Cour Suprême du Canada
Cone c. Welock, [1970] R.C.S. 494
Date: 1970-01-27
Arthur L. Cone, Jr. (Défendeur) Appelant;
et
George N. Welock (Demandeur) Intimé.
1969: les 12 et 13 novembre; 1970: le 27 janvier.
Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Judson, Ritchie, Hall et Spence.
EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DU NOUVEAU-BRUNSWICK
APPEL d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick, infirmant un jugement du Juge Barry. Appel accueilli.
Mark Yeoman, pour le défendeur, appelant.
D.M. Gillis, c.r., et G. Fred Nicholson, pour le demandeur, intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Le pourvoi est à l’encontre d’un arrêt de la Chambre d’appel de la Cour Suprême du Nouveau-Brunswick. Cet arrêt a infirmé un jugement de première instance rendu par le Juge Barry, qui a débouté le présent intimé de son action pour dommages causés le mercredi 26 octobre 1966, à un pavillon de chasse exploité par lui. Les dommages en question résultent d’un incendie qui a éclaté lorsque l’appelant, hôte de l’intimé à ce pavillon, a allumé un petit feu dans le foyer de la chambre qui lui avait été assignée.
L’intimé est propriétaire et exploitant du «Loon Bay Lodge», un établissement qui héberge des chasseurs et des pêcheurs. L’appelant y avait déjà séjourné à trois reprises avant le mois d’octobre 1966, date à laquelle il y est revenu avec son épouse pour s’installer dans un bâtiment connu sous le nom de «New Lodge». À cet endroit, les hôtes étaient apparemment laissés plus ou moins à eux-mêmes lorsqu’ils occupaient leurs chambres, même s’ils se rassemblaient tous dans la salle à dîner principale aux heures des repas. Chacune des chambres des hôtes était pourvue d’un foyer et, pour leur commodité, on avait placé sur la véranda, en face de la porte de chaque chambre, une boîte à bois contenant du bois dur, du bois mou, du papier et un petit récipient d’huile à chauffage étiqueté «huile à moteur hors‑bord». Lors de sa visite d’octobre 1966, l’appelant a requis les services du guide qu’il avait eu au cours de ses visites précédentes; mais, ce guide n’étant pas disponible, on lui en a donné un du nom de Wright. Ce dernier avait pour tâches
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d’accompagner les clients dans leurs expéditions de chasse ou de pêche, de leur préparer un repas chaud dans la forêt et, en général, de pourvoir à leurs besoins. Parmi ces tâches se trouvait celle de s’assurer que les combustibles requis étaient toujours dans la boîte à bois susmentionnée et de faire du feu à la demande des hôtes.
Pendant que l’appelant et son épouse séjournaient au pavillon, deux autres clients sont arrivés dans une «jeep», dans laquelle ils transportaient des chaînes de rechange et deux réservoirs de trois gallons, chacun portant l’étiquette «réservoir d’huile galvanisé» et contenant une quantité indéterminée d’essence. Ces réservoirs ont été déposés sur le sol, à quelque six pieds de l’extrémité est du New Lodge et à environ quinze pieds au nord de l’entrée est de la véranda; ils étaient munis d’un bouchon amovible et d’un bec pour verser. La preuve relative à la pratique établie au pavillon pour se procurer de l’huile à chauffage pour usage dans les foyers des hôtes a été résumée par le savant juge de première instance, dans le paragraphe suivant de ses motifs du jugement:
[TRADUCTION] Le témoignage du demandeur est à l’effet que les hôtes ne devaient pas se servir eux-mêmes, surtout pas pour se procurer l’huile à chauffage qui était gardée dans un réservoir à 75 ou 100 verges du New Lodge, dans un autre bâtiment. Mais, le témoignage des guides Lounder et Wright me convainc que les guides allaient chercher ce combustible sur demande et qu’en fait le défendeur n’avait jamais été explicitement prévenu de s’abstenir de le faire. En fait, Wright dit que le défendeur avait du bois à sa disposition le lundi, mais il n’a pas vu à la provision de combustible du défendeur du lundi jusqu’à l’incendie, soit le mercredi à 18h. Il est bien possible, comme le prétend le demandeur, que les guides aient été chargés de vérifier la provision de combustible des hôtes chaque soir pendant la période du dîner; cependant, dans le cas de Cone, il est clair qu’il n’en fut pas ainsi, même si Wright avait l’impression que Cone n’avait pu faire de feu dans son foyer depuis son arrivée à cause du bois humide.
