Cour Suprême du Canada
Waisman et Ross et al. c. Crown Trust Company, [1970] R.C.S. 553
Date: 1970-03-02
Allan H. Waisman et Jack M. Ross, faisant affaires sous les nom et raison sociale de Waisman, Ross & Associates et ladite société Waisman, Ross & Associates (Demandeurs) Appelants;
et
Crown Trust Company (Défenderesse) Intimée.
1969: les 4 et 5 novembre; 1970: le 2 mars.
Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Martland, Ritchie, Hall et Spence.
EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME D’ALBERTA
APPEL d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême d’Alberta[1], accueillant l’appel de l’intimée et rejetant la demande incidente des appelants à l’encontre d’un jugement du Juge Greschuk. Appel accueilli.
M.V. McDill, pour les demandeurs, appelants.
J.L. MacPherson, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE EN CHEF — Il s’agit d’un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Chambre d’appel de la Cour Suprême d’Alberta1, rendu le 6 mars 1969. Cet arrêt a accueilli l’appel de l’intimée et rejeté l’appel incident des appelants à l’encontre d’un jugement du Juge Greschuk, du 30 novembre 1967. Ce dernier jugement déclare que les appelants ont un privilège valable et effectif sur certains immeubles situés dans la ville de Red Deer, au montant de $8,662.72 et intérêts, en vertu du Mechanics’ Lien Act, 1960 (Alta.), c. 64. L’appel incident demande que le montant adjugé par le savant juge de première instance soit augmenté de $5,000.
Les noms de plusieurs défendeurs figurent à la demande introductive d’instance, mais seules l’intimée et «The Huron & Erie Mortgage Corporation» ont présenté une défense au procès. L’intimée en cette Cour a été la seule partie à l’appel devant la Chambre d’appel.
Au procès, les moyens de défense de l’intimée ont été: (i) que l’intimée et ceux pour qui elle
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détient les immeubles contre lesquels un privilège est réclamé s’en sont portés acquéreurs pour valeur, sans avoir reçu avis de l’existence du privilège, et par conséquent les possèdent libres du privilège; (ii) que le privilège n’a pas été réclamé dans les délais prévus; et (iii) que les appelants n’ont droit à aucun honoraire, n’étant pas dûment immatriculés ou autorisés à exercer en Alberta. La défenderesse Huron & Erie Mortgage Corporation a aussi opposé une fin de non-recevoir, mais ce plaidoyer a été rejeté par le savant juge de première instance; cette défenderesse n’ayant pas interjeté appel, point n’est besoin de considérer davantage ce moyen de défense.
Devant la Chambre d’appel, l’intimée a soutenu pour la première fois que le privilège est frappé de nullité du fait que le bordereau de privilège a été inscrit sous la raison sociale des appelants plutôt que sous le nom des associés. La Chambre d’appel a admis cette prétention, accueilli l’appel et rejeté l’action, sans juger nécessaire de considérer aucun autre moyen d’appel ou de défense.
Les faits pertinents sont relatés clairement et en détail dans les motifs du savant juge de première instance et il n’est pas nécessaire de les mentionner de nouveau.
Le bordereau de privilège a été enregistré le 29 juillet 1963; il débute ainsi:
[TRADUCTION] Waisman, Ross & Associates, architectes du n° 10 rue Donald, Winnipeg, Manitoba, réclament un privilège en vertu du Mechanics’ Lien Act…
et il est signé:
WAISMAN, ROSS & ASSOCIATES By: «H.W.R. McMillan»
L’exactitude en est attestée par la déclaration sous serment de H.W.R. McMillan, où il est désigné comme (TRADUCTION) «le mandataire du créancier susmentionné».
La demande introductive d’instance, produite le 10 mars 1966, s’ouvre par le paragraphe suivant:
[TRADUCTION] 1. Les demandeurs, Allan H. Waisman et Jack M. Ross sont architectes et tous deux
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résident en la ville de Winnipeg, dans la province du Manitoba, où ils font affaires sous les nom et raison sociale de Waisman, Ross & Associates. Durant toute l’époque en cause dans cette action, les demandeurs faisaient affaires en la province d’Alberta par l’entremise de leur agent, H.W.R. McMillan, un architecte immatriculé dans la province d’Alberta, sous les nom et raison sociale de McMillan, Long & Associates.
Les assertions contenues dans ce paragraphe ont été prouvées au procès.
Le jugement unanime de la Chambre d’appel a été rendu par le Juge d’appel Allen. Le fondement de la décision se trouve aux passages suivants de ses motifs:
[TRADUCTION]… Je suis convaincu que les membres de la société individuellement auraient eu droit au privilège d’architecte.
Mais, dans cette affaire, le bordereau de privilège qui a été inscrit indique clairement que le créancier du privilège est la société Waisman, Ross & Associates, et non les membres de cette société.
