Cour Suprême du Canada
Hofer et al. c. Hofer et al., [1970] R.C.S. 958
Date: 1970-05-25
Benjamin Hofer, John Hofer, Joseph Hofer et David Hofer (Demandeurs) Appelants;
et
Zacharias Hofer, Jacob Hofer et Jacob S. Hofer en qualité de fiduciaires et d’administrateurs de la Interlake Colony of Hutterian Brethren et ladite Interlake Colony of Hutterian Brethren (Défendeurs) Intimés.
1969: les 21 et 24 février; 1970: le 25 mai.
Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU MANITOBA
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel du Manitoba[1], confirmant une décision du Juge Dickson. Appel rejeté, le Juge Pigeon étant dissident.
D.A. Yanofsky et G.C. Pollock, pour les demandeurs, appelants.
R.H.C. Baker, S.R. Wolchock et J.A. Robb, pour les défendeurs, intimés.
Le jugement du Juge en Chef Cartwright et du Juge Spence a été rendu par
LE JUGE EN CHEF CARTWRIGHT — Mes collègues les Juges Ritchie et Pigeon exposent dans leurs motifs, que j’ai eu le privilège de lire, les faits ainsi que les dispositions pertinentes des
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statuts d’association de la colonie huttérite d’Interlake, de même que les prétentions des parties.
Pour les motifs que mon collègue le Juge Pigeon exprime, je suis d’accord avec lui sur la nature juridique des opérations de la colonie. Je veux notamment faire mien le passage suivant de ses motifs:
Il est donc contraire aux statuts de dire que la Colonie constitue une Église. Les statuts et les faits, correctement interprétés, démontrent que la Colonie a été établie tant dans un but religieux que dans celui d’exploiter une ferme collective. Pour ce qui est de l’exploitation agricole, on ne peut considérer la Colonie autrement que comme une entreprise séculière, elle n’est pas une institution de charité. Puisqu’elle poursuit des buts dont l’un ne peut être classé comme but charitable, il s’ensuit qu’il faut la considérer en droit comme une entreprise commerciale.
Il s’ensuit que je ne puis être totalement d’accord avec l’opinion que le savant juge de première instance exprime dans les terms suivants:
[TRADUCTION] Les statuts ne doivent pas s’interpréter dans l’abstrait, mais à la lumière de la religion huttérite. Ce dont il s’agit ici, c’est d’une Église et non d’une entreprise commerciale. C’est ce qui ressort clairement des statuts et de toute la preuve. Les signataires ne sont pas des associés. Il n’y a pas d’actif social, mais seulement des biens d’Église. Ce sont ces biens d’Église que les demandeurs réclament, des biens consacrés à la fiducie exprimée aux statuts d’association savoir, être possédés et utilisés en commun selon les buts de la colonie huttérite d’Interlake.
A mon avis, il faut déterminer les droits stricts des parties d’après les dispositions des statuts d’association qu’ils ont signés. On n’a ni plaidé ni mis en preuve que leur consentement à ces dispositions n’est pas le fruit de leur volonté libre.
La «Colonie» n’est pas une entité juridique. Pendant toute la période de temps qui nous concerne, elle n’a été que le nom collectif des sept personnes qui sont les appelants et les intimés. C’est ce que démontrent clairement les premiers mots de l’art. 3 des statuts:
[TRADUCTION] La colonie sera formée de toutes les personnes qui signeront les présents statuts.
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Personne d’autre n’avait signé les statuts de société le 29 avril 1965, jour où a été instituée la présente action.
Pour les motifs qu’expriment le savant juge de première instance et la Cour d’appel sur cet aspect de l’affaire, je suis d’accord avec leur conclusion que l’expulsion des demandeurs de la colonie est valide. Il y a concordance de conclusions sur les faits quant à ce qui s’est passé à la réunion du 13 juin 1964, où les appelants Benjamin Hofer et David Hofer ont été expulsés, et à celle du 17 mars 1965, où John Hofer et Joseph Hofer l’ont été. Je suis satisfait d’adopter ce que le Juge d’appel Freedman dit quant au droit applicable aux faits ainsi constatés.
Cependant, avant de laisser cet aspect de la question, je dois faire mention de la prétention des appelants que les décisions d’expulsion sont entachées de nullité parce que ceux qui les ont votées agissaient sous la dictée de personnes qui étaient des dirigeants de l’Église huttérite, et non des membres de la Colonie. A mon avis, cette prétention n’a pas de fondement dans les faits. Il n’y a aucune allégation que quelque personne non autorisée ait voté à l’une ou l’autre des réunions et la preuve ainsi que les conclusions de fait du savant juge de première instance sont à l’effet que chacun des appelants a refusé d’assister et de participer aux réunions, exercices du culte et offices réguliers des membres de la Colonie, ce qui constitue un motif d’expulsion en vertu de l’art. 39.
Les quatre appelants ont embrassé les croyances de la «Church of God» et je suis d’accord avec l’opinion du savant juge de première instance que les croyances de cette Église-là sont violemment hostiles et à la foi et aux pratiques de l’Église huttérite. Il est impensable que les appelants, après s’être convertis à la «Church of God», continuent de s’adonner au culte pratiqué par les membres de la Colonie.
Je veux préciser que l’excommunication des appelants de l’Église huttérite par les supérieurs ecclésiastiques n’a pas entraîné automatiquement leur expulsion de la Colonie. Seule une décision des membres de la Colonie pouvait entraîner cette expulsion selon les statuts, mais, par les dis-
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positions de ces statuts, les appelants ont accepté que leur geste d’abandonner l’Église huttérite soit un motif valable d’expulsion. Une personne qui convient de renoncer à tous droits à certains biens si elle cesse d’appartenir à une confession religieuse déterminée, ne viole pas le principe de la liberté religieuse.
Les appelants prétendent que le contrat contenu dans les statuts d’association, selon l’interprétation qu’en ont donnée le tribunal de première instance et la Cour d’appel, est contraire à l’ordre public et que par conséquent il est nul parce qu’il porte atteinte à la liberté religieuse et réduit les appelants au servage. Sur cet aspect de l’affaire, je suis d’accord avec les motifs du Juge d’appel Freedman et j’ai peu de chose à ajouter.
Dans Fender v. St. John-Mildmay[2]; Lord Atkin reprend aux pp. 10 et 11 un certain nombre de décisions sur ce sujet avec lesquelles il est d’accord, dont celle du Maître des rôles Jessel dans Printing & Numerical Registering Co. v. Sampson[3]:
[TRADUCTION] Il ne faut pas oublier que l’on ne doit pas multiplier arbitrairement les règles selon lesquelles un contrat donné est nul parce que contraire à l’ordre public, car, s’il est une chose qui plus que toute autre est d’ordre public c’est que les majeurs sains d’esprit doivent avoir la plus grande liberté possible de contracter et que leurs engagements, lorsqu’ils sont pris librement et volontairement, doivent être considérés comme sacrés et être sanctionnés par les tribunaux.
On a dit que l’une des libertés les plus chères à une personne ordinaire est la liberté de s’obliger. A moins que les membres ne soient libres de se lier par des contrats du genre de celui stipulé aux statuts d’association, on voit mal comment les Huttérites pourraient continuer à pratiquer le mode de vie religieuse auquel ils croient. Les appelants, comme le souligne le Juge d’appel Freedman, restent libres de changer de religion, mais s’ils le font et quittent la Colonie, soit de leur plein gré soit par expulsion, ils se sont engagés à n’exiger aucune part de ses biens.
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Il ne me paraît pas qu’il s’agisse ici d’un cas où l’on puisse demander à la Cour d’écarter une confiscation, car selon les dispositions des statuts les appelants n’ont jamais eu personnellement aucun droit de propriété dans les biens de la Colonie.
Personne n’a soulevé devant nous l’application possible de la règle prohibant les fondations à perpétuité pour le cas où l’on jugerait, comme je crois qu’il faut le faire, que la Colonie n’est pas une institution religieuse. Je mentionne cette règle simplement pour qu’on ne se figure pas que nous l’avons oubliée et pour indiquer clairement que je n’exprime aucune opinion sur son application possible.
Il s’ensuit que je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Il est regrettable, je crois, que les appelants, dont le labeur a sans doute constitué un apport important aux biens de la Colonie, ne reçoivent aucune compensation pour le travail de toute leur vie. Le savant juge de première instance n’exagère en rien quand il trouve étranges, répugnantes et excessives, les brimades qu’on leur a fait subir à eux et à leurs familles, mais le devoir des tribunaux est de déterminer les droits des parties selon la loi.
Finalement, je veux indiquer clairement que le présent jugement se limite aux faits et aux plaidoiries de cette affaire-ci.
Je suis d’avis de disposer du pourvoi comme le propose mon collègue le Juge Ritchie.
