Cour Suprême du Canada
Cominco Limited c. Bilton, [1971] R.C.S. 413
Date: 1970-05-04
Cominco Limited (Demanderesse) Appelante;
et
T.E. Bilton (Défendeur) Intimé.
1969: le 30 avril et le 1er mai; 1970: le 4 mai.
Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Abbott, Martland, Ritchie et Spence.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement du Juge Sheppard, juge suppléant en amirauté pour le district de la Colombie-Britannique, rejetant une action en dommage intentée au capitaine d’un remorqueur. Appel rejeté, le Juge Spence étant dissident.
W.J. Wallace, c.r., et H.C.K. Housser, pour la demanderesse, appelante.
Vernon Hill, c.r., pour le défendeur, intimé.
Le jugement du Juge en Chef Cartwright et des Juges Abbott, Martland et Ritchie a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de jugement de mon collègue le Juge Spence, mais puisque, malheureusement, nous paraissons en désaccord sur les conséquences de certains aspects de la preuve, je crois bon d’exposer ma façon de comprendre les faits sur lesquels le savant juge de première instance a fondé sa décision.
Les allégations présentées au nom de l’appelante s’appuient en grande partie sur l’interprétation que son avocat donne aux dépositions faites par l’intimé, quant au temps, aux distances et à d’autres points de détail, au cours du contre-interrogatoire et de l’interrogatoire préalable; il me paraît donc important de songer qu’au procès l’intimé a relaté des événements remontant à plus de six ans et huit mois et que ces événements étaient vieux de quatre ans lors de son interrogatoire préalable. Un déclaration de son avocat, cherchant à l’époque à produire les notes sur les opérations de renflouement exigées par le coulage relaté ci-après, illustre bien la tâche assumée par l’appelante en l’espèce. L’avocat a dit alors:
[TRADUCTION] Il s’agit ici d’un coulage que nul n’a vu se produire. Je soutiens cependant qu’à l’aide
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des notes sur les manœuvres de renflouement des barges, il est encore possible de reconstituer les faits et d’expliquer le coulage.
(Les italiques sont de moi.)
L’appelante a tenté d’imputer le coulage à la faute de l’intimé en essayant de reconstituer et d’expliquer des événements que non seulement nul n’a vu se produire, mais encore qui sont assez lointains pour déformer et même obscurcir en partie les souvenirs des témoins. Ainsi, lorsqu’on a essayé, en contre-interrogatoire, d’obliger l’intimé à des précisions chronologiques, il n’a pu que répondre: «Il y a si longtemps de cela. Je confonds aujourd’hui les divers moments».
Le savant juge de première instance a dû peser ces circonstances pour juger de la preuve, avant de rendre sa décision treize jours après le procès, alors qu’il avait encore frais à la mémoire la substance et les modalités des dépositions.
L’action intentée à l’intimé en sa qualité de capitaine de remorqueur employé par Straits Towing Limited (ci-après appelée “Straits”), allègue que dans l’exécution du contrat aux termes duquel son employeur s’engageait à transporter par eau les effets de l’appelante de Vancouver à Port McNeill (C.-B.), le capitaine a fait preuve d’une négligence telle que les chalands transporteurs ont coulé à leur lieu d’amarrage au bassin des estacades de Port McNeill et que leur cargaison a été perdue ou avariée.
Straits n’est aucunement en cause dans ce litige, mais il est intéressant de noter dans la déposition de son président que Consolidated Mining and Smelting Company a réclamé des dommages à Straits et l’avocat de la demanderesse a dit, dans son exposé préliminaire:
[TRADUCTION] Votre Seigneurie, il existe une convention entre Straits Towing Limited et la demanderesse, appelée à l’époque Consolidated Mining & Smelting Company of Canada Limited, aujourd’hui Cominco: Straits transporte à Port McNeill des effets destinés à la mine Cominco à Benson Lake.
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Ces cargaisons sont amenées à un point précis de Port McNeill, savoir les quais «Mannix», comme en font foi plusieurs manifestes.
(Les italiques sont de moi.)
Bien que Straits ne soit pas partie au litige, il me paraît néanmoins que pour trancher les questions soulevées en l’instance, les conditions de transport convenues entre la société et l’appelante, tout comme la tâche confiée par celle-là à l’intimé, sont des facteurs importants.
Se fondant sur la décision de la Cour de l’Échiquier du Canada dans R.M. & R. Log Limited c. Texada Towing Co. Ltd. et al[1], le savant juge de première instance est d’avis que: [TRADUCTION] «lorsque le contrat de transport est passé par le transporteur et le propriétaire des marchandises, le capitaine employé par le transporteur n’est pas responsable envers le propriétaire des effets de la négligence dans le transport». Ce principe découle des conclusions en l’espèce: [TRADUCTION] «malgré que, de fait, le capitaine ait… été négligent, il n’avait en droit aucun devoir de prudence envers le demandeur».
L’avocat de l’appelante soutient cependant que tout en n’ayant pas de devoir contractuel envers elle, l’intimé, dans les circonstances, aurait dû avoir l’appelante à l’esprit comme une personne directement touchée par ses actes à lui et, par conséquent, envers qui il avait un devoir comme envers son «prochain» au sens que Lord Atkin a donné à ce mot dans le passage bien connu de, la décision Donoghue v. Stevenson[2], reproduit dans les motifs de mon collègue le Juge Spence. On a soutenu qu’un manquement à ce devoir avait provoqué la perte et les avaries dont découle le litige.
Dans la partie du contrat de transport dont ses employeurs lui avaient confié l’exécution, M. Bilton, à mon avis, avait temporairement la maîtrise de la cargaison et durant cette période limitée, l’appelante était une personne qu’il aurait dû avoir à l’esprit et envers qui il avait le devoir d’« apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions» qu’on peut raisonnablement prévoir comme étant susceptibles d’endommager la cargaison.
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Pour autant, je suis d’accord avec mon collègue le Juge Spence, quant aux règles juridiques applicables dans ce cas-ci; à mon avis, cependant, le devoir du capitaine envers le propriétaire de la cargaison est limité par les conditions du contrat de service le liant à Straits et la tâche dont il s’est chargé en conséquence. Le devoir de Bilton envers l’appelante ne découle pas de la passation d’un contrat, c’est plutôt son acceptation d’une tâche précise touchant les effets de l’appelante qui lui crée une obligation en droit; le devoir en cause doit donc être défini par l’étendue et la nature de la tâche entreprise par lui. A mon avis, par conséquent, Bilton n’avait envers l’appelante aucun devoir de prudence quant aux effets de celle-ci, un fois terminée la tâche assumée, par lui. Un examen des faits servira, je crois, à l’illustrer.
En l’espèce, la cargaison était l’une de cargaisons semblables que Straits avait accepté de transporter de Vancouver à Port McNeill pour le compte de Cominco; elle devait être déchargée à un quai «Mannix» et être acheminée ensuite à Benson Lake par Continental Explosives Limited. Pour s’acquitter de cette obligation, Straits a suivi dans ce cas-ci la méthode qu’elle avait adoptée: celle d’un voyage en trois étapes, chacune nécessitant un remorqueur différent. En pratique, les effets, chargés à Vancouver à bord d’un ou de plusieurs chalands sont toués par un remorqueur de port à un endroit où un autre remorqueur prend la relève jusqu’à Port McNeill; là, les effets sont laissés dans un bassin des estacades jusqu’à ce qu’un troisième remorqueur, plus petit, appartenant à une autre société, mais exploité aux frais de Straits, les toue aux quais «Mannix» le remorqueur de mer étant trop grand pour y accoster.
Dans la présente affaire, une barge (qui est, de fait, un chaland surmonté d’une superstructure sur le pont) et un chaland plat ont reçu le chargement de Cominco à Vancouver et, de là, ont été toués par l’Arctic Straits, un remorqueur de port, exploité par Straits jusqu’à la bouée Kitsilano où la relève a été assurée par le remorqueur Victoria Straits, dont l’intimé était
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capitaine, pour le transport à Port McNeill, ce qui peut prendre de 36 à 42 heures. (Les embarcations touées seront ci-après appelées «chalands»).