Le témoignage de l’appelant, que le savant juge de première instance a cru sincère, est à l’effet que, le mercredi après-midi, pendant la préparation du lunch dans un territoire de chasse, il a dit au guide Wright qu’il n’avait plus de kérosène pour son usage personnel et lui a alors demandé
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si les réservoirs «à l’extérieur» du bâtiment étaient ceux dont on se servait pour remplir le petit récipient utilisé pour verser du combustible sur le feu. Cone a déclaré que Wright a répondu à cette question en disant: [TRADUCTION] «Ouais, ou oui, ou quelque chose du genre». On peut résumer la version de Wright à ce sujet en citant l’extrait suivant de son témoignage en contre-interrogatoire:
[TRADUCTION] Q. Vous a-t-il demandé quelque chose à propos de l’huile?
R. Il ne m’a rien demandé à propos de l’huile.
Q. Rien du tout?
R. Rien du tout.
Il ressort clairement des motifs du jugement rendu par le savant juge de première instance, qui a vu et entendu ces deux témoins, qu’il a considéré que Cone pouvait raisonnablement tirer de sa conversation avec le guide le mercredi après-midi, la conclusion suivante, savoir que les réservoirs sur lesquels figurait l’inscription «réservoir d’huile galvanisé» contenaient du kérosène et constituaient la source d’approvisionnement du combustible à verser dans le petit récipient dont il devait se servir pour allumer le feu dans sa chambre.
A leur retour de la chasse, le guide a laissé Cone au New Lodge et est allé souper. Peu de temps après, Cone a entrepris d’allumer un feu. Comme il avait peu ou pas de bois d’allumage et que son récipient d’huile à chauffage était vide, il est sorti en emportant le petit récipient qui avait contenu de l’huile à chauffage et rendu à l’un des réservoirs marqués «réservoir d’huile galvanisé» il l’a rempli environ à moitié. Ensuite, il y a mis le doigt et a constaté qu’il contenait une substance qu’il dit «avoir trouvé huileuse», puis il a apporté le récipient dans sa chambre, a versé une partie du contenu (qu’il croyait être de l’huile à chauffage) sur le bois, et il a jeté une allumette dans le foyer. Une explosion se produisit immédiatement et le feu fit irruption hors du foyer. Cone et son épouse ont alors essayé d’étouffer le feu à l’aide des couvertures des deux lits et, ce faisant, ils ont renversé le petit récipient et l’essence qu’il contenait. Cone et sa femme ont immédiatement quitté la chambre pour donner l’alerte.
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L’incendie qui s’ensuivit a sérieusement endommagé l’immeuble. L’intimé prétend que l’incendie a été causé par la négligence de Cone, qui n’aurait pas pris les précautions d’usage pour connaître la nature de la substance qu’il a utilisée pour allumer le feu. Quand il a quitté sa chambre, après le début de l’incendie, Cone a couru trouver l’intimé et lui a tenu les propos suivants:
[TRADUCTION] Le feu est pris… je l’ai allumé… il y a eu confusion. Ce que je pensais être du kérosène devait être de l’essence et voici le résultat.
