Cour Suprême du Canada
Paulin c. Poirier, [1970] R.C.S. 576
Date: 1970-03-02
René Paulin Appelant;
et
Jean-Paul Poirier Intimé.
1969: le 18 novembre; 1970: le 2 mars.
Présents: Les Juges Fauteux, Abbott, Ritchie, Hall et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement majoritaire de la Cour du banc de la reine, province de Québec, infirmant un jugement du Juge Ste-Marie. Appel accueilli.
Micheline Corbeil et Pierre Messier, pour l’appelant.
Roy Fournier, c.r., pour l’intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — L’intimé, un épicier détenant un permis de vente de bière, fut élu maire de la municipalité de Deschênes le 15 mai 1967. Invoquant défaut de qualité du candidat élu, l’appelant intenta le 1er juin suivant une action en contestation d’élection devant un juge de la Cour provinciale, en vertu des art. 314 et suivants du Code municipal.
Vers la fin de l’enquête, l’intimé décida de contester la compétence d’un juge de la Cour provinciale dans une telle affaire et il obtint un bref d’évocation en Cour supérieure; ce bref fut subséquemment rejeté au fond par le juge Paul Ste-Marie. A la majorité la Cour d’appel infirma cette décision et statua, en substance, qu’en vertu de l’art. 36 du Code de procédure civile, seul un banc de trois juges de la Cour provinciale a compétence en matière de contestation d’élection pour défaut de qualité.
La partie pertinente de cet article est la suivante:
36. Nonobstant toute disposition législative inconciliable avec la présente, la Cour provinciale a juridiction exclusive pour connaître, en dernier ressort, de toute demande ou action intentée en vertu du Chapitre II du titre VI du livre Cinquième et ayant trait à l’usurpation, la détention ou l’exercice illégal d’une charge dans une corporation municipale ou scolaire quelle que soit la loi qui la régit.
La cause est entendue et décidée par un juge de la Cour provinciale lorsque la seule question en litige est la qualification foncière du défendeur.
Dans tous les autres cas, elle est entendue par trois juges de la Cour provinciale désignés par le juge en chef dont la juridiction administrative s’étend au district dans lequel l’action est intentée.
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Comme le juge Rinfret, dissident en Cour d’appel, j’ai souligné les mots qui indiquent clairement que ce texte venant d’une loi de 1958 (6-7 Eliz. II, c. 38) ne s’applique qu’aux demandes ou actions intentées en vertu d’un certain chapitre du Code de procédure civile qui comprend les art. 838 à 843. Dans ces dispositions on ne trouve rien qui tende à indiquer qu’elles régissent les procédures de contestation d’élections municipales instituées en vertu du Code municipal, au contraire, l’art. 843 se lit comme suit:
843. Les procédures en contestation de l’élection d’un maire, d’un échevin ou d’un conseiller municipal ne peuvent être intentées en vertu des dispositions du présent chapitre, si ce n’est pour défaut de qualité.
Lorsque le Code municipal actuel a été décrété en 1916, le Code de procédure en vigueur, tout comme le précédent, renfermait aux art. 987 à 991 des dispositions substantiellement identiques à celles des art. 838 à 842 du Code actuel. C’est manifestement un recours complètement distinct et indépendant que prévoit le Code municipal de 1916, comme celui de 1871, au titre «des élections contestées» (art. 314 à 319). Jusqu’en 1958, notons-le bien, le recours prévu au Code de procédure (ou quo warranto) était toujours dans tous les cas, de la compétence exclusive de la Cour supérieure, alors que l’art. 315 du Code municipal actuel, comme l’art. 348 du précédent choisissait comme juridiction la Cour de circuit ou la Cour du magistrat.