Le jugement des Juges Martland, Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Le présent pourvoi est à l’encontre d’un arrêt unanime de la Cour d’appel du Manitoba[4] confirmant le jugement du Juge Dickson qui a rejeté l’action des appelants où ces derniers demandent une déclaration à l’effet qu’ils sont encore membres de la Interlake Colony of Hutterian Brethren (ci-après appelée la «colonie d’Interlake»), ainsi qu’une ordonnance prévoyant la liquidation de la colonie, la nomination d’un liquidateur chargé de rassembler son actif, un compte de l’actif et du passif de la colonie et le partage de l’actif à part égale entre chacun des appelants et des intimés.
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L’arrêt de la Cour d’appel a également confirmé la décision du Juge Dickson qui a accueilli la demande reconventionnelle des intimés et déclaré que les appelants ne sont plus membres de la colonie d’Interlake et n’ont aucun droit aux biens meubles et immeubles de la colonie, leur a ordonné d’évacuer définitivement ses immeubles et de lui remettre tous les biens meubles qui lui appartiennent et qu’ils peuvent avoir en leur possession.
La prétention principale des appelants se rattache aux statuts d’association auxquels toutes les parties ont consenti et qui régissent les affaires de la colonie d’Interlake. Ils soutiennent que les dispositions relatives à la tenue d’assemblées et à l’expulsion de membres n’ont pas été observées quand on a prétendu expulser les appelants de la colonie et qu’à cause de cette expulsion irrégulière les appelants et leurs familles ont eu à subir des brimades et vexations incompatibles avec le concept de vie paisible en colonie de sorte qu’il n’est plus possible de maintenir la colonie et qu’on devrait nommer un liquidateur pour en liquider les biens. Subsidiairement, les demandeurs disent que les statuts d’association prétendent donner à des ministres de l’Église qui n’y sont pas parties un pouvoir et une autorité absolus sur la vie personnelle et les biens personnels des demandeurs et qu’en conséquence la convention est contraire à l’ordre public et devrait être déclarée nulle et sans effet.
Comme autre argument subsidiaire, les demandeurs soutiennent que les statuts d’association établissent une espèce de société et que les dispositions de ces statuts en vertu desquelles on prétend que les demandeurs ont perdu tous leurs droits de propriété équivalent à une déchéance ou une confiscation à laquelle une cour d’«equity» devrait remédier en ordonnant la dissolution de l’association.
Le savant juge de première instance a relaté avec soin et en détail les circonstances qui ont donné lieu au présent litige; tout comme la Cour d’appel du Manitoba, j’adopte volontiers les conclusions de fait auxquelles il en est venu après un long procès ardemment disputé. Plusieurs de ces conclusions s’appuient manifestement sur une appréciation de la crédibilité des témoins qui ont
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déposé au procès et c’est une règle depuis longtemps établie que cette Cour n’intervient pas dans ces circonstances, à moins qu’on ne démontre que le juge de première instance s’est manifestement trompé.
Les causes du conflit entre les appelants et les intimés tiennent à une querelle religieuse et à des divergences de vues entre les parties sur le vrai sens du mode de vie religieuse auquel ils avaient tous souscrit. Le tribunal de première instance et la Cour d’appel ont analysé l’histoire de l’Église huttérite; il me semble cependant nécessaire pour la clarté des présents motifs de mentionner brièvement les traits du mode de vie des Huttérites qui ont une relation directe avec les questions en litige.
L’histoire des Huttérites débute au XVe siècle, alors qu’ils ont adopté leur propre genre de monachisme médiéval par suite duquel ils ont eu à subir des persécutions en Europe. Après être passés d’un pays à un autre sur ce continent-là, pendant près de trois siècles, un petit groupe émigra aux États-Unis. Il y a aujourd’hui environ 15,000 Huttérites en Amérique du Nord répartis en colonies ou communautés de fidèles qui ne comprennent ordinairement pas plus d’une centaine de personnes. Dans toutes ces colonies, les membres se consacrent à une forme de vie communautaire où l’on n’admet pas la propriété individuelle, mais où tous les biens meubles et immeubles sont possédés aux fins de la colonie et à l’avantage de tous et chacun des membres. L’appartenance à l’Église huttérite est une condition essentielle de l’appartenance à ces colonies et les occupations quotidiennes des membres ont un lien direct avec leurs convictions religieuses et en constituent l’expression.
Quand les Huttérites trouvent qu’une colonie devient trop populeuse, il est d’usage que cette colonie en fonde une autre; c’est ainsi que la colonie huttérite de Rock Lake a donné naissance à celle d’Interlake. Après avoir pris la décision d’établir une nouvelle colonie et obtenu l’approbation de toutes les autres colonies, les membres de la colonie de Rock Lake ont convenu de se diviser en deux groupes, ni l’un ni l’autre ne pouvant choisir s’il préférait déménager à la nouvelle colonie ou rester. La décision définitive
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a été prise par tirage au sort; on a alors divisé les biens de l’établissement de Rock Lake approximativement selon le nombre de membres de chaque groupe. On a aussi fait l’acquisition de 2,080 acres de terre à $76 l’acre, pour la nouvelle colonie. Bien que les statuts d’association que tous les membres de la colonie d’Interlake ont signés par la suite fassent mention que la propriété des terres est au nom des défendeurs Zacharias Hofer, Jacob Hofer et Jacob S. Hofer comme détenteurs conjoints du tout et non de parts indivises à titre de fiduciaires pour la nouvelle colonie, cette mention n’est pas conforme au certificat de titre des terres de la colonie d’Interlake où elles sont inscrites au nom de trois membres de la colonie de Rock Lake qui, plus tard, en juillet 1966, ont signé une déclaration à l’effet qu’ils n’avaient personnellement aucun droit ni titre à ces terres, mais les détenaient uniquement en fiducie pour le compte de Zacharias, Jacob et Jacob S. Hofer.
Il me semble clair, d’après ce qui précède, que les terres dont il s’agit ne sont pas possédées en fiducie pour les membres de la colonie d’Interlake individuellement, mais pour la colonie comme entité et que les membres n’ont individuellement aucun droit de propriété sur les terres où leur colonie est établie. Il en est ainsi de toutes les colonies huttérites et cette situation est conforme à l’acceptation du principe de la propriété collective des biens, fondement de la religion huttérite. Les dispositions des art. 30, 31 et 32 des statuts d’association de la colonie d’Interlake, auxquels toutes les parties au présent pourvoi ont souscrit, démontrent clairement l’acceptation de ce principe de leur part. Ces articles se lisent comme suit:
[TRADUCTION] 30. Tous les biens meubles et immeubles de la colonie, quels que soient leur provenance et leur mode d’acquisition, appartiendront à perpétuité à la colonie, qui en aura la jouissance, la possession, l’utilisation et l’administration pour l’usage, l’utilité et l’avantage communs de tous et chacun des membres selon les buts de la colonie.
31. Tous les biens meubles et immeubles que chacun des membres de la colonie a ou peut avoir ou posséder et ceux auxquels il peut avoir droit au moment de se joindre à la colonie et d’en devenir membre de même que tous les biens meubles et immeubles que chacun des membres peut avoir, ac-
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quérir ou recevoir par succession après être devenu membre de la colonie seront et demeureront la propriété de ladite colonie à l’usage, l’utilité et l’avantage communs de tous et chacun de ses membres comme susdit.
32. Personne, si ce n’est le conseil d’administration, n’aura le droit d’avoir, posséder ni détenir les biens meubles et immeubles de ladite colonie non plus que de les enlever ni les soustraire à ladite colonie, ni de les donner, vendre, céder ou aliéner. Si quelqu’un vient à être expulsé de ladite colonie ou cesse d’en faire partie, il ne pourra avoir, prendre, retirer, donner, vendre, transporter ni céder aucun desdits biens de la colonie ni aucun droit dans ces dits biens ni avoir aucun titre quelconque à ces dits biens. Si l’un des membres de ladite colonie décède, en est expulsé ou cesse d’en faire partie, ni lui, ni ses successeurs, héritiers, légataires ou créanciers, ni personne d’autre n’aura de droit ou de titre quelconque aux biens de ladite colonie, que ce membre ait ou non été propriétaire ou en possession d’un bien ou d’un droit quelconque de la colonie au moment d’en devenir membre ou par la suite, qu’il ait ou non donné, abandonné, cédé ou transporté un bien ou un droit quelconque à la colonie depuis son admission.