Il ne fait aucun doute qu’en vertu de notre droit, une société comme telle ne constitue pas une personne morale et n’a aucune existence juridique.
* * *
Dans cette affaire, les créanciers du privilège ne sont pas les membres de la société individuellement — le nom et l’adresse du créancier du privilège, ou «lienholder» (art. 27) est mentionné dans le bordereau de privilège inscrit comme (traduction) «Waisman, Ross & Associates, architectes, du n° 10 rue Donald, Winnipeg, Manitoba» et il est signé «Waisman, Ross & Associates, By: H.W.R. McMillan».
Dans la déclaration sous serment qui atteste le privilège, Hugh W.R. McMillan de Calgary, architecte, jure qu’il est le mandataire (traduction) «du créancier susmentionné» et qu’il a pleine connaissance des faits énoncés dans le bordereau susdit. Dans le bordereau de privilège, aucune mention n’est faite des personnes qui forment la société Waisman, Ross & Associates et leurs noms ne sont pas révélés.
Donc, de ses propres termes, il appert que la demande de privilège est faite par ou au nom d’une entité n’ayant pas d’existence juridique et elle ne peut donc être reconnue.
* * *
Je suis d’avis que l’inscription d’un bordereau de privilège au nom de la société était frappée de
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nullité, et non d’un vice qui peut être corrigé en vertu de l’art. 28 du Mechanics’ Lien Act; en conséquence, le privilège ainsi que la demande fondée sur lui ne peuvent être admis.
Le Juge d’appel Allen s’est appuyé sur le passage suivant, tiré d’un jugement unanime de cette Cour, rendu par mon collègue le Juge Ritchie dans Clarkson Co. Ltd. et autres c. Ace Lumber Ltd. et autres[2], à la p. 114:
[TRADUCTION] Les extraits ci-dessus des motifs du jugement majoritaire en Cour d’appel me démontrent que la conclusion qu’on y a tirée est fondée dans une large mesure sur la présomption que les dispositions du Mechanics’ Lien Act, qui décrivent et délimitent les catégories de personnes qui ont droit au privilège, doivent être interprétées d’une façon libérale et que leurs termes doivent être adaptés pour tenir compte des circonstances rencontrées dans la présente affaire.
En toute déférence, je suis d’avis que la bonne façon d’interpréter cette loi est exprimée dans l’opinion dissidente du Juge d’appel Kelly, où il dit que:
[TRADUCTION] Le privilège communément connu sous le nom de privilège de constructeur est inconnu en common law et doit son existence en Ontario à une série de lois, dont la plus récente est 1960, S.R.O. c. 233. Cette loi fait exception à la common law, dans la mesure où elle crée, sur les immeubles du propriétaire dans les circonstances mentionnées, une charge qui n’existerait pas sans cette loi et accorde à une catégorie de créanciers une garantie ou un droit de préférence dont ne jouissent pas tous les créanciers du même débiteur. En conséquence, bien que la loi puisse mériter une interprétation libérale relativement aux droits qu’elle confère à ceux auxquels elle s’applique, on doit lui donner une interprétation stricte en déterminant si celui qui réclame un privilège est bien une personne à laquelle la loi en accorde un.
Je suis d’avis que ce texte trouve son application dans les circonstances de la présente affaire; mais, en toute déférence, je ne suis pas d’accord avec la Chambre d’appel quant au résultat de cette application. Selon l’opinion exprimée tant par le Juge Greschuk que par la Chambre d’appel et avec laquelle je suis d’accord,
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la loi, même interprétée strictement, accorde le droit au privilège à Allan H. Waisman et à Jack M. Ross. La Chambre d’appel a rejeté leur demande pour le motif que le bordereau de privilège inscrit était entaché d’un vice de forme entraînant nullité.
Le seul vice allégué est le défaut de se conformer à l’art. 27(2) (a) (i) du Mechanics Lien Act, qui se lit comme suit:
[TRADUCTION]
(2) Le bordereau de privilège doit indiquer
(a) le nom et la résidence du
(i) créancier du privilège (lien-holder).
Comme il appert des extraits de ses motifs, précités, la Chambre d’appel est d’avis que la mention du nom du créancier du privilège comme «Waisman, Ross & Associates», frappe le certificat de nullité. Comme le souligne le Juge d’appel Allen, il est vrai qu’une société n’est pas une personne morale; par contre, l’usage du nom de la société est une façon commode et habituelle de décrire les membres qui, pris collectivement, la composent. À mon avis, dans les circonstances de cette affaire, nommer la société équivalait à nommer les associés. On n’a pas prétendu que personne ait été induit en erreur ou en ait subi un préjudice et il importe de noter qu’on n’y a même pas pensé au procès. Si le bordereau de privilège ne rencontre pas exactement les exigences de l’art. 27, je suis d’avis qu’il rencontre celles de l’art. 28:
[TRADUCTION] 28. (1) L’observation en substance de l’article 27 suffit et un privilège n’est pas invalidé par défaut de se conformer à une des exigences de l’article 27 sauf si, de l’avis du tribunal, le propriétaire, l’entrepreneur, le sous-traitant, le créancier hypothécaire ou une autre personne en souffre préjudice.