En vérité, il ne fait aucun doute que l’erreur de Cone est à l’origine de l’incendie: il a mal identifié le liquide qu’il a jeté sur le feu. Mais, dans cette affaire, il nous faut déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, Cone a fait preuve de négligence en agissant ainsi. A son pavillon, l’intimé avait établi la pratique de permettre à ses hôtes de verser de l’huile à chauffage sur les feux qu’ils allumaient dans leurs chambres. A l’instar du savant juge de première instance, je ne pense pas qu’il était déraisonnable de la part de Cone de croire que la source d’approvisionnement en huile à chauffage était les «réservoirs d’huile galvanisés» placés juste à l’extérieur du pavillon et qui, en fait, contenaient de l’essence. La conclusion à laquelle le savant juge de première instance est arrivé est résumée dans le paragraphe suivant de ses motifs de jugement:
[TRADUCTION] Le demandeur voudrait me faire croire que le défendeur a enfreint la consigne en remplissant son propre récipient d’huile, mais je ne le crois pas. Il a fait ce que feraient la plupart des hommes normaux. Il s’est renseigné auprès de Wright et il a agi en conséquence. Les mots «à l’extérieur» peuvent avoir eu une signification différente pour Cone et pour Wright: pour Wright, «à l’extérieur» de la chambre sur la véranda, ou même dans le bâtiment distant de 75 à 100 verges; pour Cone, «à l’extérieur» du pavillon. C’est ici que se trouve la cause du sinistre. Si Wright avait fait ce que Welock soutient qu’il était censé faire, le pavillon n’aurait subi aucun dommage par le feu. Je pense que même l’emploi de l’huile à chauffage pour allumer un feu dans un foyer constitue un risque; mais, le demandeur avait établi cette pratique depuis bon nombre d’années et il était convaincu qu’elle
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était sans danger. Cependant, il n’avait jamais prévu les événements du 26 octobre; Cone non plus d’ailleurs. Évidemment, on doit prendre grand soin en se servant d’essence, mais Cone ne savait pas qu’il se servait d’essence. Il employait, de la façon habituelle, ce qu’il croyait être de l’huile à chauffage, comme il le faisait depuis plusieurs années au pavillon.
L’avocat de l’intimé a attaché beaucoup d’importance à une réponse donnée par l’appelant au cours de son interrogatoire préalable, quand on lui a demandé si oui ou non il entretenait des soupçons à l’égard de la nature du contenu du petit récipient avant d’allumer le feu. Il a répondu:
[TRADUCTION] Mes soupçons étaient assez éveillés pour que j’en vérifie l’odeur; mais, en fait, je ne pense pas que, pris séparément, je sois capable de différencier un hydrocarbure d’un autre.
En contre-interrogatoire, les propos suivants ont été échangés:
[TRADUCTION] Q. Alors, M. Cone, pourquoi entreteniez-vous ces soupçons à l’égard du contenu?
R. Eh bien, quand vous prenez quelque chose d’un récipient non étiqueté, c’est toujours une bonne idée d’essayer d’en vérifier le contenu.
L’avocat de l’intimé a interprété ces réponses comme équivalant à un aveu par Cone du fait que le liquide qu’il a versé sur le bois dans son foyer pouvait ne pas être de l’huile à chauffage mais de l’essence. Sous cet aspect, j’accepte la conclusion du savant juge de première instance quand il dit, en parlant des actes posés par l’appelant après qu’il eût rempli partiellement le petit récipient (marqué Pièce P-3):
[TRADUCTION] Il est allé à l’extérieur avec P-3 et l’a rempli à moitié avec le contenu de P-4 (un des réservoirs de plus grande dimension marqués réservoir d’huile galvanisé). Il a ensuite plongé son doigt dans P-3 et en a palpé le contenu qui, à son dire, lui a paru huileux. Cone souffre de sinusite et il soutient que son odorat n’est pas très fin, pas même normal. Après, il a pénétré dans sa chambre… a versé sur le bois de la façon habituelle ce qu’il croyait être de l’huile à chauffage et il a déposé le récipient P-3, débouché, sur le plancher…
Je ne crois pas que la preuve me justifie de présumer que Cone savait qu’il se servait d’essence. En fait, comme le savant juge de première instance, je suis convaincu qu’il croyait se servir
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d’huile à chauffage et que les soupçons qu’il pouvait entretenir quand il a versé le liquide des gros réservoirs ont été dissipés quand il a trempé son doigt dans le petit récipient et a trouvé la substance huileuse.