Je suis convaincu, après avoir lu une grande partie de la preuve soumise de part et d’autre dans la présente affaire et après avoir étudié l’analyse qu’en ont faite le juge de première instance et la Cour d’appel dans leurs motifs de jugement, que la foi et la doctrine de la religion huttérite imprègnent toute l’existence des membres de toutes les colonies huttérites et, à cet égard, j’adopte le langage dont s’est servi le savant juge de première instance dans ses motifs de jugement quand il dit:
[TRADUCTION] Pour un Huttérite, l’Église est toute sa vie. La colonie est une association de personnes en fraternité spirituelle. La preuve tangible de cette communauté spirituelle est la communauté matérielle (secondaire) qui les entoure. Ils ne cultivent pas uniquement pour cultiver, c’est le moyen d’existence qui leur garantit le plus d’indépendance vis-à-vis du monde extérieur. Le ministre est le chef spirituel et séculier de la communauté.
Il s’ensuit, à mon avis, que nonobstant le fait que la colonie d’Interlake soit une exploitation
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agricole florissante on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une entreprise commerciale au sens qu’aucun de ses membres aurait un droit de participer aux bénéfices. La colonie n’est que le prolongement de l’Église et la considération primordiale qui préside à la détermination des droits de tous les membres est la réalisation de leur conception du christianisme. Pour les Huttérites, les activités de leur association sont le signe de l’Église temporelle. Dans ce contexte, il m’est impossible de considérer en droit la colonie d’Interlake comme une espèce de société.
Dans Barickman Hutterian Mutual Corporation c. Nault et autres[5], cette Cour a jugé que la corporation appelante était un «cultivateur» au sens de la Loi d’arrangement entre cultivateurs et créanciers, 1934. Dans ses motifs de jugement, sir Lyman Duff a eu l’occasion de parler en ces termes du genre de vie des Huttérites, à la p. 227:
[TRADUCTION] …en tant que communauté religieuse, ils tendent à mener un genre de vie largement conforme à leurs yeux aux principes énoncés dans le Nouveau Testament, tant sur le plan économique que sur le plan spirituel. Leur doctrine et leur pratique comportent la propriété collective de tous biens, et l’administration de leurs biens et de leurs affaires temporelles en général par des personnes qu’ils désignent eux-mêmes à cette fin. On admet volontiers, et on peut le présumer, que ce mode d’administration de leurs affaires temporelles n’est qu’un moyen de leur permettre de régler leur vie sur ce qu’ils croient être le modèle de celle des premiers chrétiens.
Le projet d’établir la colonie d’Interlake a été formé au cours de l’année 1960; les sept membres de la famille Hofer qui sont parties au présent pourvoi ont tous signé les statuts d’association en mai 1961.
On n’a allégué nulle part dans les plaidoiries que les appelants avaient signé les statuts d’association autrement que librement et volontairement. Bien que j’estime que les parties ont signé les statuts parce qu’ils sont Huttérites, je ne trouve aucune allégation de la part des appelants qu’ils aient signé sous l’influence d’une contrainte
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quelconque. Sur ce point, le Juge Freedman souligne ceci dans ses motifs de jugement en Cour d’appel:
[TRADUCTION] Un autre trait de la religion huttérite, et c’en est un qui a une importance particulière dans le présent litige, est le fait que tous ses membres renoncent en faveur de la colonie à toute propriété individuelle. Ils reconnaissent que tous les biens de la colonie et de ses membres appartiennent à perpétuité à la colonie, qui les gère à l’usage et à l’avantage communs des membres. Il est à propos de souligner que la cérémonie du baptême des adultes et celle du mariage comportent une renonciation solennelle à la propriété individuelle. Les appelants ont tous été baptisés à l’âge adulte et sont tous mariés; ils ont donc reconnu deux fois ce trait essentiel de la vie huttérite et leur obligation de s’y conformer. De plus, comme on le voit plus loin, les statuts d’association qu’ils ont signés donnent expressément acte de leur acceptation des mêmes principe, règle et obligation.
Une des questions les plus chaudement disputées sur le présent pourvoi est celle de savoir si la colonie faisait partie de l’Église au point qu’elle soit régie par les règles et la discipline de cette dernière et que ses membres soient soumis aux décisions des anciens de l’Église qui n’y habitent pas. Ce débat concerne l’expulsion des quatre appelants, dont il sera plus spécialement question plus loin, et donne lieu à la prétention des appelants que, bien qu’on les ait expulsés de l’Église, on ne les a pas expulsés de la colonie et que les deux organisations sont bien différentes l’une de l’autre.
Comme on le verra plus loin, j’en suis venu à la conclusion que l’expulsion des appelants de la colonie est valide d’après les termes des statuts d’association, mais de toute façon, ce que je considère primordial, c’est qu’en vertu de l’art. 3 de ces statuts:
[TRADUCTION] Personne ne deviendra membre de cette colonie …avant …d’être membre de l’Église huttérite et d’y appartenir…
Je crois que ces dispositions et le préambule des statuts impliquent que quiconque n’est pas un fidèle de l’Église huttérite ne peut demeurer membre de la colonie et que l’expulsion de
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l’Église emporte automatiquement l’expulsion de la colonie. Cela me semble démontré par la preuve de même que par les livres et tracts qu’on a produits comme pièces et qui traitent de la nature de l’Église huttérite. La colonie dont nous nous occupons dans la présente affiaire s’appelle [TRADUCTION] «Colonie huttérite d’Interlake» et, à mon avis, il va de soi que les membres d’une telle colonie doivent être Huttérites, ce qui, pour moi, veut dire qu’ils doivent épouser la foi et la discipline de l’Église huttérite s’ils veulent continuer d’appartenir à la colonie. Il appartient aux autorités ecclésiastiques de déterminer si un membre de la colonie a cessé d’être un fidèle de l’Église.
L’emménagement à la colonie d’Interlake n’a eu lieu qu’en décembre 1961, mais même avant de quitter Rock Lake, Benjamin Hofer avait commencé à s’intéresser aux enseignements de la «Radio Church of God»; vers mars 1964 David Hofer et lui s’étaient tous deux convertis à la foi de cette Église. Les croyances de cette Église diffèrent de celles de l’Église huttérite sur certains points fondamentaux. La différence qui a probablement le plus d’importance en rapport avec le présent pourvoi tient à ce que la «Radio Church of God» ne considère pas la propriété collective des biens comme essentielles à sa croyance, mais la controverse la plus acerbe entre les parties au présent litige est née de ce que les fidèles de la «Radio Church of God» ne croient pas aux fêtes chrétiennes que les Huttérites célèbrent et qu’ils réprouvent la consommation de la viande de porc. On peut facilement se rendre compte du bouleversement grave que causeraient, dans une communauté huttérite fortement structurée qui sanctifie le dimanche, célèbre les fêtes chrétiennes de la Noël et de Pâques et exploite à la colonie même une porcherie qui rapporte gros, deux membres qui n’admettent pas ces fêtes religieuses, observent le sabbat le samedi et se soumettent à des préceptes alimentaires qui interdisent la consommation de la viande de porc. Il suffit de penser à une petite communauté dont toute l’organisation est centrée sur la pratique de ses convictions religieuses pour comprendre l’amertume et
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les dissensions que peuvent causer l’abandon par deux de ses membres d’un certain nombre de croyances et de préceptes de l’Église à laquelle la communauté appartient.
Le fait que d’abord Benjamin, puis plus tard David Hofer adhéraient activement à la «Radio Church of God» est devenu de plus en plus évident à mesure que les mois passaient et qu’ils continuaient à recevoir et étudier la publication mensuelle de cette Église intitulée «The Plain Truth», tous les membres de la colonie devaient être au courant de leur abandon de la foi huttérite. Cette question préoccupait gravement les trois intimés, qui sont les aînés de la colonie. Aussi, le 3 mars 1964, vingt ministres de l’Église huttérite venant d’autres colonies se sont rendus à Interlake pour parler à Benjamin et David Hofer dans l’espoir de les ramener à la foi. Cette discussion a duré onze heures, mais n’a apparemment eu aucun effet sur les dissidents. Une seconde tentative a eu lieu le 13 mars alors que vingt-quatre ministres d’autres colonies sont venus s’entretenir et discuter avec eux; on a alors demandé à Benjamin et David s’ils accepteraient la sanction dite «unfrieden», qui signifiait que les autres membres de la colonie les fuiraient jusqu’à ce qu’ils reviennent à la foi huttérite. Les deux dissidents ont refusé cette sanction parce que, d’après eux, les ministres qui se trouvaient là n’avaient pas le droit de la leur imposer. La sanction, qui est une peine ecclésiastique, a quand même été imposée.
