Cour Suprême du Canada
Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd., [1971] R.C.S. 41
Date: 1970-06-01
Canadian General Electric Company Limited (Demanderesse) Appelante;
et
Pickford & Black Limited (Défenderesse) Intimée.
1970: les 10 et 11 mars; 1970: le 1er juin.
Présents: Les Juges Abbott, Judson, Ritchie, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement rendu par trois juges de la Cour de l’Échiquier du Canada[1], infirmant un jugement du Juge Pottier, juge de district en amirauté (Nouvelle-Écosse). Appel accueilli.
F.O. Gerity, c.r., et G.S. Black, c.r., pour la demanderesse, appelante.
Donald D. Anderson et William M. Kydd, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier du Canada1, qui a infirmé un jugement du Juge Pottier, siégeant en tant que Juge de district en amirauté pour le district d’amirauté de la Nouvelle-Écosse, dans lequel il a décidé que l’intimée, Pickford & Black Limited, une entreprise d’arrimage, avait été négligente dans l’arrimage du matériel électrique lourd appartenant à l’appelante à bord du navire Lake Bosomtwe, causant ainsi des dommages à l’appelante lorsque la cargaison s’est déplacée dans la cale dudit navire, moins de 48 heures après qu’il eut pris la mer.
Les circonstances qui ont donné naissance à ce litige sont les suivantes. L’appelante, en sa qualité de manufacturier de matériel électrique lourd, avait convenu d’en expédier, à destination de la République du Ghana, via Halifax, Nouvelle-Écosse, à bord du navire Lake Bosomtwe. La marchandise a été ainsi expédiée de l’usine de l’appelante à Peterborough, Ontario, comme en font foi les connaissements délivrés par le Chemin de fer Canadien du Pacifique et les Chemins de fer nationaux, et a été assemblée à Halifax par l’intimée qui, comme arrimeur, s’était engagée par contrat avec les agents du propriétaire du navire à charger ses navires au port d’Halifax.
Le Lake Bosomtwe est entré dans le port d’Halifax le 20 février 1965, alors que toute la marchandise de l’appelante avait été assemblée; ainsi, on a commencé à charger le navire le jour même et ce travail a été achevé tard dans la journée du 26 février, date à laquelle le navire a quitté le port. Au lendemain du départ, on a constaté qu’une partie de la cargaison s’était déplacée, le navire a fait demi-tour et est rentré à Halifax le 28 février.
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Il est évident que le retour du navire a été occasionné par le déplacement de la cargaison lourde de l’appelante dans la cale n° 2; et, comme nous le verrons plus tard, la question fondamentale que soulève ce pourvoi est de savoir si la preuve révèle qu’il est probable que le déplacement de la cargaison a été causé par la négligence de l’intimée.
L’appelante a engagé son action tant contre le navire que contre l’intimée, mais l’action contractuelle dirigée contre le navire a fait l’objet d’un règlement pour valeur reçue et il ne reste que la réclamation pour négligence contre l’arrimeur.
A mon avis, en entreprenant de charger et arrimer la marchandise de l’appelante sur le navire, l’arrimeur avait le devoir d’y apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions dont on pouvait raisonnablement prévoir qu’un dommage à la marchandise en résulterait. Ce devoir ne découlait d’aucun lien contractuel entre les parties mais, en s’acquittant du travail qu’elle avait entrepris pour le compte des armateurs, l’intimée devait voir en l’appelante une personne directement touchée par ses actes. Dans les cours d’instance inférieure l’existence de ce devoir ne semble pas avoir été contestée, mais l’intimée prétend que, si l’on conclut à un manquement à ce devoir, sa responsabilité relative aux dommages doit être limitée conformément aux dispositions de l’art. IV, règle 5 des Règles que l’on trouve à l’Annexe de la Loi sur le transport des marchandises par eau, S.R.C. 1952, c. 291, dispositions qui sont incorporées au contrat de transport dont les connaissements sont la preuve. Cette question n’a pas fait l’objet des débats dans les cours d’instance inférieure, mais comme elle a été soulevée devant cette Cour et que l’intimée l’a considérablement développée dans son factum, il est peut-être préférable que je signale le fait que l’arrimeur n’étant aucunement partie au contrat de transport, n’est touché par aucune disposition tendant à limiter la responsabilité ou autrement contenue dans les connaissements. Si l’intimée a manqué à son devoir d’apporter un soin raisonnable en faisant l’arrimage de la marchandise sur le navire, elle doit subir les conséquences normales de sa faute. A mon avis, le droit qui s’applique à cette question est correctement énoncé dans les motifs du jugement majoritaire de la
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Chambre des Lords dans Midland Silicones v. Scruttons Limited[2], où les précédents pertinents sont discutés à fond.
L’intimée prétend que l’appelante a participé activement au chargement et à l’arrimage de la cargaison et qu’elle est ainsi responsable de la façon d’arrimer la marchandise et de tous défauts qui ont pu survenir dans cet arrimage. Cependant, le savant Juge de première instance constate ce qui suit:
[TRADUCTION] Je pense que la responsabilité d’assurer un arrimage correct revenait à l’entreprise d’arrimage défenderesse et la preuve ne démontre pas que celle-ci ait jamais elle-même présumé que les demandeurs la relevaient de cette responsabilité.