La dualité de recours en contestation pour défaut de qualité, était pleinement reconnue par la jurisprudence bien avant que la législature ne décrète le Code municipal actuel. En 1898, la Cour de Révision décidait dans Allard c. Charte-bois[1]:
2. L’on ne peut, après l’expiration des délais accordés pour contester une élection municipale, faire déclarer vacant le siège d’un conseiller municipal, par la procédure du bref de Quo warranto, en invoquant une incapacité qui n’existe pas actuellement lors de l’émanation du bref, même alors que cette incapacité ait existé lors de l’élection et eût pu être un motif valide de contester telle élection devant le tribunal compétent aux termes des art. 346 et suiv. CM.
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Après avoir cité six décisions antérieures le juge DeLorimier disait (à p. 324):
Dans toutes ces causes le principe a été reconnu que le recours établi par les art. 346 et suivants du code municipal, n’est pas exclusif de la procédure dans la nature de Quo warranto (art. 1016 anciencode de procédure et 987 et suivants nouveau code de procédure), lorsque la personne usurpe actuellement une charge publique au mépris d’une disposition expresse de la loi.
En 1899, la Cour de Révision déclarait dans Sigouin c. Viau[2]:
Considérant que le requérant en prouvant, comme il l’a fait, qu’il est propriétaire d’immeubles portés au rôle d’évaluation, et qu’il doit et paie des taxes à la corporation, a suffisamment établi son intérêt à faire la présente requête, et qu’il n’était pas obligé de prouver qu’il était électeur municipal, l’article 346 C.M. ne s’appliquant pas à la cause actuelle;
En 1913, dans un litige où le tribunal devait considérer en regard d’un «quo warranto» des dispositions de la Loi de l’instruction publique semblables à celles du Code municipal, la Cour d’appel statuait dans Désaulniers c. Désaulniers[3] après une longue revue des décisions antérieures:
1°. Lorsqu’une cause d’inéligibilité à une charge publique est, aussi, une cause d’incapacité de l’exercer, le recours du quo warranto est ouvert en tout temps contre celui qui en est frappé et qui détient la charge.
2°. La qualité de savoir lire et écrire est exigée par la loi, non seulement comme condition d’éligibilité à la charge de commissaire d’école, mais comme condition de capacité pour l’exercer.
Le juge Carroll, dissident, disait cependant (Ã p. 90):
Il faut donner effet à l’article 145 c. scol., qui édicté qu’une élection peut être contestée pour incapacité du candidat et nomme un tribunal, à l’exclusion de tout autre, pour juger de cette incapacité. Si nous n’acceptons pas la doctrine trop absolue que cet article couvre toutes les incapacités, il faut dire qu’il a pour effet de couvrir les incapacités relatives, si l’on ne s’en prévaut pas dans les délais fixés pour ce faire, tout comme une nullité relative est couverte, si un délai est accordé pour la dénoncer et que l’on ne s’en prévaille pas.
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La législature a commencé en 1925 à se préoccuper de la dualité de recours au cas d’élection d’un inéligible. La loi 15 Geo. V., c. 84 a tout d’abord, par son art. 1, ajouté à Fart. 987 du Code de procédure l’alinéa suivant:
Aucune plainte basée sur l’inhabilité aux charges municipales prévue par le paragraphe 12 de l’article 227 du Code municipal ne peut être portée en vertu des dispositions qui précèdent.
Ensuite, après un article redéfinissant cette inhabilité comme suit: «Quiconque ne sait ni lire ni écrire», l’art. 3 a ajouté à l’art. 318 du Code municipal relatif au jugement sur une contestation d’élection: «Ce jugement est final et sans appel». L’année suivante, par 16 Geo. V., c. 66, on a ajouté au Code de procédure un art. 987a que reproduit en substance l’art. 843 du Code actuel.
A l’audition l’avocat de l’intimé a signalé que la législature avait en même temps, par l’art. 1 du c. 36, inséré une disposition analogue dans la Loi des cités et villes mais n’avait pas fait de même pour le Code municipal. Il a prétendu qu’il fallait en déduire que le législateur considérait que les dispositions du Code municipal sur les contestations d’élections ne visaient pas la nullité pour cause d’inhabilité de l’élu. Cet argument est à rejeter, la répétition n’ajoute rien à l’effet d’un texte législatif, ce n’est qu’une affaire de commodité assez discutable d’ailleurs. De toute façon le texte de l’année précédente, qui n’a été abrogé qu’en 1949 (13 Geo. VI, c. 70, art. 3), indique au contraire que le législateur considérait qu’un autre recours existait.