L’intimé a appelé, à titre de témoin expert, M.K.S. Settle, contremaître au Laboratoire général de la raffinerie Irving, pour obtenir une opinion sur les propriétés du kérosène et de l’huile à chauffage d’une part et de l’essence d’autre part. Au cours du contre-interrogatoire, on a demandé à ce dernier:
[TRADUCTION] Q. Vous conviendrez pourtant que l’odeur de l’huile à chauffage n’est pas très différente de celle de l’essence. Elles ont toutes deux une odeur de pétrole.
R. Oui. Les deux ont une odeur, une odeur de pétrole.
Q. Ne serait-il pas plus facile pour une personne qui n’est pas très familière avec ces produits de les différencier en les ayant tous deux ensemble, pour faire la comparaison?
R. Oui. Je pense que ça faciliterait la chose.
En concluant que l’appelant avait été négligent, M. le Juge Limerick a dit, dans les motifs du jugement qu’il a rendu au nom de la Chambre d’appel:
[TRADUCTION] Le défendeur a fait usage d’un liquide inconnu pour allumer le feu dans sa chambre; il entretenait des soupçons à l’égard du contenu du récipient et, de son propre aveu, il ne savait pas au juste s’il s’agissait d’essence ou d’huile à chauffage. Il a senti le liquide, y a trempé son doigt et il l’a frotté entre le doigt et le pouce pour en déterminer l’onctuosité. Il a clairement fait preuve de négligence en allumant un feu à l’aide d’un liquide inconnu qu’il soupçonnait pouvoir être de l’essence, sans procéder à un examen plus approfondi et sans se renseigner de façon directe, et aussi en laissant le réservoir débouché près du feu sur le plancher. Sa négligence a constitué l’unique cause des dommages à la propriété du demandeur.
En toute déférence, je suis incapable de trouver aucune preuve que Cone aurait admis qu’il ne «savait pas au juste s’il s’agissait d’essence ou d’huile à chauffage» quand il s’est servi du liquide pour allumer un feu dans sa chambre, ni aucune preuve au soutien de l’affirmation qu’il aurait allumé le feu «à l’aide d’un liquide inconnu qu’il soupçonnait pouvoir être de l’essence». Je pense
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que son témoignage doit être lu à la lumière de la réponse qu’il a donnée après son contre‑interrogatoire, quand on lui a demandé ce qu’il pensait de la nature du liquide qu’il avait apporté à sa chambre dans le petit récipient pour allumer le feu. Son témoignage se lit ainsi:
[TRADUCTION] Q. Et ensuite, quand vous êtes allé dans le pavillon pour — ou dans la chambre pour allumer le feu, quelle était alors votre disposition d’esprit?
R. J’étais sûr qu’il s’agissait d’huile à chauffage.
A la lumière de toute la preuve, il s’agit de déterminer si Cone avait, envers l’intimé, une obligation légale de prendre plus de précautions qu’il en a pris en identifiant la nature du liquide qu’il a mis dans son foyer. Comme je l’ai déjà indiqué, je suis du même avis que le savant juge de première instance, savoir que Cone a agi d’une façon raisonnable et cela implique que, dans les circonstances, il n’avait aucunement l’obligation envers l’intimé de prendre plus de précautions qu’il n’en a pris.
Ayant considéré toute la preuve, je suis incapable de conclure que l’intimé s’est acquitté de l’obligation qu’il avait assumée au cours des plaidoiries, c’est-à-dire, prouver que l’appelant n’a pas pris des précautions raisonnables ou convenables en allumant le feu. Comme je suis convaincu que la preuve est à l’effet qu’il n’y a pas eu de négligence de la part de l’appelant, il n’est pas nécessaire de discuter du plaidoyer de res ipsa loquitur.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir ce pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Chambre d’appel de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick et de rétablir le jugement du savant juge de première instance rejetant cette action avec dépens.
L’appelant a droit à ses dépens à la Chambre d’appel et en cette Cour.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Yeoman & Kearney, Moncton.
Procureurs du demandeur, intimé: Nicholson & Nicholson, St. Stephen.