L’intimé employé à l’époque par Straits à titre de capitaine depuis seulement deux semaines environ, a reçu du préposé au mouvement instruction d’aller chercher les deux chalands vers 23h.30, le vendredi 5 janvier. [TRADUCTION] «Aller chercher les deux chalands à la bouée Kitsilano et les amener à Port McNeill pour C.M. & S.», voilà tout ce qu’on lui a dit. La compagnie Straits avait donné comme équipage au Victoria Straits un second et un matelot; il n’est pas clairement établi si ces deux marins ont été employés à bord du remorqueur avant que Bilton soit nommé capitaine mais il est clair que celui-ci n’avait rien à voir à leur emploi et ils n’étaient d’aucune façon employés par lui, ayant été, comme lui, choisis et engagés par Straits. Après un voyage sans incidents, le Victoria Straits est arrivé à port McNeill entre 14h.30 et 15h., le dimanche 7 janvier, et il s’est dirigé aussitôt vers le quai du gouvernement où un nommé Simpson l’a rencontré, a reçu du second le manifeste de la cargaison et a donné instruction d’amarrer les chalands dans la zone du bassin des estacades relevant de la compagnie Rayonier qui, au su de Cominco, avait loué à Straits un remorqueur plus petit pour achever le touage jusqu’au quai Mannix.
Il devient important de déterminer le rôle de Simpson dans l’exécution du contrat entre Cominco et Straits. Le savant juge de première instance en a parlé comme d’un «employé de la demanderesse»; bien que cela ne me semble pas rigoureusement exact, je suis sûr néanmoins que Simpson agissait au nom de Cominco quant aux instructions relatives à l’amarrage des chalands et que, de toute façon pour Bilton, c’est lui qui était présenté comme la source autorisée d’information. En fait, Simpson était employé par Continental Explosives Limited, société chargée du transport des effets de Cominco à partir du quai de déchargement jusqu’à Benson Lake, mais lui-même et sa propre société devaient aussi s’occuper des livraisons faites à Port McNeill pour le compte de Cominco, comme il ressort
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clairement des extraits suivants du témoignage de H.G. Baker, surintendant de la propriété de l’appelante à Lake Benson, qui a déclaré:
[TRADUCTION] Q. Sa Seigneurie vous a questionné à propos de Continental Explosives. N’est-il pas vrai que, malgré votre position, Continental Explosives servait d’intermédiaire entre vous et Straits en ce qui a trait à la livraison à Port McNeill? En d’autres termes, elle s’occupait de toutes ces livraisons dès leur arrivée.
R. C’est assez exact, oui.
LA COUR: En disant «vous», c’est de Cominco que vous parlez?
M. HILL: Oui.
Q. En ce qui concerne Continental Explosives, c’était en réalité un nommé Simpson qui agissait au nom de Continental dans cette région.
R. Il agissait au nom de Continental. Elle avait un contremaître.
Dans un rapport adressé à sa propre société, Simpson relate comment il a rencontré le Victoria Straits et les chalands au quai du gouvernement:
[TRADUCTION] Le dimanche 7 janvier 1962, entre 14h.30 et 15h. environ, Straits Towing est arrivée avec deux barges, les nos 64 et 99, au quai Rayonier. J’ai reçu les documents d’un homme qui est débarqué du bateau.
Le capitaine a demandé où il pouvait amarrer les barges au quai et j’ai montré du doigt le bassin des estacades, endroit habituel où Straits Towing amarre ces barges derrière la jetée.
Ils ont attaché ces barges côte à côte et ont quitté le quai de navigation pour aller au bassin des estacades. Ils ont laissé ces barges attachées là et sont partis.
(Les italiques sont de moi.)
Simpson a accepté le manifeste de la cargaison de Cominco; d’après moi cela indiquait clairement à Bilton qu’il avait apparemment le mandat d’agir au nom de cette compagnie; cependant, quelles qu’aient été ses fonctions, le bassin des estacades vers lequel il a dirigé Bilton est clairement la zone où les remorqueurs de Straits, chargés de la marchandise de Cominco, ont été amarrés lors de chacun de ces voyages depuis juin 1961. Il me paraît également clair que
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Cominco connaissait l’usage, à cette fin, du bassin des estacades de Rayonier; si l’appelante a accepté de laisser là les chalands transportant sa cargaison à condition que Straits en soit responsable jusqu’au déchargement, Bilton n’était en rien associé à une convention semblable. Lorsqu’il a reçu du représentant apparent de Cominco instruction d’amarrer dans la zone, il était en droit, à mon avis, de supposer que cette société considérait les installations raisonnablement sûres sous ce rapport.
Le mémoire envoyé à sa propre société par le surintendant de la propriété de l’appelante à Lake Benson le jour suivant la découverte des chalands coulés, me paraît indiquer clairement que sa société considérait le bassin des estacades de Rayonier comme l’endroit d’amarrage des chalands. Il a dit notamment:
[TRADUCTION] Straits amarrait normalement sa barge au bassin des estacades de Rayonier. Cette barge y restait jusqu’à ce que la marée lui permette d’accoster le quai. Un remorqueur de Rayonier se chargeait habituellement de la manœuvre.
(Les italiques sont de moi.)
L’acceptation du bassin des estacades de Rayonier comme lieu d’amarrage de ces chalands est confirmée en outre par le rapport annonçant l’arrivée de Bilton et adressé à Cominco le 27 janvier par M. Stokes, de Continental Explosives; il y déclare:
[TRADUCTION] Le patron lui a demandé où ils amarraient les barges et Bob Simpson lui a indiqué le bassin des estacades où ils les ont amenées et les ont amarrées. Cette méthode avait été suivie au cours des mois précédents quand des barges ont été amenées à Port McNeill.
(Les italiques sont de moi.)
Quelle qu’ait été la convention entre Cominco et Straits touchant la responsabilité quant à la sécurité des chalands amarrés au bassin des estacades, j’ai signalé que Bilton n’y était pas associé; le représentant de l’appelante lui a indiqué le bassin en cause et il semble que ce représentant l’ait regardé de loin amarrer les chalands et quitter Port McNeill.
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L’avocat de l’appelante a beaucoup insisté sur le fait que le bassin des estacades de Rayonier était un endroit dangereux où laisser les chalands, car il y a là sous l’eau beaucoup de vieux pilots brisés, et l’action d’une espèce de ver de mer, appelé taret, a affaibli de nombreux pilots et bois d’estacade. A l’appui de l’allégation que le bassin des estacades de Port McNeill était un endroit dangereux où laisser les chalands, l’avocat de l’appelante a produit un extrait d’un manuel du marin, The British Columbia Pilot où se trouve le commentaire suivant sur Port McNeill:
[TRADUCTION] NOUS mettons les marins en garde contre la présence dans cette baie, de nombreux pilots et ducs-d’albe délabrés et brisés et dont beaucoup sont submergés; en particulier, des chicots partiellement submergés obstruent le côté nord-ouest.
Il est peut-être pertinent de le noter ici, en cherchant à imputer à l’intimé une faute du fait qu’il a choisi le bassin des estacades comme lieu d’amarrage, l’appelante allègue qu’il a fait preuve de négligence en ne consultant pas The British Columbia Pilot, mais le capitaine a dit qu’il ne croyait pas que: [TRADUCTION] «ce manuel se trouvait à bord» du Victoria Straits; si Straits ne le fournissait pas, le défaut de consultation ne peut, à mon avis, être interprété comme une négligence du capitaine.
L’appelante a aussi présenté le témoignage d’un ancien capitaine de remorqueur, un nommé Culbard, qui avait aidé à recouvrer la cargaison des barges coulées. Ce témoin a exprimé une opinion très défavorable à Port McNeill comme lieu d’amarrage de chalands. Il a dit:
[TRADUCTION] Un des points essentiels c’est qu’il a été utilisé comme bassin des estacades depuis de nombreuses années et il y a beaucoup de débris encombrant le bassin ou, du moins, il pourrait y en avoir beaucoup: corps morts, billes submergées, racines etc…
Interrogé sur ce qu’il aurait fait lui-même s’il avait dû attacher des barges semblables, lourdement chargées, au bassin des estacades à Port McNeill, le témoin a simplement répondu: [TRADUCTION] «Je ne les amarrerais pas là». Néan-
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moins, chose importante à noter, on lui a demandé lors du contre-interrogatoire:
[TRADUCTION] Q. Témoin, vous avez dit je crois que le bureau principal, dans cette affaire Straits Towing par exemple, exerce une certaine surveillance?
R. Oui.
Q. Et qui donne les instructions? Je veux dire, comment sont-elles transmises?
R. Elles sont transmises par radio, par le bureau du préposé au mouvement.
Q. Et il y a, je crois, un employé qui est le préposé au mouvement?
R. C’est exact.
Q. Si ce préposé vous dit d’aller à Port McNeill, vous y allez, n’est-ce pas?
R. C’est exact.
Cela illustre la position de Bilton, il n’a absolument rien eu à voir au choix du bassin des estacades de Rayonier à Port McNeill comme lieu d’amarrage des chalands. On a émis l’idée qu’il aurait pu et même dû choisir un lieu d’amarrage plus sûr dans cette région et il a été effectivement allégué dans la déclaration qu’il a fait preuve de négligence: [TRADUCTION] «en amarrant les barges dans un lieu d’amarrage dangereux»…, mais je ne crois pas que cela ait été prouvé d’aucune façon et je ne vois aucune raison pour ne pas adopter la conclusion du savant juge de première instance, d’après lequel: [TRADUCTION] «rien dans la preuve n’établit l’existence d’un endroit différent ou meilleur à Port McNeill pour amarrer ces chalands»…; je ne vois pas, non plus, qu’il y ait lieu de modifier cette autre conclusion du juge de première instance quant aux faits: [TRADUCTION] «le capitaine a amarré les chalands à l’endroit habituel et il a donc, suivant les instructions reçues, toué comme il le devait les chalands à Port McNeill».
