauf une exception dans le cas des accidents de la route qui ne nous concerne pas ici) la règle que quand un demandeur a subi un préjudice du fait d’une force directement employée contre lui par le défendeur, sa cause est établie par la preuve de ce fait et c’est au défendeur qu’il incombe de prouver que l’acte illicite n’est absolument pas de sa faute. A mon avis, Stanley v. Powell a justement décidé qu’un défendeur a une bonne défense à l’encontre d’une telle action s’il arrive à prouver tant l’absence d’intention que l’absence de négligence de sa part.
[Page 88]
Dans Miska v. Sivec[3], le Juge d’appel Morden dit, à la page 148, en discutant du plaidoyer de légitime défense à l’encontre d’une accusation de voies de fait:
[TRADUCTION] La légitime défense est une réponse à une accusation de voies de fait, mais seulement quand la force employée n’était pas excessive dans les circonstances. Le caractère raisonnable de la force employée fait partie intégrale de la défense, et doit être prouvé, selon moi, par un défendeur plaidant «son assault demesne».
Dans une affaire relative à des faits à peu près similaires à ceux de la présente, O’Tierney v. Concord Tavern Ltd.[4], à la page 533, le Juge d’appel Roach dit:
[TRADUCTION] La Cour a été unanime à penser que l’appel devait être accueilli pour ce motif. Il a été établi, dans Miska v. Sivec, [1959] O.R. 144, que dans une action de cette sorte, où le défendeur plaide la justification de la force appliquée, le fardeau de prouver que la force appliquée n’était pas excessive dans les circonstances lui incombe.
Avec respect, je suis d’avis que le savant Juge de première instance n’a pas donné ses directives au jury conformément aux principes que je viens d’indiquer. Quand le savant Juge de première instance a dit:
[TRADUCTION] Maintenant, dans la présente affaire, le demandeur M. Mann dit qu’il a été illégalement assailli par le défendeur M. Balaban, et qu’il a subi des dommages en raison des blessures qu’il a souffertes du fait de cette attaque. Pour avoir gain de cause, le demandeur doit le prouver, et il doit le prouver selon la prépondérance des probabilités. En d’autres termes, pour que le demandeur ait gain de cause, il vous faut, vous membres du jury, être convaincus qu’il a été vraisemblablement assailli, sans justification légale, par le défendeur M. Balaban, et que, de ce fait, il a vraisemblablement subi des dommages, et si tel est le cas, vous fixerez alors une somme qui devra indemniser raisonnablement M. Mann de ses dommages;
le savant Juge de première instance imposait au demandeur le fardeau de prouver qu’il avait été victime de voies de fait et que l’attaque n’avait pas de justification légale. C’est aux défendeurs qu’il fallait faire porter le fardeau de prouver
[Page 89]
que l’attaque avait une justification légale. A nouveau, dans le paragraphe traitant de la force excessive que j’ai déjà cité, les directives du Juge portent que c’est au demandeur à prouver que la force n’était «pas raisonnable et était complètement hors de proportion avec ce que la situation réclamait», quand elles auraient évidemment dû porter qu’il incombe au défendeur de prouver que la force employée était raisonnable et en rapport avec ce que la situation réclamait. A mon avis, il ne suffit pas de dire, ainsi que l’a fait le savant Juge de première instance:
[TRADUCTION] Maintenant, c’est à vous de dire ce que vous croyez à ce sujet. Vous avez entendu tous les témoins sur ce qui s’est passé au juste;
sans appuyer sur le fait que le fardeau de la preuve passe du demandeur au défendeur une fois que le demandeur a fait la preuve des voies de fait et des dommages qu’il prétend avoir subis de ce fait. Dans une affaire comme celle-ci, où les témoignages sont très fortement contradictoires, le jury devait recevoir des instructions précises sur la question de savoir laquelle des deux parties a la charge de prouver un fait particulier ou d’établir un point particulier. Par conséquent, la réponse du jury à la question que j’ai reproduite ci-dessus ne peut être considérée comme une réponse à l’effet que le demandeur n’a pas fait la preuve de voies de fait, mais elle peut bien être interprétée plutôt comme voulant dire que le demandeur n’a pas fait la preuve de voies de fait sans justification légale. Elle pourrait aussi refléter l’impression erronée du jury, découlant des directives du savant Juge de première instance, que le demandeur devait prouver qu’il n’y avait pas de justification légale.