Notons en passant ce que le juge Adjutor Rivard a dit de la loi de 1926 dans Legault c. Paiement[4]:
L’intimé occupe la charge de maire en vertu d’une élection municipale, tenue le 14 janvier 1925 avec toutes les formalités requises. Si cette élection n’était pas valide, il eût fallu la contester sous l’empire de l’art. 315 C.M. Le cas n’est pas assimilable à ceux où le recours par quo warranto a été accueilli, parce qu’il n’y avait eu aucune élection ou seulement un simulacre d’élection. L’art. 987-a C.P., ajouté par la loi 16 Geo. V, ch. 66 (en vigueur le 24 mars
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1926), règle définitivement cette question; mais même sous la loi applicable en 1925, telle qu’interprétée par la jurisprudence, il ne pouvait y avoir, dans l’espèce, lieu à la poursuite de l’art. 987.
Il faut maintenant constater que le Code de procédure de 1965 a supprimé presque toute différence entre la procédure qu’il prescrit pour exercer le recours prévu à son art. 838 («quo warranto») et celle que détermine le Code municipal pour les contestations d’élections (art. 314 à 319). Dans l’un et l’autre cas c’est une action ordinaire. La seule différence est que l’art. 839 du premier exige un dépôt de $200 et l’art. 317 du second, $100 seulement. Il n’est plus nécessaire dans le premier cas de demander par requête la délivrance du bref comme l’exigeait auparavant la combinaison des art. 980 et 988.
Ici il semble que la majorité en Cour d’appel a cru que la poursuite était intentée en vertu du Code de procédure et non du Code municipal, en effet le juge Owen dit:
[TRADUCTION] En vertu du premier alinéa de l’article 36 C.P., nonobstant toute disposition législative inconciliable, la Cour provinciale a juridiction exclusive en la matière.
Si l’on examine le dossier on constate cependant que le bref porte à l’endos comme description de la demande: «Contestation d’élections».
Les conclusions essentielles sont comme suit:
DÉCLARER que le défendeur Jean-Paul Poirier ne pouvait être élu maire de la Municipalité, mise-en-cause, du Village de Deschênes, lors de l’élection tenue le 15 mai 1967 et que par conséquent l’élection est nulle quant à lui;
DÉCLARER élu maire de la Municipalité du Village de Deschênes le demandeur René Paulin;
Par la force des choses ces conclusions, dans un cas semblable, de même que les faits invoqués, seraient sans doute susceptibles de valoir comme demande formée en vertu du Code de procédure aussi bien que comme contestation d’élections. C’est la conséquence inéluctable de la simplification et de l’uniformisation de la procédure ainsi que de l’attribution de la compétence à la même Cour. Cela n’empêche pas les deux recours de rester distincts et de demeurer régis par leurs règles propres.
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Il est bien vrai que le double recours a pour conséquence que la même question, le défaut de qualité d’une personne élue à une charge municipale, est jugée par un tribunal différent selon que la poursuite est intentée comme contestation d’élection ou comme «quo warranto». Cependant la loi Geo. V, c. 36, démontre que c’est bien ainsi que le législateur l’entend. Par un même article il réédicte expressément le droit de recourir à la contestation d’élection suivant la Loi des cités et villes au cas de défaut de qualité de l’élu et ensuite il édicte un texte qui dans ce cas-là permet également d’exercer le recours prévu au Code de procédure.
Avec déférence je ne puis accepter le raisonnement fait par le juge Taschereau en se basant sur l’arrêt Bégin c. Plante[5]. L’article 36 du Code de procédure ne décrète pas de façon absolue que «c’est la Cour provinciale à l’exclusion de toute autre qui doit décider» toute question de cens d’éligibilité. Ce texte ne vise que «toute demande ou action intentée en vertu du Chapitre II du Titre VI du Livre Cinquième». On ne peut pas méconnaître cette restriction pour y substituer une conception d’uniformité qui n’est pas celle du législateur. Nous sommes en présence d’une disposition tout à fait particulière et, faut-il le souligner, le résultat qui en découle, n’est aucunement une règle générale.