La preuve présentée par l’appelante paraît indiquer que le bassin des estacades en cause est un endroit peu sûr où les chalands, susceptibles à tout événement de glisser à leurs points d’amarrage, peuvent frotter contre des pilots rongés par les tarets et dont les bouts ainsi effilés peuvent percer, sous les eaux, la carène d’un chaland. Le fait qu’aucun chaland n’ait été endommagé jusqu’alors dans cette zone d’amarrage, ne paraît pas indiquer que le danger n’existe pas, ni étayer
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l’idée selon laquelle Bilton aurait créé ce danger par sa façon d’amarrer les chalands. La tâche qu’on lui avait commandé d’exécuter pour le compte de son employeur, était de quitter Vancouver un vendredi à 23h.30, en vue d’un voyage d’une durée de 36 à 42 h. à destination de Port McNeill; ainsi les chalands devaient forcément arriver au bassin des estacades le dimanche après-midi et y rester quelque temps avant l’étape finale du touage jusqu’au quai de déchargement. En outre, l’arrivée de Bilton a coïncidé avec ce qui était probablement une des plus hautes marées de l’année et, dans sa déclaration l’appelante allègue que Bilton a fait preuve de négligence:
[TRADUCTION] En ne surveillant pas lesdites barges ou en ne s’en occupant pas, ou en ne veillant pas à ce qu’elles soient surveillées ou qu’on s’en occupe durant leur période d’amarrage et jusqu’à ce qu’elles arrivent au point de déchargement comme il est dit plus haut;…
Comme je l’ai indiqué, d’après moi l’obligation de Bilton quant aux chalands se limitait à cette partie du contrat de transport dont l’exécution lui avait été confiée par ses employeurs; tout comme il n’était pas responsable du déplacement des chalands jusqu’au quai de déchargement Mannix, il ne l’était pas non plus de leur surveillance durant leur période d’amarrage. A ce sujet, je crois que Bilton a décrit son rôle d’une façon précise quand il a dit au cours de son interrogatoire préalable au sujet des chalands:
[TRADUCTION] R. Je veux dire que je les ai amenés au quai; je ne sais pas quels étaient les termes du contrat, si Straits déplaçait les chalands du bassin des estacades ou si C.M. & S. s’en chargeait une fois que je les avais entrés au bassin des estacades. J’ai pensé que — Je ne sais qui s’occupait des chalands entrés au bassin. Je ne sais si c’était C.M. & S. qui devait les déplacer ou s’en occuper, ou si c’était Straits.
Q. Vous n’aviez pas reçu d’instructions?
R. Non, c’est tout ce que je sais.
Q. Vous n’aviez pas reçu d’instructions de Straits à ce sujet?
R. Non, d’après moi, une fois les chalands amarrés, ma tâche était accomplie. Je ne sais pas qui s’en occupait, C.M. & S. ou Straits. Donc, quant à ce type, de mon propre raisonnement, j’en ai
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déduit que lorsqu’il nous a dit avoir fait les arrangements voulus pour les garder là-bas dans le bassin des estacades, j’ai pensé que C.M. & S. s’en occupait sur les lieux. Comme je l’ai dit, je ne savais pas que Straits en était responsable jusqu’à leur arrivée au quai.
Le savant juge de première instance a conclu que: [TRADUCTION] «Comme les chalands étaient amarrés en eau profonde, il n’y a eu aucune négligence sous ce rapport», et je ne crois pas que les circonstances aient imposé à Bilton le moindre devoir de mettre en doute la sécurité ou la nature appropriée de la zone d’amarrage qu’on lui a indiquée, généralement reconnue comme l’endroit habituel pour l’amarrage de chalands semblables.
Comme je l’ai dit, les témoins qui ont relaté les faits concernant la nature du sinistre, ont tous parlé d’événements remontant à plus de six ans avant le procès; par ailleurs, quelque temps avant le procès, s’est placée la destruction du bassin des estacades de Rayonier, tel qu’il était à l’époque de l’accident. Les témoins qui ont décrit ce bassin, se sont donc fiés en grande partie, pour se rafraîchir la mémoire, à des photographies prises lors de l’accident.
Dans ces circonstances, je crois qu’on trouve la description des faits la plus digne de foi dans le rapport rédigé par le surintendant de la propriété de l’appelante le jour après l’accident. On y lit ceci:
[TRADUCTION] Dans ce cas-ci, les deux barges étaient attachées côte à côte. Apparemment elles ont renversé deux pilots, ont tourné presque à angle droit, puis ont baissé avec la marée descendante et la barge couverte s’est posée sur un pilot brisé ou vétuste, a coulé et a entraîné l’autre barge avec elle vers le fond.
(Les italiques sont de moi.)
Il a de plus été allégué, dans les actes de procédure, que Bilton avait été négligent: [TRADUCTION] «en ne s’assurant pas que les barges étaient bien amarrées», à mon avis, si la preuve étayait la prétention que les barges n’étaient pas bien amarrées à cause d’un acte ou d’une omission de Bilton, celui-ci aurait violé en partie le devoir dont il avait été chargé de s’acquitter dans l’exécution du contrat passé par Straits.
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Il incombait d’abord à l’appelante de prouver l’allégation que les barges n’étaient pas bien attachées et que Bilton était fautif sous ce rapport, mais il s’agit maintenant de déterminer si, après examen complet de la preuve il paraît plus probable que les chalands ont coulé parce que Bilton ne s’est pas assuré qu’ils étaient bien attachés.
Quand le Victoria Straits a quitté le quai du gouvernement et a fait cap sur le bassin des estacades, conformément aux instructions de Simpson, les deux chalands ont été attachés côte à côte et toués pendant un mille environ, jusqu’à ce qu’ils aient atteint la zone désignée où Bilton a choisi l’extrémité nord du bassin des estacades comme lieu d’amarrage le plus convenable en raison de la profondeur de l’eau. Quant à cela, le savant juge de première instance a conclu:
[TRADUCTION] L’endroit où le capitaine a amarré les chalands était situé à 250 pieds au nord-ouest du brise-lames ou derrière celui-ci, à l’extérieur du bassin des estacades même, où l’eau avait une profondeur de 27 pieds. A 13h.15, le 7 janvier 1962, la marée haute était de 17.3 pieds à Port McNeill, c’est-à-dire, en sus de la profondeur indiquée sur la carte.
En arrivant à l’extrémité nord du bassin des estacades, Bilton a vu une rangée de ducs‑d’albe, chacun se composant de gros poteaux ancrés dans le fond et attachés ensemble au sommet par un câble métallique. De l’un de ces ducs-d’albe pendait un fort câble métallique paraissant convenir à l’amarrage des chalands et dont Bilton a dit que: [TRADUCTION] «il devait bien mesurer 18 pieds» de long. A ce moment-là, Bilton s’occupait de la conduite de son remorqueur de façon à mener les chalands à l’endroit voulu; ayant aperçu le câble, il a dit au second de le ramasser et de s’y attacher. Le second a alors attaché ce câble au coin avant du chaland plat, du côté extérieur duquel était solidement attaché le chaland muni d’une superstructure. Le câble a été fixé sur le chaland à un bollard d’environ un pied carré. Il est hors de doute que ce câble était solidement attaché car, après le coulage des barges, on a constaté qu’il était «tendu à se rompre».
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Bilton voulait amarrer le chaland intérieur le long du côté nord du bassin des estacades, formé d’une double rangée de billes à l’état brut, appelées bois d’estacade, tenues en place en étant attachées à intervalles fixes à des pilots simples de 10 à 16 pouces de diamètre et ancrés dans le fond. Le but de cet amarrage était d’attacher l’arrière du chaland intérieur au côté nord du bassin à l’aide d’un câble «strandflex», de telle façon que le câble puisse glisser le long du bois d’estacade en cas de mouvement du chaland. Pendant que le second et le matelot amarraient ainsi l’arrière, Bilton s’occupait du bateau et sa position l’empêchait de voir ce qu’ils faisaient. Ni le second ni le matelot n’ont témoigné au procès et les scaphandriers qui ont vu les chalands au fond, n’ont pu décrire l’amarrage à l’arrière; ainsi, il n’existe en réalité aucune preuve quant à la façon exacte dont était attaché le câble à l’arrière; mais, au cours de l’interrogatoire, questionné à ce sujet, Bilton a donné la description générale qui suit:
[TRADUCTION] L’arrière du chaland était attaché au moyen d’un câble «strandflex» passé autour d’un bois d’estacade latéral. On peut dire que ce câble passait par-dessus et ensuite par-dessous le bois et était ensuite ramené au chaland pour lui permettre de glisser dans les deux sens, le long du bois d’estacade.