Pour ces motifs, je suis d’accord avec l’avocat de l’appelant lorsqu’il soutient que les directives du savant Juge de première instance au jury étaient défectueuses, et cela sur un point des plus importants.
L’avocat de l’intimé a signalé qu’après les directives du Juge au jury, aucune objection à ces directives n’a été formulée par l’avocat du demandeur. Ce dernier a même dit: [TRADUCTION] «Je n’ai pas d’observations à faire Monsieur le Juge; quant à moi, vous avez donné de bonnes directives au jury et je n’ai aucune objection à faire». L’avocat de l’intimé a donc soutenu que,
[Page 90]
dans ces circonstances, le demandeur ne saurait maintenant obtenir un nouveau procès. Cette question a été maintes fois considérée en cette Cour et ailleurs. Dans Ristow c. Wetstein[5], le Juge Smith dit, aux pages 132 et 133:
[TRADUCTION] Il y a eu un manquement total à l’obligation d’attirer l’attention du jury sur cet élément de preuve, sur lequel on aurait pu convenablement fonder un verdict de négligence contre le conducteur, et de plus, il y a eu une directive expresse portant que le jury pouvait ne tenir aucun compte de la partie la plus essentielle de cet élément de preuve. C’étaient là des directives inexactes de la part du Juge, comportant vice de procédure, et erreur judiciaire, en ce sens que la cause du demandeur n’a pas été convenablement soumise au jury. Par conséquent, un nouveau procès a été à bon droit ordonné, nonobstant le fait qu’aucune objection n’a été soulevée contre les directives au jury.
Dans Leslie c. The Canadian Press[6], le Juge en Chef Kerwin, traitant des directives au jury par le Juge de première instance dans une affaire de diffamation, dit, à la page 874:
[TRADUCTION]… Je suis d’avis que la meilleure règle à suivre, et la seule qui doive être adoptée, est qu’il suffit que la demanderesse démontre qu’une directive inexacte peut avoir influé sur le verdict et non pas qu’elle l’a fait en réalité. Si une Cour d’appel a des doutes quant à la question de savoir si cette directive inexacte a influé sur le verdict ou non, il incombe alors à l’autre partie de montrer que la directive inexacte n’a pas en fait influé sur le verdict.
Pour les motifs que je viens d’énoncer, je suis d’avis que la directive inexacte peut bien avoir influé sur le verdict et entraîné une erreur judiciaire. Par conséquent, nonobstant le fait qu’aucune objection n’a été soulevée par l’avocat du demandeur après les directives du Juge, je suis d’avis d’accueillir ce pourvoi et d’accorder un nouveau procès. Étant donné toutefois cette absence d’objection, je suis d’avis que le demandeur n’a pas droit aux dépens du premier procès. Cependant, dans l’avis d’appel présenté à la Cour d’appel d’Ontario, le quatrième grief d’appel est comme suit:
[TRADUCTION] 4. Le jury a reçu des directives inexactes quant à la loi relative aux voies de fait,
[Page 91]
et aussi quant à la loi relative aux actes dits «trespass» et quant à l’implication juridique de l’usage excessif de la force.
Par conséquent, je suis d’avis que l’appelant a droit aux dépens devant la Cour d’appel et devant cette Cour. Les dépens du nouveau procès seront à la discrétion du juge qui y présidera. C’est ainsi que je dispose du pourvoi.
Appel accueilli avec dépens, LES JUGES MARTLAND et JUDSON étant dissidents.
Procureurs du demandeur, appelant: Simmers, Edwards, Jenkins, Thompson & Jenkins, Galt.
Procureurs de la défenderesse, intimée, Fersu Hotel Ltd.: Lochead, Sills, Osborne, Madorin & Bean, Kitchener.
Procureurs du défendeur, intimé, Walter Balaban: Sims, Bauer, Sims & Giffen, Kitchener.
[1] [1960] O.W.N. 533.
[2] [1951] R.C.S. 830.
[3] [1959] O.R. 144.
[4] [1960] O.W.N. 533.
[5] [1934] R.C.S. 128.
[6] [1956] R.C.S. 871.