(2) Lorsque, de l’avis du tribunal, une personne souffre préjudice du défaut de se conformer à l’article 27, le privilège n’est invalidé que dans la mesure du préjudice causé à cette personne par le défaut.
(3) Rien dans cet article ne dispense de l’enregistrement d’un privilège.
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En ce qui a trait aux autres moyens de défense invoqués par l’intimée, je suis d’avis que le savant juge de première instance les a rejetés à bon droit et je suis sensiblement d’accord avec ses motifs.
Il nous reste à considérer l’appel incident, que la Chambre d’appel n’a pas jugé nécessaire d’aborder. Après avoir indiqué qu’un montant de $5,000 avait été reçu par la société demanderesse, le savant juge de première instance a dit:
[TRADUCTION]… À cette époque, le montant dû sur le privilège était de $13,662.72 et le total dû pour toutes les constructions était d’environ $19,000. Celui qui a fait le paiement n’a pas dit sur quoi la somme de $5,000 devait être imputée; cependant, la preuve que j’accentue me convainc que le comptable de la société demanderesse l’a imputée sur la dette faisant l’objet du privilège. Le solde dû à la demanderesse au titre du privilège est donc de $8,662.72, comme je l’ai indiqué.
La conclusion du savant juge de première instance à l’effet que le comptable de la société demanderesse a imputé les $5,000 sur la dette privilégiée en l’inscrivant dans les livres de la société n’est pas contestée; toutefois, rien au dossier n’indique que cette imputation ait été communiquée au débiteur. Lorsque le bordereau de privilège a été enregistré et, plus tard, lorsque la demande introductive d’instance a été produite, il était clair qu’un crédit de $5,000 n’avait pas été imputé sur la dette privilégiée. Cela constituait un avis au débiteur que le paiement avait été imputé sur l’autre dette.
Le principe applicable est énoncé aux deux passages suivants, tirés des exposés de motifs dans Cory Brothers & Co. v. Owners of Turkish Steamship «Mecca»[3],
Lord Herschell, à la p. 292:
[TRADUCTION]… Il est évident que si les appelants avaient simplement inscrit dans leurs propres livres un état de compte comme celui qui a été transmis, cette écriture n’aurait pas constitué une imputation faite par eux et ils auraient encore eu le loisir d’imputer le paiement à leur guise. Cepen-
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dant, il est également évident qu’ayant fait une imputation et l’ayant communiquée à leurs débiteurs, ils n’auraient plus le droit de faire une autre imputation.
Lord Macnaghten, aux pp. 293 et 294:
[TRADUCTION] Vos Seigneuries, la loi de l’Angleterre sur ce sujet est très claire. Quand un débiteur effectue un paiement à son créancier il peut imputer la somme comme il l’entend et le créancier doit faire l’imputation en conséquence. Si le débiteur n’indique aucune imputation au moment où il effectue le paiement, le droit à l’imputation échoit au créancier. En 1816, quand l’affaire Clayton (1 Mer. 585, 608) fut décidée, il semble que l’on pouvait dire que le créancier devait faire son choix immédiatement conformément à la règle du droit civil, ou à tout le moins dans un délai raisonnable, quelle que soit la signification que cette expression, prise sous ce rapport, puisse revêtir. Mais on a depuis longtemps décidé, et c’est maintenant tout à fait établi, que le créancier a le droit de faire son choix «jusqu’à la dernière minute» et qu’il n’a pas à l’arrêter en des termes explicites. Il peut le déclarer en prenant action, ou par tout autre moyen qui exprime clairement son intention et son but.
À mon avis, l’appel incident aurait dû être accueilli.
Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens en cette Cour et en la Chambre d’appel, d’ordonner que le jugement de première instance soit modifié en inscrivant le montant de $13,662.72 au lieu de celui de $8,662.72 et en modifiant le calcul des intérêts en conséquence, et que le jugement de première instance soit rétabli avec ces modifications.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs des demandeurs, appelants: Ballem, McDill, Maclnnes & Eden, Calgary.
Procureur de la défenderesse, intimée: MacPherson, Kelly, O’Neil & MacLeod, Calgary.
[1] (1969), 67 W.W.R. 61, 2 D.L.R. (3d) 416.
[2] [1963] R.C.S. 110
[3] [1897] A.C. 286.