On lui a demandé ensuite:
[TRADUCTION] Supposons que la marée ait baissé d’environ sept pieds. Qu’arrive-t-il à l’avant du chaland et de la barge si le niveau de l’eau descend de sept pieds par rapport à la position du duc-d’albe?
R. La barge se serait rapprochée du duc-d’albe et le «strandflex» aurait dû glisser le long du bois d’estacade.
LA COUR: Je n’ai pas saisi la fin de la phrase.
LE TEMOIN: Le «strandflex» aurait dû remonter en glissant le long du bois d’estacade.
LA COUR: Remonter en glissant?
R. Oui.
M. HILL: Sauf erreur, vous décrivez là une attache mobile par-dessus le bois d’estacade qui — ?
R. Je ne parle pas d’un bois isolé; il y a des pilots et les bois sont — .
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Q. Entre deux pilots fixes?
R. Oui, c’est ça, les bois entre les deux pilots, oui. Cela glisserait le long de ce bois d’estacade en suivant le mouvement du chaland le long du câble, et automatiquement cela devrait remonter le long du bois pour l’y retenir.
Il est vrai qu’au contre-interrogatoire Bilton semble s’être fort embrouillé quant au genre d’amarrage, mais son témoignage direct a été versé au dossier soumis au savant Juge de première instance, et celui-ci avait le droit de décider lui-même du poids de ce témoignage.
L’avocat de l’appelante soutient que les barges n’étaient pas bien attachées; il se fonde sur l’hypothèse que le câble, à l’avant, était beaucoup trop court, ne mesurant que 14 pieds de long et que celui de l’arrière a dû se prendre dans un nœud d’un des bois d’estacade ou dans la chaîne qui les reliait; qu’ainsi les bois d’estacade et leurs pilots de soutien ont inévitablement subi une tension extraordinaire à la marée descendante; que, c’est pourquoi deux pilots se sont brisés et que l’arrière des chalands s’est dégagé de manière qu’ils viennent à former un angle de 90° par rapport à leur direction originale d’amarrage. Cette hypothèse est subordonnée à une reconstitution des circonstances fondée en grande partie sur le témoignage d’un capitaine au long cours cité à titre d’expert et dont l’opinion repose sur ce qu’il a entendu dans la salle d’audience.
Comme l’allégation relative à l’insuffisance de l’amarrage me paraît se fonder sur l’hypothèse que le câble à l’avant ne mesurait que 14 pieds et que celui de l’arrière s’est pris dans une bille ou dans une chaîne, je crois souhaitable d’examiner séparément la façon dont l’avant et l’arrière étaient attachés.
L’avocat de l’appelante a conclu qu’à l’avant, le câble n’avait que 14 pieds de long en interprétant la preuve comme si elle établissait que le câble attaché au duc-d’albe n’avait que 18 pieds de long et que le bollard du chaland auquel il était attaché était d’un pied carré; on a également soutenu en cette Cour que la pression de la marée descendante a dû amener contre le duc-d’albe l’avant du chaland intérieur le câble étant en position perpendiculaire. Il faut remarquer cependant que le câble était attaché au duc-d’albe à quatre
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pieds au-dessus du niveau de l’eau, que la marée a baissé de 14.9 pieds et que les chalands se sont enfoncés davantage, jusqu’à ce qu’ils reposent au fond, alors que le câble était encore «tendu à se rompre». A mon avis, il s’ensuit que Bilton a sous-estimé la longueur du câble quand il en a parlé comme «mesurant bien 18 pieds» et qu’après l’amarrage au bollard il devait y avoir bien plus que 14 ou 15 pieds de câble libre tendu jusqu’au duc-d’albe.
Quant à la façon d’attacher l’arrière, je puis dire que j’ai lu le dossier de la preuve avec le plus grand soin, mais je n’y vois absolument rien qui démontre que le câble à l’arrière s’est pris dans un nœud d’une des billes ou dans la chaîne. Personne ne l’a vu après l’événement et je crois, comme le savant juge de première instance, que: [TRADUCTION] «il n’existe aucune preuve que ce câble était mal attaché».
A mon avis, rien ne prouve que la façon en cause d’attacher les chalands peut exercer une tension excessive sur des pilots raisonnablement solides et bien ancrés, même sous l’effet d’une marée extraordinaire; en fait, l’appelante admet que les vers de mer avaient probablement rongé et donc affaibli les pilots.
Malgré la reconstitution détaillée des événements présentée au nom de l’appelante, je suis d’avis que la preuve indique que si les chalands ont coulé, c’est qu’ils se sont détachés, les pilots rongés par les vers ayant cédé; les chalands ont alors viré, décrivant un angle de 90° par rapport à leur position originale. S’étant posé, sur les bouts pointus de pilots sous l’eau, le chaland extérieur a coulé, et a entraîné l’autre chaland vers le fond.
Quant à la marée, l’expert cité par l’appelante a dit qu’elle était: [TRADUCTION] «d’une amplitude exceptionnelle, probablement l’une des plus fortes marées de l’année…»; dans toutes ces circonstances, et considérant l’état du bassin des estacades, je suis porté à croire que les chalands auraient été en danger, quelle qu’ait été la façon de les attacher.
A mon avis, la perte et le dommage survenus à la cargaison de l’appelante ont été causés par l’état du bassin des estacades où Straits, au su de Cominco, amarrait ses chalands chargés. La tâche de Bilton se limitait au remorquage des
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chalands à Port McNeill; il incombait peut-être à son employeur de s’occuper de la cargaison jusqu’à son déchargement au quai Mannix, mais Bilton n’avait pas le devoir, ni envers son employeur, ni envers les propriétaires de la cargaison, de mettre en doute la sécurité du bassin des estacades vers lequel on l’avait dirigé, ou de s’occuper des chalands ou de la cargaison après l’amarrage.
Si cette action avait été intentée contre Straits Towing Limited, d’autres facteurs auraient pu jouer; mais en poursuivant le capitaine du remorqueur, l’appelante a assumé le fardeau de prouver que sa négligence a été une cause probable de la perte subie. A mon avis, l’étude de la preuve dans son ensemble ne permet pas de dire que l’appelante s’est acquittée de ce fardeau.
Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
LE JUGE SPENCE (dissident) — Le présent pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier du Canada, prononcé le 3 octobre 1968, rejetant l’action avec dépens.
La poursuite réclame des dommages par suite de la perte d’un matériel très divers expédié par la demanderesse de Vancouver à Port McNeill (Colombie-Britannique). L’expédition a été faite en vertu d’un contrat entre la demanderesse et la firme Straits Towing Limited. Le contrat a été exécuté par Straits Towing Limited à l’aide de ses remorqueurs et de chalands ou barges, qui lui appartenaient ou qu’elle affrétait. Les effets de la demanderesse furent ainsi transportés de Vancouver à Port McNeill soit directement soit par l’entremise d’une société possédant un plus petit remorqueur qui plaçait les chalands le long des quais «Mannix» dans le havre de Port McNeill, où ils devaient être déchargés par un autre entrepreneur, Continental Explosives Limited, qui devait transporter le matériel à la mine de la demanderesse.
Le défendeur Bilton était le capitaine du remorqueur Victoria Straits qui, lors de l’accident, touait deux barges, l’une appartenant à Straits Towing et connue sous le nom de Straits 64, l’autre affrétée par Straits Towing et connue sous le nom de G.G. 99. Les deux barges étaient
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chargées des effets de la demanderesse et le défendeur, à titre de capitaine du remorqueur Victoria Straits, les a remorquées du port de Vancouver au havre de Port McNeill. Le Victoria Straits touant les deux barges ou chalands est arrivé au quai du gouvernement à Port McNeill le 7 janvier 1962 à 14h.30. Le défendeur Bilton ne s’était pas occupé antérieurement de l’exécution du contrat dont il s’agit mais il avait auparavant, à deux reprises, été en charge d’un navire entrant dans le havre de Port McNeill. Dans ces deux cas, il remorquait des billes. Les instructions données au défendeur n’étaient pas explicites quant à la manœuvre des barges chargées à l’arrivée à Port McNeill. Il s’est donc arrêté au quai du gouvernement et a envoyé son second à terre pour s’informer de la façon de disposer des barges. Le second a rencontré un certain M. Simpson qui, en tant que préposé de la Continental Explosives Limited, était là dans le but de prendre le manifeste des marchandises transportées dans les barges. En réponse à la demande du second, M. Simpson, qui n’a pas été appelé comme témoin mais a fait une déclaration en date du 7 janvier 1962, laquelle a été produite comme pièce au procès à la demande du défendeur, où il a raconté:
[TRADUCTION] Messieurs,
Le dimanche 7 janvier 1962, entre 14h. 30 et 15 heures environ, la Straits Towing est arrivée avec deux barges, les nos 64 et 99, au quai Rayonier. J’ai reçu les documents d’un homme qui est débarqué du bateau.