Une autre réunion des anciens a eu lieu plus tard à la colonie de Lakeside, et on y a décidé que si Benjamin et David persistaient à croire aux idées qu’ils avaient exprimées auparavant ils ne pourraient demeurer membres de l’Église huttérite. On a également prévu que deux des anciens iraient à la colonie d’Interlake et que, si les dissidents ne voulaient pas revenir à la foi, ils seraient expulsés. En arrivant à la colonie, les délégués des anciens ont tenu une réunion avec les membres masculins de celle-ci, sauf Benjamin et David, où il a été décidé de tenir une autre réunion trois jours plus tard pour régler la question de l’expulsion et qu’entre-temps on tenterait d’amener Benjamin et David à résipiscence. Cette tentative a été vaine. La réunion au cours de laquelle Benjamin et David
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Hofer ont été expulsés a eu lieu le 13 juin 1964. Les témoignages sur la présence de Benjamin et David Hofer à cette réunion sont contradictoires. Il est allégué dans la déclaration qu’on n’a pas tenu une réunion régulière dans le but de décréter les expulsions. Sur ce point, j’adopte la conclusion de fait suivante du savant juge de première instance:
[TRADUCTION] Je conclus que les demandeurs Benjamin Hofer et David Hofer étaient présents à la réunion du 13 juin 1964, qu’après longue discussion on les a prévenus qu’ils ne pouvaient demeurer membres à moins de changer d’attitude, à quoi le demandeur Benjamin Hofer a répondu, s’adressant au révérend Jacob Kleinsasser et après avoir dit qu’il devenait chaque jour plus convaincu de sa religion: «Jake, c’est inutile, ne perdez pas votre temps» et le demandeur David Hofer a dit: «Prouvez-moi le contraire. J’ai ma conviction. Prouvez-moi simplement le contraire».
Les statuts d’association stipulent que [TRADUCTION] «les quatre cinquièmes des membres masculins de la colonie forment un quorum pour la décision des affaires» et l’art. 39 stipule:
[TRADUCTION] 39. Tout membre de la colonie peut être expulsé ou renvoyé de celle-ci à une réunion générale ou spéciale des membres de la colonie par le vote de la majorité de tous ses membres, ou à sa propre demande, ou par suite de son départ ou désertion de la colonie, ou pour avoir refusé de se conformer aux règles et règlements ou d’obéir aux directeurs de la colonie, ou de consacrer tout son temps, son travail, ses soins, ses gains et ses forces à la colonie et aux buts qu’elle poursuit, ou de faire et exécuter les tâches, travaux, actes et choses que la colonie exige de lui ou d’assister et de participer aux réunions, exercices du culte et offices réguliers des membres de la colonie.
D’accord avec la conclusion du savant juge de première instance, je suis d’avis que Benjamin et David Hofer ont été expulsés de l’Église huttérite et qu’ils ont aussi été validement expulsés de la colonie.
Presque exactement un an après l’expulsion de Benjamin et David, il est devenu évident que les deux autres appelants, John et Joseph, avaient également abandonné la religion huttérite pour la «Radio Church of God». On a fait de grands efforts pour les ramener à la foi huttérite et tenu
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plusieurs réunions dans le but de les faire changer d’avis. Finalement, après les avoir dûment avisés tous les deux, on a tenu une réunion pour se prononcer sur leur expulsion. John y a assisté de même que les trois défendeurs et quelques anciens de l’Église. A ce moment-là, il n’y avait plus que cinq membres de la colonie qui avaient droit de vote sur les sept membres du début; le quorum était donc de quatre membres ayant droit de vote. Après discussion, on a adopté une résolution d’expulsion, à laquelle John s’est opposé.
Je suis d’accord avec le savant juge de première instance et la Cour d’appel qu’il n’y a eu, à cette réunion, rien de contraire à la justice naturelle, ou de nul pour quelque autre motif. Joseph en avait été régulièrement avisé et le fait qu’il ait choisi de ne pas s’y présenter n’a pas eu pour effet de vicier les délibérations.
On voit donc que, à mon avis, l’adhésion à la foi huttérite est une condition préalable de l’appartenance à la colonie qui, par sa nature même, ne peut se composer que d’Huttérites et de leurs familles. Je suis également d’avis que seule l’Église huttérite peut décider si quelqu’un est Huttérite de façon à pouvoir demeurer membre de la communauté. Comme je l’ai déjà mentionné, dans le présent cas, la décision d’expulser les appelants de la colonie a été prise par l’Église, mais elle avait l’effet de les empêcher de demeurer membres de la colonie. Il s’ensuit que la prétention des appelants qu’on n’a pas observé les statuts d’association lors de leur expulsion est mal fondée et, à mon avis, leur argument subsidiaire que le pouvoir et l’autorité absolus des ministres de l’Église sur leur vie personnelle et leurs biens personnels sont contraires à l’ordre public est également sans fondement.
Je suis également d’avis, comme je l’ai déjà dit, que la colonie d’Interlake n’est pas une société au sens juridique reconnu de ce mot.
Il n’y a pas de doute que le mode de vie des Huttérites diffère de celui de la très grande majorité des Canadiens, mais il témoigne d’une philosophie religieuse à laquelle tout Canadien
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peut adhérer. Il me semble que si une personne, soit par naissance dans cette communion ou de son choix, veut adhérer à une forme de vie aussi sévère et se soumettre à une discipline aussi rigoureuse que celles de l’Église huttérite, elle est libre de le faire. Je ne vois rien de contraire à l’ordre public dans le maintien de ces communautés qui vivent selon leurs propres règles et leurs propres convictions et, comme je l’ai déjà mentionné, je pense qu’il appartient à l’Église de juger qui est acceptable comme membre de l’une de ses communautés et qui ne l’est pas.
Pour tous ces motifs, de même que pour ceux que le juge de première instance et la Cour d’appel ont exprimés si complètement, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
LE JUGE HALL — Je suis d’accord avec mon collègue le Juge Ritchie que le présent pourvoi est à rejeter pour les motifs qu’il exprime, mais avec la restriction qu’en certaines circonstances où il s’agirait de mineurs ou d’autres incapables de même que de personnes qui n’ont pas consenti aux statuts d’association, le pouvoir et l’autorité absolus qu’ont les ministres de l’Église en vertu de ces statuts d’association pourraient être nuls parce que contraires à l’ordre public. Il n’y a pas lieu de se prononcer sur cet aspect de la question immédiatement. Ici, les appelants sont des adultes et, comme le signale mon collègue le Juge Ritchie, ils ont tous librement signé les statuts d’association.
Tout en étant d’accord que le présent pourvoi est à rejeter, je dois cependant exprimer l’extrême aversion que m’inspire la conduite envers les appelants de leurs anciens coreligionnaires. Les affronts et les vexations qu’on a fait subir à ces hommes et à leurs familles et que la preuve révèle sont totalement étrangers au mode de vie canadien, qu’il s’agisse de vie communautaire ou non. Il y aurait lieu, je crois, d’adoucir la rigueur de la loi, énoncée dans Free Church of Scotland (General Assembly) v. Overtoun (Lord); Macalister v. Young[6], qui prive un groupe de dissidents, quel qu’en soit le nombre, de tous droits aux biens d’une congrégation religieuse, par une législation appropriée en vertu de laquelle on pourrait
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trouver un accommodement qui permette à un dissident et à sa famille de se séparer d’une congrégation comme celle-ci de façon honorable en touchant une indemnité de départ qui soit plus ou moins proportionnelle à l’apport de ce membre pendant ses années de service à la congrégation. Dans la situation actuelle, comme le signale mon collègue le Juge Pigeon, un dissident ne peut même pas prétendre garder les vêtements qu’il porte au moment de son départ.
LE JUGE PIGEON (dissident) — Les appelants et les intimés étaient tous des adeptes de l’Église huttérite. Ils étaient membres de la colonie de Rock Lake, où ils habitaient. En 1960, la population de cette colonie avait atteint de telles proportions qu’on a décidé, selon l’usage, de la diviser et de fonder une nouvelle colonie à Interlake, au Manitoba. Les membres de la colonie de Rock Lake se divisèrent en deux groupes, ni l’un ni l’autre ne sachant lequel irait s’établir à la nouvelle colonie et lequel resterait à celle de Rock Lake. Cela fut décidé par tirage au sort. Ensuite, on divisa les biens de la colonie de Rock Lake approximativement selon le nombre de membres de chaque groupe et 2,080 acres de terre furent acquis à $76 l’acre, pour la nouvelle colonie.
Les sept personnes qui sont parties à la présente action constituent le groupe qui a emménagé à la nouvelle colonie. En mai 1961, ils ont signé un document intitulé: [TRADUCTION] «Statuts de la colonie huttérite d’Interlake, bureau de poste de Teulon, Province du Manitoba, Puissance du Canada».
