Cour suprême du Canada
Ove Skou Rederi c. Nippon Yusen Kaisha Ltd., [1971] R.C.S. 233
Date: 1970-10-06
Ove Skou Rederi A/S, Propriétaire du navire Marie Skou et Cartiere Del Timavo S.P.A. et Cellulosa Sarda S.P.A. Appelantes;
et
Nippon Yusen Kaisha Ltd. et Showa Yusen Kaisha Ltd. et le navire Chitose Maru Intimés.
1970: les 3, 4 et 5 mars; 1970: le 6 octobre.
Présents: Les Juges Abbott, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL et APPEL INCIDENT d’un jugement du Juge Sheppard, juge suppléant en amirauté pour le district de la Colombie-Britannique, qui a déclaré les deux parties également responsables d’un abordage. Appel et appel incident rejetés, le Juge Pigeon étant dissident.
John R. Cunningham, pour les appelantes.
John I Bird, c.r., pour les intimés.
Le jugement des Juges Abbott, Ritchie, Hall et Spence a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement du Juge Sheppard, siégeant en sa qualité de juge suppléant en amirauté pour le district de Colombie-Britannique, qui a décidé que le Marie Skou et le Chitose Maru étaient également responsables d’un abordage survenu en pleine brume dans le détroit de Juan de Fuca à 0032 heures le matin du 20 septembre 1967, alors que le Chitose Maru naviguait vers Port Moody (C.‑B.), et que le Marie Skou avait quitté Crofton (C.-B.).
Le Marie Skou mesure 416 pieds de longueur et a une jauge brute de 6,262 tonnes alors que le Chitose Maru mesure 634 pieds 10 pouces de longueur et a une jauge brute de 24,254 tonnes.
J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Pigeon, et je partage entièrement son avis sur l’exactitude des faits sur lesquels le
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savant juge de première instance s’est prononcé, mais je ne puis accepter les conclusions qu’il en tire.
C’est un fait avéré que le Marie Skou se déplaçait à tout moment pertinent à sa vitesse maximale de 15½ nœuds, le courant de la marée descendante, qui était d’un nœud, contribuant à lui donner une vitesse-fond de 16½ nœuds, et que le Chitose Maru depuis plus d’une heure avant l’abordage, filait environ 7½ nœuds, vitesse désignée par son capitaine comme «en avant doucement».
Je ne me propose pas de reprendre toutes les conclusions du savant juge de première instance sur les faits, mais je crois utile de noter la conclusion préliminaire suivante:
[TRADUCTION] Le Marie Skou avait relevé le Chitose Maru à tribord, les navires devant donc se croiser tribord à tribord; alors que le Chitose Maru sauf lors du changement initial de 095 degrés (vrai) à 105 degrés (vrai) avait relevé le Marie Skou à bâbord, les navires devant donc se croiser bâbord à bâbord. Aucun des deux navires ne connaissait la route ou les intentions de l’autre. Leurs routes se coupaient, mais, un abordage n’était pas inévitable et dépendait de l’éventualité d’une arrivée simultanée au point de rencontre; de toute façon ce point de rencontre n’a pas été celui de l’abordage. Cependant, leurs routes, en se coupant, ont amené les navires en position très rapprochée. Le Chitose Maru est alors venu sur tribord toute, en travers de la proue du Marie Skou, l’officier en second croyant toujours que les navires pouvaient se croiser sûrement bâbord à bâbord. Le Marie Skou a abordé alors le Chitose Maru, sa vitesse excessive l’empêchant d’éviter ce dernier, le Marie Skou ayant atteint et maintenu cette vitesse excessive parce que ceux qui étaient sur la passerelle croyaient que les navires pouvaient se croiser tribord à tribord en toute sécurité.
(Les italiques sont de moi).
Je suis convaincu que l’abordage ne serait pas survenu si le Chitose Maru n’était pas venu sur tribord toute, en travers de la proue du Marie Skou. C’est la cause immédiate, mais non pas nécessairement la cause unique de l’abordage.