Le capitaine a demandé où il pouvait amarrer les barges au quai et j’ai montré du doigt le bassin des estacades, endroit habituel où la Straits Towing amarre ces barges derrière la jetée.
Ils ont attaché ces barges côte à côte et ont quitté le quai de navigation pour aller au bassin des estacades. Ils ont laissé ces barges attachées là et sont partis.
M. Bilton a déposé que lorsque son second lui a donné ce renseignement, il a attaché les deux barges côte à côte et y ayant assujetti des brides de remorque les a touées du quai du gouvernement environ un mille vers l’ouest jusqu’au bassin des estacades d’une société forestière; après avoir contourné l’extrémité extérieure ou nord-est du brise-lames en bois à cet endroit, il s’est
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trouvé à l’extrémité nord dudit bassin. A environ 40 ou 50 pieds au nord de cette extrémité septentrionale de ce bassin que je décrirai plus particulièrement ci-après, il y avait une rangée de ce qu’on appelle des ducs-d’albe. Ces ducs-d’albe étaient composés chacun de trois gros poteaux de bois ancrés dans le fond et attachés ensemble au sommet par un câble métallique. Du second de ces ducs-d’albe, en comptant à partir de l’est, pendait un câble métallique long d’environ 18 pieds. Sur les instructions du défendeur Bilton, l’équipage du Victoria Straits, composé d’un second et d’un matelot qui n’ont été ni l’un ni l’autre appelés à témoigner, a saisi le bout de ce câble métallique à l’aide de gaffes; ensuite, toujours sur les instructions du défendeur, ils ont attaché le premier chaland, le n° 64, par un montant à bâbord au coin avant à ce câble métallique. Le montant était d’environ un pied carré et Bilton a admis qu’après avoir utilisé ce qu’il fallait pour en faire le tour il y avait environ 15 pieds de câble libre entre le duc-d’albe et le coin de bâbord du chaland. Le câble était attaché au duc‑d’albe à environ trois ou quatre pieds au-dessous du sommet des poteaux; le câble entre le duc-d’albe et le montant sur le chaland était donc à peu près de niveau avec la surface de l’eau et il était tendu au maximum par l’effet d’un vent d’ouest qui soufflait contre le chaland.
Le second s’est ensuite rendu à l’arrière du chaland et il l’a attaché au côté nord du bassin des estacades. Ce côté nord était formé d’une seule rangée de simples pilots. On a décrit ces pilots comme des billes de dix à seize pouces de diamètre. La preuve est à l’effet que ces pilots étaient à environ cinquante pieds les uns des autres, bien qu’aucune mesure exacte n’ait été prise. De chacun au suivant, il y avait une double rangée de billes appelées «bois d’estacade». Chaque bille était fixée à chaque bout aux billes voisines par une chaîne qui passait par un trou percé dans la bille à environ un pied de son extrémité, et chaque rangée passait de chaque côté des pilots, de sorte qu’elle était tenue en place par cette rangée de pilots. Les bois d’estacade étaient à l’état brut avec beaucoup de nœuds sur toute leur longueur. Les pilots de l’estacade dont il s’agit étaient en place depuis environ trois ans.
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En contre-interrogatoire, le défendeur Bilton a témoigné que le second avait attaché l’arrière de la barge n° 64 à la rangée de billes qui formait le côté nord du bassin au moyen d’une attache en câble «strandflex», c’est-à-dire, fait de fils métalliques et de chanvre entrelacés. Il a passé cette attache sous une bille et ensuite par-dessus pour la ramener au coin arrière à bâbord de la barge. Le but de ce genre d’amarrage était de permettre au câble de glisser le long du bois d’estacade en cas de mouvement du chaland. Le défendeur a été contre‑interrogé avec soin quant à la méthode exacte suivie dans cet amarrage, laquelle est un point essentiel du litige. Il a témoigné qu’il ne savait pas exactement si l’amarre était en ligne droite à partir de l’arrière de la barge ou si elle était en diagonale de l’arrière au bois d’estacade. De toute façon, il voulait qu’elle soit en ligne aussi droite que possible avec l’arrière du chaland et le plus près possible de la chaîne qui joint deux des billes de l’estacade. La barge n° 99 a été laissée attachée serré à l’extérieur, soit à tribord, de la barge n° 64, de sorte que les barges étaient disposées parallèlement en direction nord-sud. Ayant terminé l’amarrage ainsi que je l’ai décrit, le défendeur Bilton a quitté Port McNeill, à bord du remorqueur Victoria Straits. Dans son témoignage au procès, il a déclaré qu’il était parti à 15h. 30, mais lorsqu’on l’a confronté avec son interrogatoire préalable, il a admis que, probablement, il serait plus exact de parler de 15h.10.
Personne ne travaillait autour du bassin des estacades le dimanche après-midi en question et personne ne semble avoir observé les barges avant 7h.30, le lundi matin alors que le témoin Woolridge s’est aperçu que deux barges avaient coulé, non pas le long du côté nord du bassin, mais de l’autre bord et non pas en direction nord-sud mais en direction est-ouest. Dans ces circonstances, la demanderesse a intenté une action en dommages contre le défendeur Bilton, capitaine du remorqueur Victoria Straits, et a réclamé pour perte de la cargaison et avaries à celle-ci, un peu plus de $55,000 et pour contribution payée au renflouement des barges, environ $19,000. La firme Straits Towing Limited n’est pas en cause. L’action est fondée uniquement sur la prétendue négligence de Bilton dans l’exécu-
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tion de ses fonctions. D’après ces faits et d’autres éléments de preuve que je mentionnerai ci‑après, le savant juge de première instance a rejeté l’action, tenant 1) que Bilton n’avait aucune responsabilité envers la demanderesse pour des dommages causés par une négligence de sa part, 2) qu’il n’y avait aucune preuve que Bilton avait été négligent et 3) qu’aucune négligence dé la part du second ou du matelot ne pouvait être imputée au défendeur Bilton. J’ai l’intention de considérer ces trois questions dans l’ordre inverse de celui qu’a suivi le savant juge de première instance.
J’examinerai donc d’abord la question de savoir si Bilton est responsable des actes du second et du matelot. H faut se rappeler que ces actes ont été posés sur les instructions directes du défendeur Bilton. Dans son témoignage, Bilton a admis que le câble métallique qui pendait du duc-d’albe n° 2 avait été saisi au moyen d’une gaffe sur ses instructions spécifiques et que l’amarrage au coin avant à bâbord de la barge n° 64 avait été exécuté selon ses instructions. En outre, l’amarrage au coin arrière à bâbord de la barge n° 64 au bois d’estacade a été également fait d’une façon qu’il a approuvée. De fait, il a admis que s’il avait été possible de placer l’attache «strandflex» par-dessus la chaîne à l’endroit où elle joignait deux des bois d’estacade, il aurait préféré cette méthode d’amarrage. C’est le défendeur Bilton qui connaissait l’état de la marée; c’est le défendeur Bilton qui connaissait la faiblesse possible des bois d’estacade, dont je parlerai ci-après; c’est le défendeur Bilton qui savait que l’attache, reposant ou sur la chaîne joignant les bois d’estacade ou le long des bois d’estacade, pouvait être entravée dans son glissement par la chaîne ou par les nœuds ou la rugosité du bois d’estacade ou en venant en contact avec un des pilots en glissant le long du bois d’estacade. Bien que le second et le matelot ne fussent pas les employés du défendeur Bilton et qu’en conséquence il ne puisse être tenu responsable de leurs actes en vertu de la règle respondeat superior, ils étaient néanmoins sous ses ordres directs et agissaient sur ses ordres directs. Je suis d’avis que les actes matériels du second et du matelot sont tout autant les actes du défendeur Bilton que s’il les avait faits lui-même.