Ici le demandeur avait le droit de former sa demande en vertu du Code municipal. Il l’a fait de la façon prescrite par ce Code-là et en temps utile. L’article 36 du Code de procédure est manifestement une disposition d’exception. Le défendeur, l’intimé qui en réclame l’application, devait démontrer qu’elle s’applique au présent litige. C’est ce à quoi il n’a pas réussi; la demande ayant été formée comme contestation d’élection et non en vertu de l’art. 838 du Code de procédure.
Pour soutenir qu’on doit la considérer comme intentée en vertu de ce dernier texte l’intimé a prétendu que dans l’art. 314 du Code municipal le mot «élection» veut dire «votation» et le mot «incapacité» doit s’entendre uniquement de celle des électeurs. Cette prétention ne mérite guère qu’on s’y arrête car aucun motif n’a été indiqué pour s’écarter ainsi du sens littéral de la disposi-
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tion qui est aussi celui que la jurisprudence a depuis longtemps consacré.
L’intimé n’a pas manqué de faire état du fait que ses procédures d’évocation ont arrêté le litige assez longtemps pour que la durée de ses fonctions s’achève avant que la contestation de son élection ne soit jugée, et que, de plus, la législature a abrogé la disposition en vertu de laquelle on le prétend inhabile à être élu. Cette abrogation découle du nouvel art. 227 du Code municipal édicté par l’art. 8 de la loi 17 Eliz. II, c. 86 entrée en vigueur le 18 décembre 1968. Cela ne saurait être à considérer dans le présent litige où la question en jeu est non pas la contestation de l’élection de l’intimé mais sa requête en évocation, une instance distincte de l’autre et où il réclame l’application d’un texte toujours en vigueur, l’art. 36 du Code de procédure. C’est, dans une matière d’intérêt public, une question de juridiction sur laquelle de grandes divergences de vues se sont manifestées et le pourvoi a été admis en vue de la trancher.
A ce sujet il me faut faire observer avec déférence pour le juge qui a autorisé la délivrance du bref d’assignation, que la difficulté de la question de droit ne le dispense pas de l’obligation de la trancher. Cette obligation lui est imposée par le texte formel de l’art. 847 C.P. conformément à la jurisprudence récente: (Ville de Montréal c. Benjamin News[6]). Comme on peut le constater en la présente affaire, la suspension des procédures n’est pas sans inconvénients; souvent elle frustre le demandeur de son recours.
Le dossier fait voir que l’inscription en appel du jugement rejetant le bref d’évocation n’a pas été signifiée à ceux qui étaient mis-en-cause en Cour supérieure, notamment le tribunal inférieur et la municipalité. L’appelant n’ayant pas invoqué cela devant nous, il ne semble pas nécessaire de considérer, vu la conclusion sur le fond, s’il y avait chose jugée selon le principe de l’arrêt Goulet c. St-Gervais[7].
Pour ces motifs je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel, de réta-
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blir le jugement de la Cour supérieure rejetant le bref d’évocation avec dépens contre l’intimé dans toutes les cours, et d’ordonner que le dossier de la demande en contestation d’élection soit retourné à la Cour provinciale du district de Hull.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelant: Lemay, Paquin & Corbeil, Montréal.
Procureur de l’intimé: R. Fournier, Hull
[1] (1898), 14 C.S. 310.
[2] (1899), 16 C.S. 143 Ã 147, 5 R de J. 410.
[3] (1913), 22 B.R. 71.
[4] (1926), 41 B.R. 525 Ã 528.
[5] [1969] B.R. 238.
[6] [1965] B.R. 376.
[7] [1931] R.C.S. 437, [1931] 3 D.L.R. 604.