J’estime comme le savant juge de première instance que les deux navires sont responsables
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et que leurs fautes respectives ont également contribué à l’abordage, cependant, quant à la faute commune il me suffit de constater qu’aucun des deux navires n’a surveillé le radar convenablement et qu’ils ont tous deux omis de manœuvrer de bonne heure et franchement pour éviter de se trouver en position très rapprochée après avoir connu leurs positions respectives grâce à leur radar. Je crois également, comme le savant juge de première instance que la vitesse excessive et inexcusable du Marie Skou est une faute qui a contribué à l’abordage; l’absence du capitaine du Chitose Maru sur la passerelle et la délégation de son autorité au second et à l’homme de barre sont probablement à l’origine de la manœuvre à tribord toute en travers de la proue du Marie Skou et il y a là une faute qui a rendu l’abordage inévitable.
Il s’agit en fait d’un abordage partiellement dû au radar, en ce sens qu’il fut provoqué par le mauvais usage des appareils de radar des deux navires. La conclusion du savant juge de première instance: [TRADUCTION] «aucun des deux navires ne connaissait la route ou les intentions de l’autre», le montre très clairement. L’écran de radar du Marie Skou a dû être observé plus attentivement que celui du Chitose Maru, car l’officier en second du premier navire semble avoir utilisé un repère de relèvement; mais aucun des deux navires n’a pointé la route de l’autre; à cet égard on peut citer le jugement de cette Cour dans Imperial Oil Limited c. M/S Willowbranch[1]; il s’agissait de deux navires (l’Imperial Halifax et le M/S Willowbranch), tous deux équipés de radar, qui s’approchaient l’un de l’autre dans la brume ou à proximité de la brume, et, en définitive le Willowbranch en vint à se placer en travers de l’Imperial Halifax. La Cour a décidé que les deux navires devaient se partager également la responsabilité de l’abordage; on lit p. 411:
[TRADUCTION] Comme je l’ai dit, à mon avis l’Imperial Halifax aurait dû voir plus tôt l’écho du Willowbranch, mais la principale négligence a été celle du capitaine; après avoir détecté au radar la présence du navire qui approchait, il a poursuivi sa route en présumant que les navires se croiseraient tribord à tribord sans avoir au préalable pointé la route du navire sur l’avant. Il semble probable que
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les navires se seraient en fait croisés si le Willowbranch n’avait pas changé de route, mais dans les circonstances, la décision du capitaine Kent de poursuivre sa route, fondée sur une estimation personnelle et invérifiée, a sans nécessité exposé les deux navires au risque d’abordage.
La négligence du Willowbranch est de même nature. On a détecté au radar l’écho de l’Imperial Halifax à une distance de deux milles et demi, mais en dépit de cet avertissement on n’a jamais pointé la route du navire qui approchait. Au contraire, le Willowbranch semble avoir effectué une série d’évolutions qui firent obliquer le navire sur la route de l’Imperial Halifax. J’ai peine à croire que cette manœuvre aurait été effectuée, si l’opérateur avait interprété les indications du radar de façon attentive et constante.
Il existe sans aucun doute une analogie frappante entre le présent cas et celui du Willowbranch (précité), mais si je cite cette cause c’est afin de montrer l’importance que cette Cour attache au devoir, pour des navires équipés de radar et évoluant dans la brume, de pointer la route des navires dont l’approche est observée sur l’écran du radar.
Tous les navires qui se trouvent dans des eaux comme le détroit de Juan de Fuca doivent observer les Règles sur les abordages établies par le décret C.P. 1965-1552 en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada; à mon avis, il est opportun de citer la règle 16:
Règle 16.
Conduite par visibilité réduite.
(a) Tout navire …se trouvant dans une zone de brume, brouillard, bruine, neige, ou forts grains de pluie, ainsi que dans toutes autres conditions limitant de la même manière la visibilité, doit marcher à une vitesse modérée, en tenant attentivement compte des circonstances et des conditions existantes.
(b) Tout navire à propulsion mécanique qui entend, dans une direction qui lui paraît être sur l’avant du travers, le signal de brume d’un navire dont la position est incertaine, doit, autant que les circonstances du cas le comportent, stopper sa machine et ensuite naviguer avec précaution jusqu’à ce que le danger de collision soit passé.
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(c) Tout navire à propulsion mécanique qui détecte la présence d’un autre navire sur l’avant du travers avant d’avoir entendu ses signaux de brume ou d’être en contact visuel avec lui, peut manœuvrer de bonne heure et franchement pour éviter de se trouver en position très rapprochée. Mais si cette dernière position ne peut être évitée, il doit, dans toute la mesure où les circonstances le permettent, stopper sa machine en temps utile afin d’éviter l’abordage et ensuite naviguer avec précaution jusqu’à ce que le danger d’abordage soit passé.