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Je me penche donc maintenant sur la question de savoir si les actes des trois, c’est-à-dire de Bilton et de ses deux aides, le second et le matelot, ont constitué en fait une négligence. Le défendeur au procès et en tant qu’intimé devant cette Cour a beaucoup insisté sur l’allégation que le défendeur Bilton a simplement mené le remorqueur et les barges au lieu d’amarrage indiqué par Simpson et qu’en conséquence, il ne pouvait pas être négligent en amarrant à l’endroit indiqué par Simpson où des barges avaient été amarrées de cette façon au cours des six mois précédents. Dans ses motifs, le savant juge de première instance a mentionné cet argument et il considérait évidemment que Simpson était un employé de la société demanderesse autorisé à décider où les barges devaient être amarrées. En toute déférence, je suis d’avis qu’il y a là une méprise sur la preuve. Simpson n’était pas du tout un préposé de la société demanderesse; c’était un employé de la Continental Explosives Limited, société qui avait passé un contrat avec la société demanderesse pour le déchargement des barges, une fois amarrées le long des quais Mannix, et le transport du contenu ainsi déchargé jusqu’à la mine de la demanderesse. Ni Simpson, ni Continental Explosives Limited n’avaient aucune maîtrise ou responsabilité à l’égard des barges ou de leur contenu tant qu’elles n’étaient pas amarrées le long des quais Mannix. Jusqu’alors, la Straits Towing Limited avait l’entière responsabilité de touer les barges à Port McNeill et de les placer le long des quais Mannix. La société demanderesse et Straits Towing Limited se sont toutes deux rendu compte que les gros remorqueurs de la Straits Towing, comme le Victoria Straits ne pouvaient pas, du moins à marée basse, se rendre à ces quais et on a donc procédé à amarrer les barges à un autre endroit pour attendre l’arrivée d’un petit remorqueur fourni par la Rayonier Company qui touerait les barges de leur lieu d’amarrage jusqu’aux quais Mannix. Tous les frais de déplacement du lieu d’amarrage aux quais Mannix incombaient à la Straits Towing Limited et elle seule avait la direction du mode de déplacement d’un endroit à l’autre. Le défendeur n’en savait rien. Ses seules instructions étaient de touer les barges et leur cargaison à Port McNeill. De qui Simpson était l’agent semble un fait pertinent:
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de fait, la directive de Simpson au second, transmise par ce dernier au défendeur Bilton, n’était pas d’amarrer les barges à un endroit en particulier. Pour reprendre encore une fois sa déclaration: «j’ai montré du doigt le bassin des estacades, endroit habituel où la Straits Towing amarre ces barges derrière la jetée.» Autrement dit, tout ce qu’a fait Simpson a été d’indiquer l’endroit habituel où les barges devaient être amarrées.
Le défendeur Bilton, dans son contre-interrogatoire, a admis qu’apparemment tout ce que Simpson a fait a été d’indiquer en général la zone du bassin des estacades et il a convenu que c’était son devoir, à lui Bilton, de trouver un endroit sûr dans cette zone, témoignant qu’il avait cherché un endroit qui serait le plus au sud et dans les eaux les plus profondes. Dans ces circonstances, on ne saurait s’en remettre à la défense fondée sur l’allégation que le défendeur Bilton a amarré les barges dans la position indiquée par Simpson, vu que, premièrement, Simpson n’avait pas mandat de le faire et, deuxièmement, tout ce qu’il a fait a été d’indiquer une zone en général.
Il devient donc nécessaire de déterminer si Bilton, agissant soit lui-même soit par des instructions données à son second et au matelot, a été coupable de négligence dans l’amarrage des deux chalands. J’ai déjà décrit comment Bilton a accompli cette opération, description tirée en majeure partie de son propre témoignage. L’amarrage, en ce qui concerne l’avant des chalands, était au duc-d’albe n° 2; le câble qui en pendait du pilot y était attaché environ quatre pieds au-dessus de la ligne de marée haute. Comme je l’ai souligné, après que le bout de ce câble eût été enroulé autour du montant sur le chaland, il en restait seulement environ 15 pieds. Le capitaine MacDonnell, à titre d’expert, a témoigné qu’à 15h.10, heure à laquelle Bilton a admis avoir quitté le bassin des estacades après l’amarrage, la marée était à 14.9 pieds au-dessus de la ligne de marée basse. On doit présumer que cette donnée était alors à la disposition de Bilton aussi bien qu’à celle de MacDonnell. Il est évident qu’avec cette amarre de 15 pieds, même en ne tenant pas compte du fait que le câble était attaché au duc-d’albe quatre pieds au-dessus de la ligne de marée haute, la baisse de la marée devait
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nécessairement avoir pour effet de rapprocher le chaland du duc-d’albe, de sorte qu’à marée basse il se heurterait pratiquement contre lui et le câble serait tendu verticalement de la proue à l’attache. Le résultat inévitable de cet amarrage serait donc que l’arrière de la barge serait tiré vers l’avant. Cet arrière était attaché fermement au bois d’estacade par le «strandflex»; bien que l’attache fût censée être telle qu’elle permettrait au «strandflex» de glisser le long du bois d’estacade et ainsi de laisser avancer l’arrière de la barge, Bilton, dans son témoignage, a admis que plusieurs facteurs pouvaient empêcher la chose de se produire: l’attache «strandflex» pourrait s’accrocher à la chaîne reliant deux bois d’estacade différents ou à quelque nœud ou protubérance sur le bois d’estacade, ou le «strandflex» pourrait se heurter en glissant contre un des pilots qui tenaient les bois d’estacade en place. Étant donné qu’après l’amarrage le câble métallique tendu de l’avant de la barge au duc-d’albe était raide et de niveau avec la surface de l’eau, le mouvement de la barge vers l’avant causé par la baisse de la marée commencerait immédiatement et la tension sur le bois d’estacade se produirait donc presque aussitôt après l’achèvement de l’amarrage.
Le défendeur Bilton a admis qu’il connaissait très bien les dommages causés aux bois d’estacade et aux pilots par les tarets; dans son témoignage il a dit:
[TRADUCTION] Q. Quel est le problème des tarets et où est-il le plus répandu?
R. Eh bien, ils ont faim, ils mangent beaucoup de billes et ils sont dans le bassin des estacades. Ils grignotent les pilots et aussi les bois d’estacade. Ils s’y introduisent et ils grugent. On ne peut les voir de l’extérieur, mais ils se nourrissent à l’intérieur et ils taraudent.
Donc le résultat que le défendeur Bilton aurait dû prévoir, c’est qu’un poids de 630 tonnes, le poids total de la cargaison et des barges, tirerait sur ce bois d’estacade tenu en place par des pilots simples exposés à l’action des tarets. La rupture de ces bois d’estacade serait presque inévitable et il semble que c’est exactement ce qui s’est produit. Deux des bois d’estacade se sont rompus. Les barges ont ensuite évidemment tourné, de sorte qu’elles se sont trouvées en travers de l’estacade, qu’elles ont ainsi entraînée vers le fond.
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L’une des barges, la G.G. 99, a été effectivement transpercée par un pilot fraîchement brisé qui n’a pas seulement passé à travers le flanc de la barge pour sortir par le fond, mais a également passé à travers le flanc pour sortir d’environ un ou deux pieds à travers le pont supérieur. Lorsque cela s’est produit, le déplacement et le coulage de la barge n° 64, qui était attachée étroitement à la G.G. 99, ont suivi tout naturellement. A mon avis, les actes exécutés soit par Bilton ou sur ses instructions expresses sont des actes de négligence qui ont été la cause directe du coulage des barges et des avaries à la cargaison en conséquence. On peut résumer les actes de négligence comme suit: 1) attacher l’avant de la barge n° 64 par un câble métallique beaucoup trop court pour tenir compte de la marée descendante. Il n’y avait aucune raison d’utiliser le câble métallique fixé au duc-d’albe qui n’était pas la propriété de la Straits Towing, alors qu’un câble faisant partie de son propre équipement aurait facilement pu être utilisé par Bilton; 2) attacher l’arrière de la barge n° 64 de la façon que j’ai décrite à un bois d’estacade douteux qui, bien entendu, flottait et baisserait avec la marée. Je me rends compte qu’en tirant cette conclusion je suis en désaccord avec le juge de première instance sur une question de fait. Je souligne qu’en le faisant je me fonde seulement sur des éléments de preuve incontestés, la plus grande partie de cette preuve venant du défendeur Bilton lui-même. Il est d’ailleurs bien établi qu’une Cour d’appel peut, dans ces circonstances, tirer des conclusions qui diffèrent de celles du juge de première instance.