Je suis d’accord avec cette conclusion, qui ne semble pas avoir été remise en question par la Cour de l’Échiquier.
On n’a pas contesté le fait que le Lake Bosomtwe est retourné au port d’Halifax moins de 48 heures après son départ et que son retour a été occasionné par le déplacement de la cargaison. Ni le capitaine, ni aucun membre de l’équipage du navire n’ont témoigné au procès et la preuve relative aux conditions météorologiques durant le voyage, déposée par le chef du bureau météorologique de la région de l’Atlantique, est à l’effet que ces conditions étaient relativement favorables pour la saison. Il a aussi été prouvé que l’arrimage prévu pour ce voyage aurait dû être tel qu’il puisse affronter des conditions atmosphériques pires que celles qui ont prévalu. Aucune preuve n’a été déposée d’un échouage, d’une collision ou d’un défaut de construction du navire qui aurait pu causer le déplacement ou y contribuer. En fait, la preuve relative au mauvais arrimage, dont nous parlerons plus loin, est la seule explication qui ait été donnée du déplacement de la cargaison et du dommage qui en est résulté.
Les seuls témoins qui ont comparu pour le compte de l’intimée ont été son Surintendant d’arrimage, qui a vu au chargement et à l’arrimage, et le Gardien du port qui a vérifié la cargaison après que l’arrimage eût été complété et qui a délivré un certificat attestant que, à son avis, le vaisseau était en bon état de navigabilité. Naturellement, le Surintendant d’arrimage a té-
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moigné que l’arrimage était convenable et le Gardien du port a appuyé son propre certificat; mais, comme le savant Juge de première instance l’a signalé:
[TRADUCTION] Le fait brutal reste… la cargaison s’est déplacée et un dommage a été causé. Je ne puis voir comment elle aurait pu bouger de cette façon tout en étant correctement arrimée.
Au lendemain du retour du navire à Halifax, le capitaine Maley, appelé par l’appelante à titre d’expert en arrimage de cargaison et dont la compétence dans ce domaine n’a pas été mise en doute, a fait l’inspection de la cale n° 2 et de la cargaison … [TRADUCTION] «la cargaison qui s’est déplacée consistait en deux lourdes caisses qu’on a dit peser 55 tonnes chacune et qui étaient placées sous l’écoutille de la cale n° 2»; il a aussi déclaré qu’un transformateur [TRADUCTION] «qu’on a dit peser plus de 100 tonnes», placé dans la cale inférieure, s’était légèrement déplacé. A propos de ce dernier déplacement, il a dit: [TRADUCTION] «A mon avis, un des câbles d’acier a dû accuser un peu de jeu pour lui permettre de bouger».
Quand on lui a demandé d’exprimer son opinion relativement à la cause du déplacement de la cargaison et des dommages qui en sont résultés, le capitaine Maley a répondu: [TRADUCTION] «Je pense que la cargaison n’était pas convenablement arrimée pour des conditions normales». Je n’ai pas l’intention de considérer davantage le témoignage du capitaine Maley, mais il est clair que cette opinion et le compte rendu de la vérification qu’il a effectuée dans la cale n° 2 après le retour du navire, et aussi le fait que la cargaison s’est déplacée comme elle l’a fait, sont les trois éléments qui constituent les bases sur lesquelles le savant Juge de première instance s’est appuyé pour conclure [TRADUCTION] «qu’on peut raisonnablement déduire des témoignages» (les italiques sont de moi) que la prépondérance des probabilités est à l’effet que l’arrimage incorrect a causé le dommage, et l’acceptation du témoignage du capitaine Maley se reflète dans la phrase décisive que l’on retrouve à la fin des motifs du jugement, où le savant Juge dit:
[TRADUCTION] Je trouve que les faits connus suffisent pour conclure à la négligence des défendeurs. Je ne pense pas que la doctrine res ipsa loquitur s’applique ici.
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Par conséquent, il me paraît clair que le savant Juge de première instance n’a pas décidé cette affaire en se fondant sur le simple fait que le déplacement de la cargaison prouvait la négligence des arrimeurs mais que son jugement a été fondé sur toute la preuve, y compris le témoignage du capitaine Maley.
En Cour de l’Échiquier du Canada, l’appel a été entendu par trois juges et M. le Juge Thurlow, qui a rendu les motifs du jugement en son nom et au nom des Juges Cattanach et Kerr, me semble avoir été d’avis que, même si l’on admet que l’arrimage inadéquat de la cargaison a été la cause du déplacement, néanmoins cela ne constitue pas une preuve de négligence de la part des arrimeurs parce que cela est également compatible avec tous les soins requis qu’un arrimeur raisonnablement compétent aurait pu prévoir comme étant nécessaires pour prévenir un déplacement.