Étudiant la règle 16(b) avant l’entrée en vigueur de la règle 16(c), cette Cour a fait le commentaire suivant dans la cause Willowbranch, p. 410:
[TRADUCTION] Les considérations dont cette règle s’inspire me semblent jouer avec plus de force lorsqu’un navire est équipé de radar et peut donc détecter de plus loin et avec plus d’exactitude que ne le permettent les signaux de brume un navire qui approche. Chaque navire impliqué dans cet abordage a détecté l’autre sur l’avant du travers, avant d’entendre ses signaux de brume ou d’être en contact visuel avec lui; chacun pouvait donc manœuvrer de bonne heure et franchement pour éviter de se trouver en position très rapprochée. Au lieu de manœuvrer de cette façon-là, chacun aurait dû stopper sa machine et ne pas se remettre en route avant d’avoir établi la position de l’autre, afin de pouvoir tous deux poursuivre leur route sans risque d’abordage.
A mon avis, ces observations s’appliquent directement à la présente cause.
Il semble que l’avocat de l’appelant estime que l’expression de la règle 16(c), «se trouver en position très rapprochée», vise un écart d’à peine quelques centaines de yards entre les navires; à ce sujet il est, à mon avis, utile de considérer la décision rendue par le Juge Willmer au nom de la Cour d’appel en Angleterre dans la cause du Verena[2]. Il s’agit d’une cause dans laquelle deux navires, le Grepa et le Verena, se rapprochaient l’un de l’autre sur des routes presque opposées. Le Grepa, d’une jauge brute de 9,957 tonnes et long de 515 pieds, faisait route par temps de plus en plus couvert, et avait navigué à sa vitesse maximale de 14 à 15 nœuds, sauf dans les 12 minutes
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environ précédant l’abordage, lorsque la visibilité devint toujours plus réduite et qu’il aperçut sur son écran de radar le Verena qui approchait. Il a filé alors lentement (5 à 5½ nœuds). Huit minutes après, le Verena se trouvant à moins d’un mille et demi, le Grepa a stoppé sa machine, qui est demeurée stoppée jusqu’au moment de l’abordage.
Le Verena, d’autre part, naviguait par temps clair, sauf pendant cinq minutes environ avant l’abordage, lorsqu’il remarqua pour la première fois que la visibilité était mauvaise sur l’avant. Le Verena naviguait à sa vitesse maximale de 14 à 15 nœuds, mais environ deux minutes après avoir constaté que le temps se couvrait, il a ramené sa machine à «lentement»: et deux minutes plus tard, alors que de l’aveu des parties, la vitesse n’avait guère diminué, un abordage presque frontal s’est produit.
Dans ces circonstances, le Juge Karminski en première instance, a déclaré le Verena entièrement responsable, mais en appel, le tribunal a décidé que les manœuvres du Grepa ne permettaient pas d’établir différents degrés de faute; il a donc déclaré les navires également responsables.
Dans ses motifs, le Juge Willmer a analysé la vitesse du Grepa dans la brume à divers moments et déclaré qu’ayant aperçu pour la première fois le Verena sur son écran de radar, le Grepa avait le devoir envers l’autre navire, de diminuer sa vitesse; il a signalé toutefois qu’à ce premier instant, alors que les navires se trouvaient à plusieurs milles l’un de l’autre, un manquement à ce devoir ne constituait pas, d’après lui, une des causes de l’abordage; mais, en déterminant le moment précis où la vitesse constamment excessive est devenue de fait un facteur de l’abordage, le savant Juge, après avoir cité les dispositions qui constituent maintenant la règle 16(c), ajoute, p. 133:
[TRADUCTION] Ces dispositions, nous le verrons, permettent «de manœuvrer de bonne heure et franchement pour éviter de se trouver en position très rapprochée». Si cela est impossible, le projet de règle, à mon sens, exige alors (de fait) les précautions déjà prescrites à la règle 16(b): stopper la machine et ensuite naviguer avec précaution. On peut
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discuter de la signification des termes «se trouver en position très rapprochée». A mon avis, il faut tenir compte des dimensions des particularités et de la vitesse des navires en cause. Je pense toutefois que pour des navires de ce type-ci il doit s’agir d’une distance très appréciable, calculée je l’imagine en milles plutôt qu’en yards.