Ces statuts renferment les dispositions suivantes:
[TRADUCTION] 2. Les buts de ladite colonie sont les suivants: favoriser et pratiquer la religion chrétienne, le culte chrétien, l’enseignement religieux et l’éducation religieuse et rendre un culte à Dieu selon la foi de ses membres; pratiquer l’agriculture, l’élevage, la meunerie et toutes branches de ces industries, fabriquer les produits et sous-produits que les administrateurs de la colonie jugeront les plus utiles et en faire le commerce et, pour les fins susdites, avoir, détenir et posséder les biens meubles et immeubles nécessaires.
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3. La colonie sera formée de toutes les personnes qui signeront les présents statuts. Personne ne deviendra membre de cette colonie et ne pourra signer les présents statuts avant
(a) d’avoir atteint l’âge de dix-sept ans révolus;
(b) d’être membre de l’Église huttérite et d’y appartenir;
(c) d’avoir été choisi et admis au nombre des membres à la majorité du vote des membres masculins de la colonie présents à une assemblée annuelle, générale ou spéciale, de cette dernière.
30. Tous les biens meubles et immeubles de la colonie, quels que soient leur provenance et leur mode d’acquisition, appartiendront à perpétuité à la colonie, qui en aura la jouissance, la possession, l’utilisation et l’administration pour l’usage, l’utilité et l’avantage communs de tous et chacun des membres selon les buts de la colonie.
31. Tous les biens meubles et immeubles que chacun des membres de la colonie a ou peut avoir ou posséder et ceux auxquels il peut avoir droit au moment de se joindre à la colonie et d’en devenir membre de même que tous les biens meubles et immeubles que chacun des membres peut avoir, acquérir ou recevoir par succession après être devenu membre de la colonie seront et demeureront la propriété de ladite colonie à l’usage, l’utilité et l’avantage communs de tous et chacun de ses membres comme susdit.
32. Personne, si ce n’est le conseil d’administration, n’aura le droit d’avoir, posséder ni détenir les biens meubles et immeubles de ladite colonie non plus que de les enlever ni les soustraire à ladite colonie, ni de les donner, vendre, céder ou aliéner. Si quelqu’un vient à être expulsé de ladite colonie ou cesse d’en faire partie, il ne pourra avoir, prendre, retirer, donner, vendre, transporter ni céder aucun desdits biens de la colonie ni aucun droit dans ces dits biens ni avoir aucun titre quelconque à ces dits biens. Si l’un des membres de ladite colonie décède, en est expulsé ou cesse d’en faire partie, ni lui ni ses successeurs, héritiers, légataires ou créanciers, ni personne d’autre n’aura de droit ou de titre quelconque aux biens de ladite colonie, que ce membre ait ou non été propriétaire ou en possession d’un bien ou d’un droit quelconque de la colonie au moment d’en devenir membre ou par la suite, qu’il ait ou non donné, abandonné, cédé ou transporté un bien ou un droit quelconque à la colonie depuis son admission.
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33. Tous les membres de ladite colonie devront consacrer tout leur temps, leur travail, leurs soins, leurs gains et leurs forces à ladite colonie et aux buts pour lesquels elle est formée librement et volontairement, et ils le feront sans aucune rémunération ou récompense autre que ce qui est ci-après mentionné.
34. Les conjoints et les enfants des membres de la colonie qui ne sont pas eux-mêmes membres auront droit de résider avec les membres et de recevoir de la colonie la subsistance, l’enseignement et l’éducation selon les règles, les prescriptions et les exigences de la colonie et celles de la religion et du culte chrétiens, de l’éducation, de la foi et des enseignements religieux préconisés et pratiqués par la colonie tant et aussi longtemps qu’ils obéiront et se soumettront aux règles, prescriptions et exigences de ladite colonie.
35. Advenant le décès de l’un des membres de la colonie, son conjoint et ses enfants qui ne sont pas eux-mêmes membres auront droit de demeurer à la colonie et de recevoir de cette dernière la subsistance, l’enseignement et l’éducation tant et aussi longtemps qu’ils continueront de consacrer leur temps, leur travail, leurs soins, leurs gains et leurs énergies à ladite colonie et aux buts qu’elle poursuit, et de se soumettre et d’obéir aux règles, prescriptions et exigences de ladite colonie, comme si ce membre avait survécu.
37. La communauté, association ou colonie créée par les présentes ne pourra être dissoute que du consentement de tous les membres.
Les appelants et les intimés ont emménagé à la colonie d’Interlake avec leurs familles le 20 décembre 1961. L’un des appelants, Benjamin Hofer, avait déjà, à ce moment-là commencé à s’intéresser aux enseignements de la «Radio Church of God» et, vers la fin de mars 1964, il était converti à la croyance de cette Église, avec un autre appelant, David Hofer. Cette croyance diffère de celle de l’Église huttérite sur plusieurs points. Par exemple, la «Radio Church of God» n’y fait pas entrer la propriété collective. Elle n’observe pas les fêtes chrétiennes que les Huttérites célèbrent et elle défend de consommer du porc. Les deux dissidents se sont abonnés à une revue mensuelle publiée par la «Radio Church of God» et intitulée «The Plain Truth».
Le 3 mars 1964, pas moins de vingt ministres de l’Église huttérite sont venus d’autres colonies
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à celle d’Interlake et ont parlé aux deux dissidents pour tenter de les ramener au sein de l’Église. Une seconde tentative infructueuse a été faite le 13 mars lorsque vingt-quatre ministres sont venus des autres colonies demander aux deux dissidents s’ils acceptaient l’imposition par l’Église de la sanction dite «unfrieden». Les deux dissidents l’ont refusée, et ils ont contesté aux ministres le droit de l’imposer. On a quand même imposé la sanction, qui faisait que le reste de la colonie fuyait les deux dissidents et infligeait à leurs familles toutes sortes de brimades.
Le 13 juin 1964, les deux dissidents, Benjamin et David Hofer, furent expulsés.
Un an plus tard, il devint évident que les deux autres appelants, John Hofer et Joseph Hofer, avaient abandonné la foi huttérite en faveur de celle de la «Radio Church of God». Les tentatives de les ramener à la foi huttérite furent vaines et ils finirent par être également expulsés.
Dans leur poursuite, les appelants demandent une déclaration à l’effet qu’ils sont encore membres de la colonie d’Interlake, et une ordonnance prévoyant la liquidation des affaires de celle-ci, la nomination d’un liquidateur, le compte de l’actif et du passif et le partage de l’actif à part égale entre chacun des appelants et des intimés. En demande reconventionnelle, les intimés demandent une déclaration à l’effet que les appelants ne sont plus membres de la Colonie et qu’ils n’ont aucun droit sur ses biens, ainsi qu’une ordonnance leur enjoignant d’évacuer les immeubles de la Colonie et de remettre à celle-ci tous les biens meubles qui lui appartiennent et qu’ils peuvent avoir en leur possession.
Le Juge Dickson a rejeté l’action des appelants et accueilli la demande reconventionnelle des intimés. La Cour d’appel du Manitoba a confirmé cette décision.
A mon avis, la première question à examiner est celle de la nature juridique de la Colonie. Après avoir entendu la preuve qui portait en grande partie sur les croyances de l’Église huttérite, le juge de première instance a conclu que la Colonie était une congrégation de cette Église. Je ne doute pas qu’en considérant la question comme le juge de première instance l’a fait, soit en recherchant comment les Huttérites jugent la
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question d’après leur croyance, sa conclusion est la bonne. Cependant, il me paraît que ce n’est pas ainsi qu’il faut aborder la question du point de vue juridique. En droit, ce qu’est la religion, ce qu’est une Église, ne saurait dépendre de la croyance religieuse d’aucune dénomination particulière, du moins dans un régime de liberté religieuse.
Dans Walter et al. c. Le Procureur général de l’Alberta et al., cette Cour a décidé que le fait que les Huttérites considèrent la propriété collective de la terre comme un précepte de leur religion ne signifie pas qu’une loi réglementant ce mode de propriété concerne la religion. Le Juge Martland a dit, au nom de la Cour, aux pp. 392 et 393:
[TRADUCTION] Le fait qu’un groupe religieux a une doctrine qui mène à des vues économiques sur la propriété de la terre ne signifie pas que l’on peut dire qu’une législature provinciale légifère sur la religion et non sur la propriété en décrétant une législation agraire qui peut contrarier ces vues.
La religion, en tant qu’objet de la législation, qu’elle relève de la compétence du fédéral ou des provinces, doit signifier la religion au sens où on l’entend généralement au Canada. Elle implique les questions de foi et de culte et la liberté religieuse implique la liberté de professer et de propager une foi religieuse et de pratiquer un culte.