Dans ses motifs du jugement, M. le Juge Thurlow fait remarquer à un moment donné que:
[TRADUCTION] Même dans les circonstances qui ont été établies dans cette affaire, en toute déférence, je pense que le déplacement de la cargaison ne constitue pas une preuve de négligence de la part de l’appelante. Ce me semble être tout au plus une preuve que l’arrimage de la cargaison n’était pas suffisamment solide pour supporter les efforts qui lui ont été imposés, peu importe ce qu’ils ont pu être.
Dans l’alinéa suivant, M. le Juge Thurlow développe ce point en déclarant:
[TRADUCTION] Mais, le fait que l’arrimage de la cargaison s’est avéré impropre ou insuffisant pour empêcher le déplacement s’accorde aussi avec l’apport par l’appelante de tous les soins qu’un arrimeur raisonnablement compétent aurait pu prévoir comme nécessaires pour prévenir un déplacement ainsi qu’avec le fait de s’être rendu coupable seulement d’avoir été incapable de prévoir la nécessité de poser un acte qu’une compétence raisonnable ne lui aurait pas demandé de prévoir.
(Les italiques sont de moi).
En reprenant le même thème à la fin de ses motifs du jugement, il me semble que M. le Juge Thurlow laisse voir que le critère de «l’arrimeur raisonnablement compétent» qu’il a adopté, est basé sur le témoignage du Surintendant des ar-
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rimeurs qui était lui-même responsable de l’arrimage, et sur celui du Gardien du port qui l’a approuvé. En toute déférence, il me semble que le raisonnement de M. le Juge Thurlow est à l’effet qu’il s’agit d’un défaut que des arrimeurs raisonnablement compétents n’auraient pu prévoir parce que l’arrimeur en chef, le Gardien du port et le capitaine du navire ont tous laissé passer cet arrimage insuffisant qui a causé les dommages.
Il me semble que l’opinion du savant Juge est résumée dans les extraits suivants de ses motifs du jugement, où il dit, en parlant du Surintendant des arrimeurs, du Gardien du port et du capitaine du navire:
[TRADUCTION] Lorsque trois personnes comme celles-là, ayant toutes à voir d’une façon ou d’une autre à l’arrimage de cette cargaison, mais représentant des intérêts différents, n’ont, à l’avance, rien d’autre à suggérer comme nécessaire et lorsque cela s’ajoute au fait que, même après l’événement, c’est-à-dire, même après qu’il s’est avéré que l’arrimage de la cargaison était insuffisant, personne n’a pu indiquer la cause de l’insuffisance, il me semble que la prépondérance des probabilités est à l’effet que la faute repose en un manquement quelconque dont le caractère de nécessité n’était pas raisonnablement prévisible et qu’on doive préférer cette idée à celle qui demande d’attribuer le déplacement de la cargaison au défaut de faire convenablement quelque partie indéterminée de ce qu’on pourrait raisonnablement prévoir comme étant nécessaire.
Je ne puis accepter ce raisonnement qui me semble être fondé sur la présomption qu’il y avait absence complète de preuve d’arrimage insuffisant.
Les paroles suivantes démontrent que M. le Juge Thurlow a considéré cette présomption comme de toute première importance:
[TRADUCTION] Dans cette affaire, je suis d’avis que le fait que personne n’ait avancé une opinion, à défaut de preuve, sur le vice de l’arrimage et la cause du dommage qui en est résulté, devient de toute première importance.
A mon avis, il faut en déduire que les savants Juges de la Cour de l’Échiquier qui ont siégé en appel n’ont donné aucun poids au témoignage du capitaine Maley dont l’opinion professionnelle, fondée sur un examen de la cargaison endomma-
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gée dans la cale n° 2 fait au lendemain du retour du navire, est à l’effet que [TRADUCTION] «ce qui a causé le dommage» c’est que «la cargaison n’était pas suffisamment arrimée pour des conditions normales».
Il est vrai que le capitaine Maley n’est pas un témoin complètement désintéressé puisqu’il a été engagé par l’appelante ou ses assureurs; mais, comme je l’ai indiqué, il me semble que le savant Juge de première instance a basé en grande partie sa décision sur son témoignage et, en toute déférence, je ne pense pas qu’on puisse écarter cette preuve.
En toute déférence pour les savants Juges siégeant en appel en Cour de l’Échiquier, je suis d’avis que la preuve soumise en la présente affaire révèle que la cargaison a été mal arrimée, qu’aucune autre raison ne peut en expliquer le déplacement moins de 48 heures après le départ du navire et que ce mauvais arrimage est un acte ou une omission vraisemblablement susceptible d’endommager la cargaison et qui l’a effectivement endommagée et ainsi causé le dommage faisant l’objet de la réclamation comme des arrimeurs raisonnablement compétents auraient dû le prévoir.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir ce pourvoi et de rétablir le jugement du savant Juge de première instance.
L’appelante a droit à ses dépens en cette Cour et en Cour de l’Échiquier.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs de la demanderesse, appelante: F.O. Gerity, Toronto, et G.S. Black, Halifax.
Procureur de la défenderesse, intimée: D.D. Anderson, Dartmouth.
[1] [1969] 2 R.C. de l’É. 392.
[2] [1962] A.C. 446, [1962] 1 All E.R. 1.