Le savant juge a conclu que douze minutes avant l’abordage (à 0550 heures) le Grepa s’était borné à amener sa machine à «lentement»; il dit, p. 134:
[TRADUCTION] A mon avis, cela signifie de toute évidence qu’il lui aurait fallu plusieurs minutes pour ramener «à lentement» une vitesse excessive. M. Adams soutient qu’alors le Grepa aurait au moins dû stopper sa machine pour passer au plus tôt à une vitesse modérée. A un moment donné il a également avancé que même alors, le Grepa aurait pu changer franchement de route, par une abattée sur tribord de préférence. Toutefois cette accusation n’a pas été formulée contre le Grepa dans les procédures et l’on n’a pas insisté sur ce point devant nous.
Lord Willmer ajoute:
[TRADUCTION] Il me semble que sûrement, à compter de 0550 heures, sinon avant, il y avait au moins danger imminent de «se trouver en position très rapprochée» faute de mesures énergiques. En fait on peut même dire qu’on se trouvait déjà dans cette position; si c’est exact on peut difficilement soutenir, à mon avis, que le maintien ultérieur d’une vitesse excessive n’a pas contribué à l’abordage.
Il poursuit:
[TRADUCTION] M. Adams (tout comme M. Brandon) a soutenu aussi que, puisqu’on n’a ramené la machine à «lentement» qu’à 0550 heures, il aurait fallu, à 0558 heures, lorsque la machine a de fait été stoppée, la mettre en marche arrière plutôt que la stopper. Les navires n’étaient alors qu’à un peu plus d’un mille d’écart; le Grepa devait filer au moins 5 ou 5½ nœuds. C’était la vitesse minimale que lui permettait une machine ramenée à «lentement»; selon moi, à cette distance une telle vitesse serait nettement dangereuse lorsqu’un navire vient à votre rencontre, à grande vitesse, sur une route presque opposée. A mon avis, il est difficile de prétendre que le Grepa aurait dû alors faire marche arrière, car cela aurait probablement causé une abattée considérable à tribord si son hélice était à pas à droite; le navire se serait peut-être retrouvé en travers de la route du Verena qui approchait. Dans ces cir-
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constances, il me paraît plus exact de situer à un moment antérieur la faute du Grepa; s’il ne pouvait pas faire marche arrière en toute sécurité à 0558 heures, c’est uniquement faute d’avoir réduit sa vitesse plus tôt.
Dans la présente cause le savant juge de première instance a conclu qu’à 0019 heures, soit treize minutes avant l’abordage, le Marie Skou a aperçu sur l’écran de son radar l’écho du Chitose Maru courant 10 degrés à tribord, à une distance de 5½ milles. Les deux navires se rapprochaient alors à une vitesse combinée d’environ 24 nœuds; leur longueur et leur jauge respectives étaient semblables à ceux des deux navires en cause dans l’abordage du Verena. Il me semble qu’à compter de 0019 heures «il y avait au moins danger imminent de se trouver «en position très rapprochée» faute de mesures énergiques»; je crois que si le Marie Skou avait alors observé les exigences de la règle 16 et stoppé sa machine ou du moins réduit sa vitesse à «lentement», il aurait pu éviter l’abordage en faisant marche arrière.
Ce qui s’est produit en réalité, c’est que le Marie Skou filait 16½ nœuds lorsqu’il a établi son premier contact visuel avec l’autre navire; par conséquent un ordre de mettre la machine en marche arrière ou d’aller en arrière, toute, n’aurait pas permis au navire de faire marche arrière, ni même de réduire sa vitesse. Les manœuvres effectuées par le Marie Skou après avoir constaté que l’autre navire virait à tribord en avant de sa proue, sont décrites en ces termes par le savant juge de première instance:
[TRADUCTION] Le capitaine s’est précipité dans la timonerie où se trouve le socle de barre, a engagé les commandes manuelles, tourné la roue à bâbord toute et crié au second d’ordonner que la machine soit mise toute vitesse en arrière. Le second a communiqué cet ordre à la chambre des machines par le transmetteur d’ordres; il déclare néanmoins avoir constaté certaines difficultés apparentes à mettre la machine en marche arrière. La machine et l’hélice se trouvaient en prise directe; avant de mettre la machine en marche arrière on devait donc immobiliser l’hélice; une fois la machine mise en marche
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arrière, la décélération ne pouvait être immédiate, car le navire chargé continuerait quelque temps sur son erre. Le chef mécanicien du Marie Skou affirme que les ordres furent les suivants: 0030 stop; 0030 en arrière toute; 0032 abordage. Le capitaine estime que 3 ou 4 minutes s’écoulèrent entre le moment où l’on aperçut les feux du Chitose Maru et celui de l’abordage.