Dans Robertson et Rosetanni c. La Reine[7], le Juge Ritchie a dit, au nom de la majorité (aux pp. 657 et 658):
[TRADUCTION] On prétend pour le compte de l’appelant que «liberté de religion» signifie «la faculté de jouir de la liberté que m’accorde ma propre religion, sans être astreint aux restrictions qu’impose le Parlement pour faire observer la doctrine d’une foi à laquelle je n’adhère pas». On souligne de plus que les Juifs orthodoxes observent le sabbat comme jour de repos le samedi tandis que les Mahométans observent ce jour de repos le vendredi. On dit que la Loi sur le dimanche impose un aspect de la foi chrétienne, savoir l’observance du dimanche, à certaines personnes qui ne partagent pas cette foi.
Mon opinion est qu’il faut considérer l’effet de la Loi sur le dimanche plutôt que son but pour déter-
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miner si son application entraîne la suppression, la diminution ou la transgression de la liberté de religion. Je ne puis rien trouver dans cette Loi qui porte atteinte à la liberté de croyance et de pratique religieuse d’aucun citoyen de ce pays. Ni la libre profession de la foi religieuse ni sa propagation ne sont d’aucune manière entravées.
Pour ceux à qui leur religion impose l’observance d’un jour de repos autre que le dimanche, l’effet pratique de cette Loi est purement séculier et financier du fait qu’ils sont obligés de s’abstenir de travailler ou de faire des affaires le dimanche aussi bien que le jour de repos qu’ils observent. En certains cas, c’est sans doute un inconvénient dans les affaires, mais il n’y a ni suppression, ni diminution, ni transgression de la liberté de religion. Le fait que cette situation résulte d’une loi adoptée dans le but de maintenir le caractère sacré du dimanche ne peut, à mon avis, s’interpréter comme donnant une conséquence religieuse à un effet qui est purement séculier en autant qu’il concerne les non-chrétiens.
Si l’on apprécie la preuve relative aux opérations de la Colonie en considérant que la nature juridique de cette association doit être définie d’après les principes généralement reçus et non d’après les convictions des Huttérites, il devient évident qu’il s’agit d’une entreprise commerciale et non d’une Église. Les terres servent essentiellement à la culture et à l’élevage et bien qu’une partie de la production soit consommée par les membres et leurs familles, la plus grande partie est destinée à la vente comme celle de n’importe quelle entreprise du même genre exploitée par un particulier, une société par actions ou une coopérative. Bien sûr, une petite partie sert comme lieu de culte, mais il est clair qu’en considérant la question d’après les principes ordinaires, il ne s’agit que d’une infime partie. En droit, cette utilisation n’est pas plus déterminante que ne l’était celle de deux petites pièces, l’une pour l’aumônier et l’autre pour les réunions de l’Association, dans un grand édifice dont le reste était utilisé à des fins commerciales, pour faire classer l’immeuble comme «occupé» par une association de jeunesse dans l’affaire de l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française c. La Cité de Chicoutimi[8].
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Il faut également considérer que si l’on s’attache aux statuts plutôt qu’aux enseignements et théories de l’Église huttérite, il est clair que l’art. 2 mentionne deux fins distinctes, la religion et une industrie, celle-ci étant ainsi décrite:
[TRADUCTION] pratiquer l’agriculture, l’élevage, la meunerie et toutes branches de ces industries, fabriquer les produits et sous-produits que les administrateurs de la colonie jugeront les plus utiles et en faire le commerce.
Il est donc contraire aux statuts de dire que la Colonie constitue une Église. Les statuts et les faits, correctement interprétés, démontrent que la Colonie a été établie tant dans un but religieux que dans celui d’exploiter une ferme collective. Pour ce qui est de l’exploitation agricole, on ne peut considérer la Colonie autrement que comme une entreprise séculière, elle n’est pas une institution de charité. Puisqu’elle poursuit des buts dont l’un ne peut être classé comme but charitable, il s’ensuit qu’il faut la considérer en droit comme une entreprise commerciale.
En toute déférence pour le juge de première instance et pour les Juges de la Cour d’appel, c’est une erreur que de juger l’affaire d’après les règles de droit applicables aux Églises. A mon avis, du point de vue religieux, il faut dire que les membres de la Colonie et leurs familles constituent une congrégation de l’Église huttérite. Les statuts font nettement cette distinction entre l’Église et la Colonie. Une des conditions exigées pour devenir membre de la Colonie est:
[TRADUCTION] (b) d’être membre de l’Église huttérite et d’y appartenir.
Il est clair que l’Église dont il s’agit dans cette disposition des statuts est la communion religieuse non constituée en corporation. Il ne faut pas la confondre avec la corporation constituée sous le nom de «The Hutterian Brethren Church» par loi du Parlement canadien (1951, 15 Geo. VI, c. 77).
Du point de vue religieux, les tendances dissidentes de Benjamin et David Hofer préoccupaient toute l’Église et non seulement la congrégation d’Interlake; c’est ce qui peut expliquer qu’un grand nombre de ministres d’autres congrégations
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sont intervenus avec celui de la Colonie et ont finalement pris la décision, d’abord d’imposer une sanction ecclésiastique et finalement, devant le refus des appelants de renoncer à leur dissidence, de les expulser de l’Église.
Avant de s’arrêter aux effets de cette décision en rapport avec leur expulsion ultérieure de la Colonie, il semble opportun d’étudier le statut des Églises au Canada. Il n’y a pas de doute que le principe fondamental est la liberté religieuse. Je ne vois aucune raison de ne pas appliquer au Manitoba l’énoncé suivant sur la situation juridique au Québec fait par le Conseil privé dans Despatie v. Tremblay[9]:
[TRADUCTION] La situation religieuse dans la province de Québec en 1774 était donc la suivante: chacun avait individuellement le droit de professer et de pratiquer la religion catholique en toute liberté. Il faut cependant se rappeler qu’il s’agit là d’un privilège accordé à la personne, il n’y a aucune obligation légale. Chacun est libre de changer de religion à son gré. Si quelqu’un est dans l’Église catholique romaine, il peut, en autant que la loi est concernée, choisir d’être orthodoxe ou de ne pas l’être, sauf le droit propre de toute association libre, comme l’Église catholique romaine, de fixer les conditions auxquelles il peut en demeurer membre, à moins que ce droit n’ait été restreint par les propres actes antérieurs de l’association. En d’autres mots, tout membre de l’Église catholique romaine au Québec jouissait des mêmes privilèges que tout autre citoyen en ce qui a trait à la liberté religieuse, sauf qu’il n’était frappé d’aucune des incapacités qui frappaient alors et pour longtemps par la suite, les Protestants dissidents. La loi ne le soumettait en tant que citoyen à aucune juridiction ecclésiastique. Les décisions des tribunaux ecclésiastiques de l’Église romaine ne l’obligeaient qu’en conscience. La loi ne donnait à leurs sentences aucun effet civil et ne contraignait aucun citoyen à s’y conformer. Il est vrai que l’art. 17 de l’Acte de Québec réserve expressément à Sa Majesté le droit d’établir des tribunaux ecclésiastiques dans la Province et d’en nommer les juges bien qu’il semble qu’on n’ait jamais exercé ce droit. Il ne faut cependant pas se méprendre sur ce qui précède. La loi n’a jamais porté atteinte d’aucune façon à la juridiction des tribunaux ecclésiastiques de l’Église catholique romaine sur les fidèles de cette communion en ce qui a trait aux
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questions de conscience. Mais elle n’y a jamais donné aucun effet civil. Pour les personnes visées, choisir de se conformer à leurs sentences ou de les méconnaître était une question laissée à la liberté de chacune d’elles et susceptible ou non d’entraîner leur expulsion de cette communion religieuse. Mais c’était une question qui ne concernait qu’elles seules.
On notera que la liberté religieuse comporte le droit pour chacun de changer de religion à volonté. Bien que les Églises, comme toute autre association libre, aient à tous autres égards la faculté d’établir les règles qu’elles jugent à propos, la liberté religieuse signifie qu’elles ne peuvent imposer de règles qui aient pour effet de priver leurs adhérents de cette liberté fondamentale. A mon avis, c’est précisément ce que ces Huttérites ont voulu faire. Voici ce que dit le savant juge de première instance au sujet des brimades infligées aux appelants et à leurs familles:
[TRADUCTION] L’emploi de la contrainte à l’endroit d’un dissident par l’isolement, la privation de certains privilèges et d’autres choses du même genre est d’usage chez les Huttérites; il vise à obtenir la soumission du dissident impénitent. Certaines des brimades et des vexations imposées aux appelants et aux membres de leurs familles semblent étranges et répugnantes, parfois même excessives, bien qu’il n’y ait pas de doute qu’à l’intérieur d’une communauté religieuse une discipline rigoureuse soit une condition de son existence.