Reste encore la question de savoir si les actes de négligence de Bilton que j’ai indiqués peuvent donner lieu à une action contre lui par Cominco, les propriétaires de la cargaison perdue. On doit se souvenir qu’il n’y avait aucune relation contractuelle entre la société demanderesse et Bilton. Le seul contrat était entre la société demanderesse et l’employeur de Bilton, Straits Towing Limited. Le savant juge de première instance a statué que la négligence du capitaine ne donnait pas lieu à une action contre lui par le propriétaire de la cargaison, quand il n’existait aucune relation contractuelle entre eux. Le savant juge de première instance s’est fondé sur sa propre décision dans
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R.M. & R. Log Ltd. c. Texada Towing Co. Ltd. et al.[3]. Comme il l’a souligné, la ratio decidendi dans cette cause se trouve dans la phrase: [TRADUCTION] «Que malgré que, de fait, le capitaine Minnette ait été négligent, il n’avait, en droit, aucun devoir de prudence envers le demandeur».
L’appelante, au procès et en cette Cour, s’est fondée sur une affaire souvent citée Donoghue v. Stevenson[4], et en particulier sur les motifs de Lord Atkin à la page 580:
[TRADUCTION] Pour le moment, je me contente de signaler que dans le droit anglais il doit y avoir, et il y a effectivement, une conception générale des rapports donnant lieu à un devoir de prudence, dont les décisions dans les recueils ne sont que des exemples. La responsabilité pour négligence, qu’on l’appelle ainsi ou qu’on la traite, comme dans d’autres systèmes, comme une espèce de «faute», est sans doute fondée sur l’opinion commune que c’est un écart moral de conduite pour lequel le délinquant doit réparer. Mais les actes ou omissions que la morale réprouve ne peuvent pas, en pratique, être considérés comme donnant droit à toute personne lésée de demander réparation. De cette façon, des principes de droit sont établis qui limitent le nombre des réclamants et la portée de leur recours. Le principe qu’il faut aimer son prochain devient en droit: il ne faut pas léser son prochain. Pour l’avocat la question: Qui est mon prochain? reçoit une réponse restreinte. Il faut apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions lorsqu’on peut raisonnablement prévoir qu’ils sont susceptibles de léser son prochain. Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être: les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l’esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question.
L’appelante plaide que la personne qui est de si près et si directement touchée par l’acte du capitaine que celui-ci aurait dû raisonnablement l’avoir à l’esprit comme ainsi touchée est le propriétaire de la cargaison et que, par conséquent, ce dernier est son «prochain» au sens du principe énoncé par Lord Atkin.
Le savant juge de première instance, dans ses motifs au sujet de l’affaire R.M. & R. Log Ltd. c.
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Texada Towing Co. Ltd. (précitée) à la page 97, a admis que les catégories de négligence ne sont jamais épuisées mais il a ajouté:
[TRADUCTION] Tant qu’elles seront ce qu’elles sont, cette Cour devra énoncer la loi telle qu’elle est, c’est-à-dire, les circonstances donnent-elles lieu en droit à un devoir de prudence? Elle ne peut énoncer la loi comme elle pourrait être étendue. Donc, il suffit de dire que malgré que le capitaine Minnette ait, de fait, été négligent, il n’avait, en droit, aucun devoir de prudence envers le demandeur.
Le savant juge de première instance, dans ses motifs en la présente affaire, a admis que les capitaines étaient tenus responsables envers les tiers lésés par leur propre négligence dans les décisions relatives à des abordages, mais il a limité la portée de ces décisions aux faits sur lesquels elles sont fondées, c’est-à-dire aux abordages, alors qu’en la présente affaire, bien entendu, il n’y a pas eu d’abordage.
Dans Carver’s Carriage by Sea (British Shipping Laws, 1963 ed.), on trouve au par. 92:
[TRADUCTION] Responsabilité des préposés des transporteurs. Il n’y a pas de précédents précis quant à la responsabilité délictuelle pour négligence du capitaine ou de l’équipage d’un navire à l’égard de leur manque de soin pour les marchandises transportées. Il y avait lieu à l’action dite «action on the case» à la fois contre un préposé conduisant un véhicule pour les affaires de son patron et contre le patron lui‑même lorsqu’il avait par sa négligence, causé un dommage à la personne ou aux biens d’un autre usager de la route.
La personne premièrement responsable des dommages envers la victime d’un abordage est celle qui a causé la perte par son acte négligent ou son omission négligente. L’armateur dirigeant son propre navire, le capitaine, le second, le pilote ou autre personne en charge, qui a donné un ordre fautif à l’homme de barre, l’homme de barre qui a mal dirigé la route du navire, le matelot de veille qui a négligemment manqué de voir et signaler l’approche de l’autre navire, peuvent tous être poursuivis en justice comme coupables de délit et sont responsables des dommages: Marsden (British Shipping Laws 4) s. 58; Stort v. Clements (1792) Peake 144.
Cependant on ne peut trouver aucun précédent à l’appui de la proposition que là où des marchandises (ou jusqu’à récemment des personnes) sont trans-
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portées en vertu d’un contrat, le préposé du transporteur est responsable de sa négligence à leur égard. Autrefois, le préposé ne pouvait probablement pas être poursuivi en justice, parce que l’action ne pouvait être fondée que sur le contrat; lorsqu’on a levé cette restriction, il n’y avait guère d’intérêt à le poursuivre avant qu’on ait en 1961 établi le «principe fondamental» que (si on pouvait le poursuivre), il ne pouvait pas invoquer les exceptions stipulées au contrat: Midland Silicones v. Scruttons, (1962) A.C. 446.
Toutefois, au paragraphe suivant, le savant auteur poursuit:
[TRADUCTION] …Donoghue v. Stevenson [1932] A.C. 562, a établi que chacun doit apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions lorsqu’il peut raisonnablement prévoir qu’ils sont susceptibles de léser des personnes qui sont touchées de si près par son acte qu’il devrait raisonnablement les avoir à l’esprit lorsqu’il songe aux actes ou omissions en question: ibid p. 580, Lord Atkin.
En appliquant ce principe, on a maintenant établi que, si dans l’exécution de ses fonctions un préposé de l’armateur lèse 1) un compagnon de travail ou 2) un passager dans des circonstances où l’armateur serait à titre d’employeur responsable délictuellement de la négligence du préposé, celui-ci est également responsable à titre de co-délinquant et il peut être poursuivi en justice, seul ou comme co-défendeur avec l’armateur.
Voici les conclusions de Carver, au paragraphe 93:
[TRADUCTION] Puisqu’il y avait lieu à l’action dite «action on the case» contre un préposé pour un acte de négligence envers la personne ou les biens alors qu’il n’y avait pas de lien contractuel, et que l’existence d’un contrat n’empêche plus une action fondée sur un délit il semblerait logique d’étendre la portée du droit, dans l’esprit de Hayn v. Culliford, (1879) 4 C.P.D. 182, et de Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562, pour tenir que le préposé lui aussi est responsable de sa faute personnelle. Aucune distinction n’a été faite entre les dommages à la personne des passagers et les dommages aux biens lorsque la portée du droit a été étendue à la suite de Hayn v. Culliford.
En conséquence, la conclusion proposée comme état actuel du droit c’est que, si des marchandises en voie de transport sont perdues ou avariées en raison du manque de soin raisonnable de la part du capitaine du navire ou d’un membre de l’équipage
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ou d’un entrepreneur indépendant (que les marchandises soient entre ses mains ou non), la personne ainsi responsable de la perte ou de l’avarie peut être poursuivie en dommages délictuels par le propriétaire des marchandises.
Je suis d’avis que la conclusion du savant auteur est juste. Donoghue v. Stevenson n’a pas été restreinte aux faits qu’on y a tenus pour prouvés ou présumés. Je cite les affaires suivantes:
Lamberty et al. v. Saskatchewan Power Corpn. et al.[5];
Popein & Popein v. Link Bros. Construction Ltd. et al.[6];
Lock & Lock v. Stibor et al.[7];
Huba v. Schulze & Shaw[8];
Davies v. Swan Motor Co. (Swansea) Ltd.[9];
Denny v. Supplies & Transport Co. Ltd.[10];
Yuille v. B. & B. Fisheries (Leigh) Ltd. et al.[11];
cette application du principe du «prochain» a été approuvée dans «The Anonity»[12];
Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd.[13].