On a affirmé que la vitesse du Marie Skou n’a pas contribué à l’abordage car une vitesse réduite aurait entraîné une rencontre plus rapide des deux navires, étant donné que leurs routes se coupaient. Mais des routes qui se coupent n’ont rien à voir ici avec l’abordage; la vitesse du Marie Skou devient une cause directe de cet abordage, car elle a interdit au navire des manœuvres que lui aurait permises une machine stoppée, ou seulement ramenée à «lentement», quand ceux qui avaient le navire en charge auraient dû s’apercevoir de l’imminence d’une position très rapprochée à tout le moins. Comme il n’a pu manœuvrer de la même façon que s’il avait observé les règles, le Marie Skou a si sensiblement contribué à l’abordage, qu’à l’instar du savant juge de première instance, je trouve impossible d’établir une différence de degré entre sa faute et celle du Chitose Maru; la responsabilité doit donc être répartie également, entre les deux navires en conformité de l’art. 648(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada.
Pour ces motifs je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
LE JUGE PIGEON (dissident) — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier du 15 mai 1969 rendu par le Juge suppléant F.A. Sheppard, qui a déclaré les deux parties également responsables d’un abordage.
Le jugement de première instance expose les faits de façon détaillée et exacte; un résumé devrait donc suffire.
L’abordage est survenu par temps de brume dans le détroit de Juan de Fuca à 0032 le 20 septembre 1967.
Le Chitose Maru en était à son premier voyage; il naviguait sur l’est de Yokohama vers Port
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Moody (C.-B.). Ce grand transporteur de vrac à hélices jumelles mesure 634'10" de longueur; ses machines et sa superstructure sont à l’arrière.
Le Marie Skou, chargé de pâte de bois, était en partance de Crofton (C.-B.). Il a un moteur diesel avec une hélice en prise directe; la machine et la superstructure sont au milieu. La longueur hors tout est de 416'4". Peu avant l’abordage il filait presque sa vitesse maximale de 15½ nœuds, le courant de un nœud de la marée descendante lui donnant une vitesse‑fond de 16½ nœuds environ; le Chitose Maru ne filait qu’une vitesse supérieure d’environ un nœud à sa demi-vitesse de 7½ nœuds; c’était donc là sa vitesse-fond approximative.
Le capitaine du Marie Skou se trouvait sur la passerelle de commandement, ainsi que le second et une vigie. A 0015 il décela au radar le Chitose Maru courant sur tribord, encore au‑delà de la portée de six milles; il ordonna au second de surveiller l’écho. Le second se servit pour cela d’un repère de relèvement et observa que l’angle venait sur tribord. A 0019, le capitaine nota sur un bloc que l’écho était de 10° à tribord, à une distance de 5½ milles. A 0025, il nota une distance de 2½ milles, et un relèvement de 15° à tribord. A 0029, la vigie sur l’aileron de la passerelle signala à tribord un feu blanc à 20°, ou un peu plus. Le capitaine se rendit sur l’aileron; ses jumelles lui montrèrent deux feux ouverts de tête de mât à tribord. Ces feux blancs commencèrent ensuite à se fermer indiquant ainsi que le navire virait à tribord en travers de la proue du Marie Skou; au bout de quelques secondes il vit le feu de bâbord. A 0030, alors qu’on tournait la roue toute à bâbord, il ordonna de stopper et de faire toute vitesse en arrière. L’abordage se produisit deux minutes après, la proue du Marie Skou frappant le Chitose Maru, côté bâbord, un peu à l’arrière de la proue et presque perpendiculairement.
De toute évidence, l’abordage a eu pour cause première le brusque virage du Chitose Maru, qui l’a placé en travers de la proue du Marie Skou et à si peu de distance qu’un abordage était inévitable. Avec une franchise méritoire, l’avocat des intimés ne nie pas que sans cette manœuvre il n’y aurait pas eu d’abordage, mais ajoute que les deux navires se seraient croisés tribord à tri-
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bord en position très rapprochée. Il ne nie pas que la malencontreuse manœuvre du Chitose Maru constitue la faute ayant causé l’accident. Il allègue uniquement que l’autre navire est coupable, lui aussi.