En toute déférence, les observations du savant juge de première instance me paraissent fondées sur une fausse conception de l’étendue de l’autorité que les supérieurs d’une Église peuvent exercer à bon droit sur ses fidèles. Il présume nettement que cette autorité peut être tout ce que les règles de cette Église prévoient. En d’autres mots, la décision du tribunal de première instance et celle de la Cour d’appel partent du principe que la religion porte sur tout ce qu’une communion particulière choisit d’y inclure et que le pouvoir religieux s’étend à tout ce contenu. Ce principe est contraire à la véritable définition juridique de la religion, laquelle définition en limite le champ à ce qui est généralement accepté comme en faisant partie et restreint le pouvoir ecclésiastique à ce qui est conciliable avec la liberté religieuse bien comprise, c’est-à-dire la liberté individuelle non seulement d’embrasser une religion mais aussi de l’abandonner à volonté.
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La preuve démontre que d’après les règles et les usages de ce groupe religieux il est presque impossible, à toutes fins pratiques, pour ceux qui sont nés dans cette religion de faire autrement que d’adhérer à ses enseignements et d’y demeurer à perpétuité. Comme l’a signalé le juge de première instance, il est rare que les jeunes Huttérites aient la permission de fréquenter l’école au-delà de la huitième année. Ils n’ont jamais le droit de quitter la colonie où ils demeurent à moins d’abandonner absolument tout. Même les vêtements qu’ils portent appartiennent à la colonie et d’après les décisions en première instance et en appel quiconque cesse d’être membre de cette Église doit les remettre à la colonie.
Une pareille interprétation des relations contractuelles liant les membres de la Colonie signifie qu’ils ne peuvent réellement jouir de leur droit à la liberté religieuse. Si l’Église et la Colonie peuvent exercer leurs droits de la façon qu’en ont jugé les tribunaux d’instance inférieure, il est légalement impossible à ces personnes de partir parce qu’en le faisant il leur faut faire ce que les intimés n’ont pas hésité à qualifier de [TRADUCTION] «vol des biens de l’Église», en d’autres mots, un acte criminel (articles 2(37), 269 et 280 du Code criminel). Il ne me semble pas que ce soit une réponse valable que de dire qu’on n’exercera pas ces droits dans toute leur rigueur. C’est là précisément ce que la Cour d’appel d’Angleterre a refusé d’admettre à propos d’un contrat avec un prêteur d’argent qui était loin d’être aussi dur que celui que renferment les statuts de la Colonie (Horwood v. Millar’s Timber and Trading Company Limited[10]). Dans cette affaire-là, le Maître des rôles a dit, à la p. 311:
[TRADUCTION] Un homme a-t-il le droit, en considération d’un montant d’argent comptant, de s’engager à ne pas quitter la maison qu’il habite, à ne vendre aucun des meubles ni des biens qui s’y trouvent non plus que ceux qui pourraient se trouver dans quelque maison qu’il puisse habiter à l’avenir quand ces meubles ne sont aucunement affectés à la garantie de la créance; a-t-il le droit de dire: «Quelques biens que je puisse avoir, je ne les affecterai jamais à la garantie d’aucune dette que je puisse vouloir payer, que j’y sois tenu légalement ou moralement?» Un tel engagement empêcherait cet
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homme d’avoir recours à un médecin ou à un chirurgien si quelqu’un de sa famille tombe malade, d’emprunter pour assurer la subsistance de sa femme et de ses enfants ou l’instruction de ces derniers. Je crois qu’il s’agit là d’un acte que la loi doit réprouver pour les motifs d’ordre public les plus généralement admis.
Il avait d’abord énoncé le principe applicable, comme suit, à la p. 311:
[TRADUCTION] Il me semble que si, d’après l’interprétation du contrat, j’en arrive à la conclusion qu’il met le stipulant dans la situation, — je ne trouve pas de mot plus juste à l’instant pour m’exprimer, — d’un adscriptus glebae, comme on appelait les serfs au Moyen-Age, la loi refusera pour des motifs d’ordre public de le sanctionner. Personne n’a le droit de se comporter ainsi à l’égard de la liberté d’un citoyen ou de son bien; la loi déclare que c’est contraire à l’ordre public.
Dans la présente affaire, les statuts de la Colonie, si on les interprète et applique comme l’expression des règles de l’Église huttérite, font littéralement les appelants des serfs et, à mon avis, cela est contraire à l’ordre public.
A ce point-ci, il y a lieu de s’arrêter au fait qu’en 1931, 1935 et 1938, la législature du Manitoba a adopté treize lois constituant autant de colonies huttérites en corporation sous le nom de «… Hutterian Mutual Corporation». Le préambule de la première de ces lois est typique; il se lit comme suit (Statuts du Manitoba, 1931, c. 103):
[TRADUCTION] ATTENDU qu’il existe dans cette province une communauté religieuse de cultivateurs portant le nom de Barickman Colony of Hutterian Brethren lesquels se sont associés dans le but de promouvoir et pratiquer la religion chrétienne, le culte chrétien, l’éducation et l’enseignement religieux et rendre un culte à Dieu selon leur foi religieuse et d’avoir, posséder et détenir tous biens en commun et d’en jouir ainsi, et qu’ils désirent que cette communauté religieuse soit constituée en corporation;
ATTENDU que Samuel J. Hofer, Michael D. Decker, Jacob Wipf, David J. Hofer, Peter Hofer, Samuel Hofer, David J. Decker, John D. Hofer, Michael Tschetter, Michael Hofer, Peter P. Hofer fils, Samuel S. Hofer, David D. Decker, Joseph P. Hofer, Michael S. Hofer, et Samuel S. Hofer, qui
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sont tous membres de ladite communauté religieuse ont, par leur pétition, demandé d’être constitués en corporation sous le nom de «Barickman Hutterian Mutual Corporation» pour les buts ci-après mentionnés;…
L’article 1 de la loi constitue en corporation les personnes nommées au préambule [TRADUCTION] «ainsi que les autres personnes qui pourront devenir membres de la corporation».
L’article 2 contient les dispositions suivantes:
[TRADUCTION] 2. Les buts de ladite corporation sont:
(a) favoriser et pratiquer la religion chrétienne, le culte chrétien, l’éducation et l’enseignement religieux et rendre un culte à Dieu selon la foi des membres de la corporation;
(b) pratiquer l’agriculture, l’élevage, la meunerie et toutes branches de ces industries; fabriquer les produits et sous-produits de ces industries et en faire le commerce;
* * *
L’article 5 décrète la dévolution à la corporation de tous les biens de la colonie.
L’article 8 se lit comme suit:
[TRADUCTION] 8. Aucun des membres de la corporation n’aura personnellement dans la corporation ni dans aucun de ses biens meubles ou immeubles aucun droit cessible ou transmissible.
Les articles 12 et 13 décrètent que lors de l’admission d’un membre tous les biens qui lui appartiennent personnellement deviennent propriété commune et que lors de l’expulsion d’un membre il n’a aucun droit quelconque aux biens de la corporation.
Les articles 8, 12 et 13, de même que les dispositions au même effet dans les douze autres lois de constitution en corporation ont été abrogés en 1948 (c. 24).
Cette Cour a déjà examiné la loi constituant la colonie de Barickman en corporation (Barickman Hutterian Mutual Corporation c. Nault et al.[11]). Elle a jugé que la corporation ainsi formée était un «cultivateur» au sens de la Loi d’ar-
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rangement entre cultivateurs et créanciers, 1934, du fait qu’elle est une «corporation» au sens de la Loi sur la faillite. Le Juge Kerwin (alors Juge puîné), parlant au nom de la majorité, dit de cette corporation (à la p. 232):
[TRADUCTION] …sa principale profession, exercée par ses membres, consiste dans la culture ou le labourage du sol. Je ne vois donc rien qui empêche l’appelant de se prévaloir des avantages de la Loi du seul fait de la mention dans ses buts de l’avancement etc., de la religion chrétienne.
Il y a lieu de retenir qu’on a jugé qu’une corporation dont les fins et les buts sont en substance identiques à ceux de la colonie d’Interlake est un «cultivateur» qui se consacre à l’avancement de la religion huttérite, et non une Église de cette religion.
Il faut souligner l’opposition entre cette affaire et une autre où l’on avait antérieurement tenté de faire appliquer la même définition dans la Loi sur la faillite à ce qui était de toute évidence une corporation ecclésiastique, soit une fabrique de paroisse régie par la Loi des paroisses et des fabriques de la province de Québec, S.R.Q. 1925, c. 197. La Cour d’appel du Québec a statué que la Loi sur la faillite ne s’appliquait pas (Fabrique de la Paroisse de St-Gabriel de Brandon c. Sarrazin[12]). L’autorisation d’appeler à cette Cour a été refusée[13]; le Juge Davis disant à la p. 421:
[TRADUCTION] Je n’ai aucun doute qu’on n’a jamais voulu que la Loi sur la faillite s’applique à une fabrique, une Église ou autre corps religieux.