Le principe a été étendu aux dommages réclamés pour blessures. Voir Yuille v. B. & B. Fisheries (Leigh) Ltd. (précité). Lorsque les dommages découlaient d’une perte de biens, le Lord Juge Willmer, dans «The Anonity» (précité), a déclaré, à la p. 126:
[TRADUCTION] Cela suffit pour régler l’affaire. Mais je crois que je devrais considérer un argument avancé par M. Brandon portant que la faute ou complicité de la part de M. Everard ne pouvait être à bon droit relevée que dans des circonstances telles qu’elles auraient justifié une réclamation personnelle contre lui. A l’appui de cet argument, on a cité une de mes décisions: Yuille v. B. & B. Fisheries (Leigh) Ltd., and Bates (The Radiant), (1958) 2 Lloyd’s Rep. 596. Il est vrai que c’était
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là une affaire où, d’après les faits, j’en suis venu à la conclusion qu’une action personnelle pouvait être prise contre l’administrateur-directeur de la société en se fondant sur les mêmes faits qui avaient motivé le jugement de faute ou complicité réelle contre la société. Mais je ne suis certainement pas prêt à admettre qu’il en serait nécessairement de même dans tous les cas. Il me semble que la question de savoir si un demandeur lésé pourrait intenter avec succès une action personnelle contre un membre d’une société dont la conduite est jugée équivalente à une faute ou complicité réelle de la société au sens des Merchant Shipping Acts doit dépendre du fait que, dans l’affaire, le rapport de «prochain», au sens juridique est établi. Je ne dis rien de la question de savoir si une action personnelle contre feu M. Everard aurait pu être admise d’après les faits de la présente affaire. Je ne crois pas que cette question se pose.
Donc, à mon avis, il n’a pas rendu de décision sur la question.
Midland Silicones v. Scruttons Ltd.[14] est une décision de la Chambre des Lords rendue dans les circonstances suivantes. Un connaissement rend applicable, entre un armateur et le propriétaire de marchandises, la restriction qui se trouve dans la loi américaine intitulée Carriage of Goods by Sea Act, 1936, et qui limite la perte à $500 par colis. L’expéditeur a engagé les défendeurs, qui étaient des arrimeurs, pour décharger le navire. Au hangar de transit du quai, en descendant un baril du plancher supérieur pour le charger sur un camion, les arrimeurs l’ont négligemment laissé tomber et l’ont ainsi avarié, causant un dommage bien supérieur à la limite susmentionnée. Les consignataires ont poursuivi la société d’arrimage pour délit. La majorité des Lords Juges statua que la société d’arrimage ne pouvait pas bénéficier de la limitation de responsabilité stipulée dans le contrat passé entre le propriétaire de la marchandise et la société maritime. En se reportant à cette décision, le savant juge de première instance, dans ses motifs de jugement dans l’affaire R.M. & R. Log Ltd. c. Texada Towing Co. Ltd., précitée, a déclaré, à la page 96:
[TRADUCTION] Le devoir de prendre un soin raisonnable et la responsabilité qui en découle incombaient aux arrimeurs sous contrat, savoir les employeurs, et non aux préposés qui en fait ont été négligents.
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A mon avis, cette interprétation de la décision est erronée. Le contrat de transport était entre le propriétaire des marchandises et la société maritime. Ce contrat est celui qui comportait la limitation de responsabilité. Il y avait un autre contrat pour le déchargement entre la société maritime et les arrimeurs, mais il n’y avait aucune relation contractuelle entre le propriétaire des marchandises et la société d’arrimage. La société d’arrimage était responsable délictuellement et vu qu’elle n’avait rien fait elle-même en tant que société, le délit était celui de ses préposés. Elle n’était responsable qu’en vertu de la maxime respondeat superior. Si les préposés eux-mêmes n’avaient pas été responsables, il n’y aurait eu aucune responsabilité imputable à leur employeur, la société d’arrimage Scruttons Limited. Les jugements prononcés par la Chambre des Lords ne semblent toucher que la question de la limitation de responsabilité et présumer que la société était responsable, puisqu’elle ne pouvait l’être que si ses préposés l’étaient, il s’ensuit que dans cette situation le préposé est responsable.
Dans ses motifs de jugement en l’affaire R.M. & R. Log Ltd. c. Texada Towing Co. Ltd., précitée, à la p. 94 le savant juge de première instance se reporte à Guay v. Sun Publishing Co. Ltd.[15] comme «posant le principe qu’une action ne peut être fondée sur la négligence en paroles». Dans cette affaire-là, la demanderesse avait subi un grave choc nerveux suivi d’invalidité en lisant dans un journal publié par le défendeur que son mari et ses trois enfants avaient été tués dans un accident de la route en Ontario. La nouvelle était entièrement fausse et avait évidemment été reçue par le journal de quelque personne inconnue et publiée sans vérification. Le Juge Kerwin, de la majorité, a posé le principe que la demanderesse n’était pas un «prochain» au sens du prononcé de Lord Atkin dans Donoghue v. Stevenson, parce qu’elle n’était pas une personne touchée de si près et si directement par la publication de la nouvelle que l’intimé aurait raisonnablement dû l’avoir à l’esprit comme étant lésée lorsqu’il songeait à son acte, la publication. Le Juge Estey a pris pour acquis que l’appelante était un «prochain», mais il a jugé qu’elle n’avait pas prouvé avoir subi un choc nerveux. Le Juge Locke a déclaré que, vu
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qu’il était admis que la nouvelle avait été communiquée sans malice, il n’y avait pas de fondement d’action, même si le journal avait agi sans précaution. Le Juge en chef Rinfret et le présent Juge en chef, dans des motifs de dissidence rédigés par ce dernier, ont affirmé qu’il fallait plutôt faire la comparaison avec le cas où la demanderesse aurait été frappée involontairement, mais avec négligence par le défendeur, ou par une chose projetée par le défendeur, et il a exprimé l’avis que dans ces circonstances la demanderesse aurait un droit d’action. Je suis d’avis que la portée de l’affaire ne peut pas être étendue au-delà des faits qui lui sont propres ni être considérée comme faisant plus que décider que des paroles prononcées sans précaution et sans malice par quelqu’un qui n’avait aucune relation contractuelle avec la demanderesse ne donnaient pas lieu à une action en justice, parce que la demanderesse dans ces circonstances n’était pas un «prochain» du défendeur. Dans la présente affaire, il ne s’agit pas de paroles prononcées de quelque façon que ce soit, mais bien d’actes.
En résumé, je n’ai trouvé aucune décision depuis Donoghue v. Stevenson qui empêcherait d’appliquer la doctrine qu’on y trouve à une action contre un capitaine pour sa négligence, ayant causé des dommages à la demanderesse par la destruction de ses effets. D’autre part, je suis d’avis que dans des précédents tels que Midland Silicones v. Scruttons Ltd., précité, une telle responsabilité s’infère, au moins tacitement.
Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens en cette Cour et à la Cour de l’Échiquier. La demanderesse, dans l’exposé de ses prétentions, a requis un jugement pour sa perte et ses dommages, avec dépens, ainsi qu’un renvoi au Registraire pour l’évaluation de la perte et des dommages.
En cette Cour, l’appelante, dans son factum, a demandé que la décision du savant juge de première instance soit infirmée et que jugement soit rendu en faveur de l’appelante; elle a aussi demandé que des dommages lui soient accordés tels qu’établis par la preuve ou, alternativement, tels qu’ils pourront être déterminés par un renvoi au Registraire. Vu que cette Cour n’a pas examiné la preuve relative aux dommages ni entendu de plaidoirie à ce sujet, je suis d’avis que la décision
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de la Cour doit être que l’appel est accueilli, qu’il est déclaré que la demanderesse a droit à des dommages, et que l’affaire est déférée à la Cour de l’Échiquier pour l’évaluation des dommages. Comme je l’ai déjà dit, l’appelante a droit à ses dépens en cette Cour et à la Cour de l’Échiquier.
Appel rejeté avec dépens, le JUGE SPENCE étant dissident.
Procureurs de la demanderesse, appelante: Bull, Housser & Tupper, Vancouver.
Procureurs du défendeur, intimé: Macrae, Montgomery, Hill & Cunningham, Vancouver.
[1] [1968] 1 R.C. de l’É. 84.
[2] [1932] A.C. 562, 101 L.J.P.C. 119.
[3] [1968] 1 R.C. de l’É. 84.
[4] [1932] A.C. 562, 101 L.J.P.C. 119.
[5] (1967), 59 D.L.R. (2d) 246 (Sask. Q.B.).
[6] (1963), 43 W.W.R. 123 (Sask. Q.B.).
[7] [1962] O.R. 963, 34 D.L.R. (2d) 704 (Ont. S.C.).
[8] (1962), 32 D.L.R. (2d) 171, 37 W.W.R. 241 (Man. C.A.).
[9] [1949] 2 K.B. 291 à 307 (C.A.).
[10] [1950] 2 K.B. 374 (C.A.).
[11] [1958] 2 Lloyd’s Rep. 596 (Adm. Div.).
[12] [1961] 2 Lloyd’s Rep. 117 à 126 (C.A.).
[13] [1964] A.C. 465 (H.L.).
[14] [1962] A.C. 446.
[15] [1953] 2 R.C.S. 216, [1953] 4 D.L.R. 577.