Dans ces circonstances, on doit se demander si le Marie Skou était réellement en défaut. Cette Cour est tenue d’établir la responsabilité civile; en conséquence, pour estimer qu’un acte ou une négligence influent sur la responsabilité, il faut non seulement les prouver, mais encore établir qu’ils ont réellement contribué à l’accident. A la lumière de ce principe, il convient maintenant d’étudier les fautes imputées par la Cour de première instance aux deux navires et celles qui ont été imputées au Marie Skou en particulier.
1. Pas de vigie sur le gaillard avant.
Sur le Marie Skou, ce fait n’a pu contribuer à l’accident. La vigie sur la passerelle a vu un feu blanc, puis le capitaine a aperçu les deux feux de tête de mât, encore ouverts à tribord, et noté qu’il était 0029, ce qui correspond au témoignage produit par l’autre partie d’un ordre de «tribord toute» à 0029 précises. On peut également signaler que la vitesse combinée des deux navires étant de 24 nœuds et l’abordage s’étant produit trois minutes plus tard, les feux du Chitose Maru ont donc été aperçus de fait à la limite supérieure de la visibilité estimée par le capitaine du Marie Skou, soit de 0.8 mille à un mille. D’autre part, l’absence de vigie sur le gaillard du Chitose Maru est beaucoup plus grave, car sa passerelle se trouve à plus de cinq cents pieds à l’arrière, et non à moins de deux cents. Il peut être juste dans l’abstrait et en droit strict d’imputer sous ce chef le même délit aux deux navires qui ont contrevenu aux règlements, mais, en toute déférence, c’est faire fausse route s’il s’agit de diviser les responsabilités en prenant pour critère l’influence réelle sur le résultat.
2. Mauvais usage du radar.
«Les routes de croisement, a-t-on dit, ne doivent être établies que par pointage, et les deux navires ont négligé ce pointage». Ici encore, une responsabilité égale est répartie entre les deux navires, dont la position était toutefois absolument différente. Le Chitose Maru n’a même pas fait les observations voulues au radar, faute d’équipage suffisant sur la passerelle. Ce n’est pas
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le cas du Marie Skou, où même s’il n’y a pas eu pointage, non seulement l’observation était régulière et continue, mais encore le repère de relèvement a permis de faire et de noter des observations précises. Comme l’a établi l’examen préalable, le capitaine du Marie Skou a préparé d’après ces observations une sorte de pointage sommaire, que les intimés ont produit comme pièce à conviction. Ce pointage montre qu’en dépit de routes qui se coupaient, les deux navires ne se seraient pas croisés en position très rapprochée tribord à tribord, s’ils avaient tous deux poursuivi leur route respective de 288° (vrai) pour le Marie Skou et de 115° (vrai) pour le Chitose Maru. L’avocat des intimés n’a pas contesté cette prétention des appelants. Cependant, il a souligné qu’à 0025 le Chitose Maru a changé sa route à 120°, puis, à 125°, à 0027 ou 0028. Cela ne l’aurait pas placé sur une course d’abordage, mais, d’après l’avocat, cela l’aurait amené à quelques centaines de yards, donc en position très rapprochée, mettant ainsi en jeu la prudence du Marie Skou.
L’avocat de ce dernier signale cependant que le pointage ne permet pas de déceler rapidement une évolution mineure. La conclusion s’impose donc qu’en négligeant de faire le pointage, le Marie Skou n’a pas contribué à l’accident. Avant le changement de route, cela n’aurait pas permis de déceler un danger, mais aurait simplement confirmé ce que le capitaine du Marie Skou avait correctement déduit de ses observations au radar: les navires se croiseraient tribord à tribord en toute sécurité. Rien ne montre, dans les témoignages, qu’un pointage aurait prévenu du danger le capitaine du Marie Skou plus rapidement que ses observations visuelles et ce n’a pas été la conclusion du juge de première instance. Il convient aussi de remarquer que même si le Marie Skou avait été averti un peu plus tôt de cette position très rapprochée, il n’aurait pu ralentir sensiblement car, les routes se coupant, tout ralentissement aurait accru le danger d’abordage en empêchant le Marie Skou de demeurer le plus loin possible du point de rencontre.