A mon sens, la constitution en corporation de quelques colonies huttérites par la législature du Manitoba n’indique aucunement qu’on a jugé compatible avec l’ordre public de faire des colonies huttérites des Églises que l’on doit traiter comme des organisations religieuses régies par les règles de droit applicables aux Églises. En réalité, les corporations ainsi constituées tout comme les colonies créées par des statuts d’association ne sont pas des corps religieux parce qu’elles n’existent pas uniquement dans des buts religieux. Le motif religieux de leur création ne les empêche pas d’être des associations ou sociétés commerciales ordinaires. Dans Keren Kayemeth Le Jisroel
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Ltd. v. Commissioners of Inland Revenue[14], la Chambre des Lords a rejeté, à une époque antérieure à la constitution de l’État d’Israël, la prétention que, parce que vivre en Palestine est un élément essentiel de la religion judaïque, une association formée dans le but d’acheter des terres en Palestine pour y établir des Juifs pouvait être justement considérée comme une association formée pour l’avancement de la religion. Lord Tomlin a dit, à la p. 657:
[TRADUCTION] Il est bien vrai que la volonté de ceux qui sont intimement liés au travail de cette organisation peut être influencée par des motifs et des sentiments religieux, dans la part active qu’ils prennent à l’œuvre que cette association accomplit; il n’en reste pas moins que le but de l’association n’est pas en soi un acte religieux, ce n’est aucunement, dans aucun sens que les termes peuvent avoir comme tels, la constitution d’une fondation pour l’avancement de la religion.
A mon avis, ce raisonnement s’applique directement à la présente affaire. On ne doit pas considérer l’association ou société dont il est question ici comme une Église, mais comme une entreprise commerciale. Le fait que ses membres en la créant agissaient pour des motifs religieux ne change pas sa nature et ne donne aux supérieurs ecclésiastiques de l’Église huttérite aucun pouvoir juridique sur la direction de ses affaires. Vu que d’après la preuve il est manifeste que l’expulsion des appelants n’a pas été en réalité le fait de la seule autorité compétente, soit le Conseil d’administration de la Colonie, mais celui du groupe de ministres qui a décidé qu’il fallait expulser les appelants de l’Église, il devient inutile de s’arrêter à considérer la régularité des procédures qui ont abouti à la résolution d’expulsion. Elles étaient de toute façon nettement entachées de nullité du fait que le Conseil d’administration n’a pas réellement pris la décision d’expulser les appelants; tout ce qu’il a fait a été d’obéir aux ordres des supérieurs ecclésiastiques parce qu’ils croyaient, à tort, que le pouvoir des supérieurs ecclésiastiques d’expulser les appelants de l’Église emportait celui d’ordonner leur expulsion de la Colonie.
Je ne puis admettre que, bien interprétés, les statuts prévoient l’expulsion automatique de la
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Colonie d’un membre expulsé de l’Église. Une telle expulsion équivaut à la confiscation de tous les biens matériels des appelants et les dépouille, sans aucune compensation, d’une part importante dans des actifs de très grande valeur. D’après les règles ordinaires d’interprétation, cela ne peut se sous-entendre, il faudrait des termes exprès que je ne trouve pas. De toute façon, je suis d’avis qu’une telle disposition serait inopérante parce que contraire à la liberté religieuse et à l’ordre public dans le cadre d’associations ou sociétés de nature commerciale, comme ces colonies, par opposition aux corps ecclésiastiques ou aux autres organisations religieuses ou charitables qui peuvent être assujetties aux règles applicables aux Églises et à l’égard desquelles je n’exprime aucune opinion.
Le Juge Freedman, de la Cour d’appel, dit:
[TRADUCTION] Ici cependant le point essentiel est que Benjamin et ses frères s’étaient eux-mêmes privés par un acte librement consenti du luxe de se permettre de choisir ou d’embrasser une religion incompatible avec la religion huttérite, tant qu’ils seraient membres de la Colonie. Hors de l’Église huttérite, mais non comme membres de la Colonie, ils avaient (et ils ont toujours) les droits ordinaires de tout citoyen libre d’adopter n’importe quelle foi religieuse de leur choix ou même de n’en adopter aucune, s’ils le désirent. Cependant, à la Colonie ils étaient Huttérites, engagés par une obligation solennelle et par des promesses sans alternative d’être fidèles à la religion de l’Église huttérite. Leur abandon de cette religion et leur adhésion plutôt à celle de «The Church of God» ne pouvait qu’avoir un effet dissolvant dans une colonie unie et structurée.
En toute déférence, je ne puis voir d’après quel principe on peut ainsi limiter la liberté religieuse. Évidemment, à l’intérieur d’une église, personne n’a le droit de troubler les offices en contestant les croyances de la religion selon laquelle ils sont célébrés. Mais, comme cette Cour en a de fait décidé dans l’affaire de la Barickman Colony, la colonie est une exploitation agricole, non une Église. Personne ne peut marchander la liberté religieuse, personne ne peut en achetant une grande étendue de terre, établir une seule religion sur ce territoire et en bannir la liberté religieuse. Les précédents déjà cités démontrent clairement que cette liberté est d’ordre public.
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Il est significatif jusqu’à un certain point, qu’au Manitoba The Religious Societies’ Lands Act, S.R.M. 1954, c. 225, limite l’étendue de terre qu’une société religieuse peut avoir et que le maximum permis est bien petit en regard de ce que possède la colonie d’Interlake. Il y a lieu de souligner les dispositions suivantes de la Loi:
[TRADUCTION] 2. (1) Dans la présente loi,
* * *
(c) «société religieuse» désigne une société religieuse, une Église ou une congrégation die Chrétiens ou de Juifs, au Manitoba.
3. (1) Une société religieuse peut posséder par l’entremise de fiduciaires sous réserve de la présente loi:
(a) pas plus de trois cents acres de terre pour l’emplacement d’une église, chapelle, salle de réunions, résidence d’un ministre du culte ou pour l’entretien du culte public, la diffusion des connaissances chrétiennes ou d’autres fins de la religion ou du culte;
(b) pas plus de vingt acres de terre comme emplacement d’un cimetière, sous réserve du paragraphe (2).
Ces dispositions démontrent que si l’on considère la Colonie comme une Église, elle est propriétaire d’une étendue de terre beaucoup plus grande que la loi ne le permet. Je ne trouve pas nécessaire de me demander quelles seraient, dans cette hypothèse, les conséquences en droit parce que je suis d’accord avec le Juge d’appel Freedman que la règle à appliquer à la présente affaire est celle que le Juge Wynn-Parry a énoncée comme suit dans In re Hartley Baird Ltd.[15]:
[TRADUCTION] En interprétant un contrat commercial comme des statuts de société, on doit certainement appliquer la maxime ut res magis valeat quam pereat [il vaut mieux que la chose soit valide plutôt que nulle]. Je vais donc interpréter ces statuts à la lumière de cette maxime.
Il me semble que l’application de cette règle confirme l’opinion déjà exprimée que la Colonie est une association de cultivateurs et non une Église et que ses membres ne sont pas passibles d’expulsion du seul fait qu’ils cessent d’appartenir à l’Église huttérite. Il s’ensuit que les résolutions
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par lesquelles on a expulsé les appelants devraient être annulées et les appelants devraient être déclarés toujours membres.
Vu que, selon l’opinion de la majorité, le pourvoi doit être rejeté, il est inutile de chercher quels autres recours il faudrait accorder en conséquence.
Quant aux dépens, il s’agit d’une affaire où toutes les parties en cause semblent avoir agi en toute sincérité selon les dictées de leurs convictions religieuses; j’ordonnerais donc que les dépens de toutes les parties en toutes les cours soient payés à mêmes les biens de la Colonie.
Appel rejeté avec dépens, LE JUGE PlGEON étant dissident.
Procureurs des demandeurs, appelants: Yanofsky & Pollock, Winnipeg.
Procureurs des défendeurs, intimés: Fletcher, Baker & Wolchock, Winnipeg.
[1] (1967), 65 D.L.R. (2d) 607.
[2] [1938] A.C. 1.
[3] (1875), L.R. 19 Eq. 462 à la p. 465.
[4] (1967), 65 D.L.R. (2d) 607.
[5] [1939] R.C.S. 223.
[6] [1904] A.C. 515.
[7] [1963] R.C.S. 651.
[8] [1940] R.C.S. 510.
[9] [1921] 1 A.C. 702 à la p. 714.
[10] [1917] 1 K.B. 305.
[11] [1939] R.C.S. 223.
[12] (1935), 58 B.R. 123.
[13] [1935] R.C.S. 419.
[14] [1932] A.C. 650.
[15] [1955] Ch. 143.