Évidemment, s’il y avait une règle rendant le pointage obligatoire dans les conditions qui exis-
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taient au moment critique, ceux qui ont omis de le faire pourraient être reconnus également coupables d’infraction à cette règle, indépendamment de tout autre fait. Cependant, en responsabilité civile, ceux qui, à la suite d’observations continues, attentives et systématiques, se servant de notes et de moyens visuels, ont conclu avec raison qu’en suivant leur route les deux navires se croiseraient tribord à tribord en toute sécurité, ne peuvent être assimilés à ceux qui, par suite d’observations insuffisantes, incomplètes et faites sans méthode, sans notes ou auxiliaires visuels, ont prévu à tort un croisement bâbord à bâbord et effectué la fausse manœuvre, cause de l’abordage.
3. Inobservation de la règle 16(c).
Ce point est réglé par ce qui précède. Lorsque la présence du Chitose Maru a été détectée, rien n’indiquait une position très rapprochée; les évolutions mineures de ce dernier qui ont amené ensuite cette position ne pouvaient être détectées à temps.
4. Navigation par le Marie Skou à une vitesse non modérée.
Ici encore le point essentiel est: la vitesse a-t-elle contribué à l’abordage? La Cour n’a pas à décider si, dans ces conditions, il est prudent de naviguer à l’aide du radar à une vitesse à laquelle la distance requise pour immobiliser un navire est supérieure à la limite de visibilité. Dans ce cas particulier, nous l’avons vu, la cause première de l’abordage est claire. C’est le brusque virage à tribord effectué par le Chitose Maru qui l’a placé en travers de la proue du Marie Skou. Il s’agit nettement d’une fausse manœuvre et il est difficile de voir comment on peut soutenir que les hommes du Marie Skou auraient dû la prévoir. Et à moins de l’avoir prévue, ils n’avaient pas de raisons de réduire la vitesse; en effet, on l’a vu, comme les routes se coupaient derrière le Marie Skou, une prompte réduction de vitesse aurait rapproché le point de rencontre, entraînant ainsi un risque d’abordage si le navire ne changeait pas à la fois de route et de vitesse.
Il est évident que dans la brume un navire doit éviter de modifier sans raison valable sa vitesse et sa route, car toute évolution complique
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les décisions d’un autre navire quant à sa route et à sa vitesse. Dans ce cas-ci, le Chitose Maru n’a pas observé les règles d’une bonne navigation car il a fait, quelques minutes avant l’accident, de légers changements impossibles à déceler tout de suite par l’autre navire et pouvant entraîner confusion et incertitude. Comme rien n’indiquait l’imminence d’une position très rapprochée, le capitaine du Marie Skou ne pouvait prévoir la nécessité d’une réduction de vitesse. Dès qu’il a décelé cette position, il a ordonné de stopper et de renverser la marche. Rien n’indique un retard indu quant à ces ordres ou à leur exécution. Rien n’indique qu’il aurait fallu en saisir plus tôt la nécessité. De fait, il est établi que le capitaine du Marie Skou a observé le virage à tribord dès que celui-ci est devenu apparent.
5. Supposition, par le Marie Skou, qu’en suivant leur route les deux navires se croiseraient tribord à tribord.
Comment peut-on dire que le Marie Skou s’est montré ici fautif, puisque sa supposition était exacte? Seul le brusque virage de l’autre navire l’a ensuite infirmée. Comme nous venons de le voir, c’était là nettement une fausse manœuvre, raisonnablement impossible à prévoir.
6. La manœuvre «toute à bâbord» du Marie Skou, après avoir aperçu le feu de bâbord du Chitose Maru.
Même si c’était une faute, rien ne prouve qu’elle ait contribué à l’abordage ou causé plus de dommages, et le juge de première instance n’a pas conclu dans ce sens. Personne ne soutient qu’autrement l’abordage ne se serait pas produit et rien ne prouve que la manœuvre ait aggravé les dommages. Au contraire, il semble bien que la seule conséquence de cette manœuvre a été d’amener le Chitose Maru à être frappé près de sa proue plutôt qu’en son milieu, ce qui a nettement diminué et non aggravé les dommages.
Ici il faut remarquer jusqu’à quel point les faits en l’espèce diffèrent de ceux de la cause du British Aviator[3] sur laquelle s’est fondé le juge de première instance. Dans cette cause-là, le Crystal Jewel se trouvait à peu près dans la même
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situation que le Chitose Maru et, comme ce dernier, il avait fait une succession de légers changements de route à tribord. Cependant, ce n’est pas lui mais le British Aviator qui a créé le danger en virant à bâbord, sans quoi, d’après Lord Sellers (p. 281) [TRADUCTION] «l’abordage n’aurait vraisemblablement pas eu lieu».
Dans cette cause-là, où la responsabilité a été également répartie, un des navires avait mal manœuvré en se livrant à une succession de légers changements de route, mais la fausse manœuvre cruciale avait été faite par l’autre navire, virant en travers de la proue du premier navire. Ici au contraire, le même navire, le Chitose Maru a commis ces deux fautes. Sans doute le Marie Skou est-il venu sur bâbord, mais seulement après le mauvais virage de l’autre navire, tout en stoppant et en renversant la marche; ce ne fut donc en aucune façon la cause immédiate de l’abordage, comme dans la cause du British Aviator.
Quant à la cause du Willowbranch[4], je dois faire remarquer ce qui à mon avis constitue une différence majeure dans les situations respectives des navires impliqués. Le capitaine de l’Imperial Halifax, navire qui se trouvait dans une situation très semblable à celle du Marie Skou, a estimé que l’autre navire était à environ un mille et demi en avant, 3° à tribord. Lorsque les navires se trouvaient environ à un mille d’écart, l’angle semble s’être élargi jusqu’à 4°. Cela indiquait nettement une position très rapprochée. Ici au contraire, les chiffres correspondants sont 5½ milles 10° à tribord, et 2½ milles 15° à tribord. Nous l’avons vu, on n’a pas soutenu devant cette Cour qu’au moment même de ces observations une position très rapprochée était évidente. Il est vrai qu’une position de ce genre a surgi ensuite, mais cela est dû uniquement à la mauvaise manœuvre que constituait la succession de légers changements du Chitose Maru. Ces changements étaient difficiles à déceler et très certainement imprévisibles.
Bien qu’en fait le capitaine du Marie Skou ait omis de faire le pointage, tout comme le capitaine de l’Imperial Halifax, ce dernier n’a pu prouver, à l’instar de son collègue, qu’une observation
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continue et précise à l’aide d’un repère de relèvement, ainsi que des notes périodiques sur un bloc, lui avaient effectivement donné tous les renseignements qu’aurait fournis un pointage, de sorte que cette omission ne constituait qu’une infraction en droit strict aux règles de la navigation qui exigent le pointage, et n’était pas, en fait, un mauvais usage du radar.
Quant à la cause du Verena[5], il convient également de remarquer que le Grepa a pu déceler une position très rapprochée lorsqu’il a constaté la présence de l’autre navire. Lord Willmer a dit: [TRADUCTION] «cet autre navire se trouvait sur une route presque opposée» (p. 135). Il fallait donc alors nécessairement ou bien «manœuvrer de bonne heure et franchement» pour éviter la situation, ou bien stopper, ce qu’on a fait trop tard.
Dans l’ensemble, je dois conclure que, selon les conclusions auxquelles avec l’aide de ses deux assesseurs le savant juge de première instance en est venu sur les faits, on ne peut pas affirmer que le Marie Skou a commis une faute contribuant à l’abordage, alors que le Chitose Maru en a clairement commis une.
J’accueillerais donc le pourvoi, j’infirmerais la décision de la Cour de l’Échiquier selon laquelle une faute du Marie Skou aurait contribué à l’abordage; je me prononcerais contre les intimés et en faveur des appelants quant aux dommages entraînés par l’abordage, avec intérêt à cinq pour cent l’an; à défaut d’entente entre les parties quant au montant de ces dommages‑intérêts, je prescrirais le renvoi au fonctionnaire compétent de la Cour de l’Échiquier qui fixerait ledit montant; les appelants ayant droit aux dépens devant cette Cour et devant la Cour de l’Échiquier du Canada, y compris ceux de tout renvoi en conformité du présent jugement.
Appel et appel incident rejetés avec dépens, LE JUGE PIGEON étant dissident.
Procureurs des appelantes: Macrae, Montgomery, Hill & Cunningham, Vancouver.
Procureurs des intimés: Owen, Bird & McDonald, Vancouver.
[1] [1964] R.C.S. 402, 45 D.L.R. (2d) 339.
[2] [1961] 2 Lloyd’s Rep. 127.
[3] [1964] 2 Lloyd’s Rep. 403; [1965] 1 Lloyd’s Rep. 271.
[4] [1964] R.C.S. 402, 45 D.L.R. (2d) 339.
[5] [1961] 2 Lloyd’s Rep. 127.