Cour suprême du Canada
Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg [1971] R.C.S. 957
Date : 1970-12-17
Weibridge Holdings Ltd. (Demanderesse) Appelante;
et
The Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg (Défenderesse) Intimée.
1970 : le 17 décembre; 1970 : le 17 décembre.
Présents : Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Spence et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU MANITOBA
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel du Manitoba[1], rejetant un. appel d’un jugement du Juge Hunt. Appel rejeté.
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C. K. Tallin, c.r., et A. F. Kristjansson, pour la demanderesse, appelante.
A. S. Dewar, c.r., et R. J. Scott, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE LASKIN — Le présent pourvoi naît d’une action délictuelle en dommages-intérêts pour négligence. Comme il a été plaidé et soutenu, il s’agit de déterminer si les principes juridiques étudiés dans l’arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd.[2] s’appliquent à une municipalité lorsque dans des circonstances particulières, on prétend s’être appuyé sur un règlement de zonage qu’elle a adopté et qui a été déclaré invalide, dans un litige qui s’est terminé devant cette Cour. La demanderesse-appelante dans les présentes procédures, n’était pas partie à l’action qui a attaqué le règlement, mais elle en est venue à abandonner ses projets de construction d’un immeuble résidentiel élevé et les travaux entrepris à cette fin. Elle a sans aucun doute subi une perte financière; et la principale question soulevée ici et sur laquelle les cours d’instance inférieure se sont prononcées à l’encontre de la demanderesse-appelante, est celle de savoir si celle-ci peut recouvrer une partie de cette perte qui serait attribuable à une faute délictuelle de la défenderesse.
Les faits relatifs à l’adoption du règlement qui sont à la base du problème dans le présent pourvoi, sont exposés dans les jugements rendus par cette Cour dans l’action où le règlement a été déclaré invalide en première et en dernière instance : voir Wiswell et al. c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg[3]. Il suffit de ne mentionner que ceux qui se rattachent directement à la cause d’action de la demanderesse-appelante, étayée par la preuve additionnelle produite à l’audition de la présente cause.
La défenderesse a été créée le 1er avril 1961. L’une de ses fonctions est de s’occuper du zonage
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de la ville de Winnipeg. Certaines ordonnances de la commission de zonage de Winnipeg (dont l’application avait périodiquement été prolongée) étaient alors en vigueur lesquelles, par dérogation au règlement général de zonage, autorisaient la construction d’un immeuble de rapport sur les terrains du Dr B. J. Ginsburg, situés dans une zone R1 (résidences unifamiliales). Ce dernier a demandé une nouvelle prorogation de ces ordonnances qui a été accordée le 11 janvier 1962 par la défenderesse jusqu’au 30 avril 1963. Peu après, il a demandé que sa propriété soit établie dans la zone R4A (logements multifamiliaux) au lieu de la zone R1. Le règlement n° 177 du 13 avril 1962 décréta le nouveau zonage demandé; il se rapportait non seulement au terrain du Dr Ginsburg (qui comprenait trois lots) mais également au terrain adjacent d’un nommé Harris (qui comprenait également trois lots).
La demanderesse a été constituée le 21 juin 1962 par des personnes qui s’occupaient de projets immobiliers à Winnipeg. Elles étaient venues à Winnipeg après l’adoption du règlement municipal n° 177 afin d’y chercher des terrains pouvant servir à la construction d’immeubles de rapport : par l’entremise d’une autre compagnie, elles obtinrent une entente en vue de la location à bail du terrain de M. Ginsburg pour 99 ans à compter du 1er juillet 1962. Le 12 août 1963, les droits afférents à cette entente ont été cédés à la demanderesse et le 6 septembre 1963 un bail en bonne et due forme a été signé. La demanderesse s’était bien auparavant assurée au-près des représentants de la défenderesse que le terrain se trouvait dans une zone R4A. Elle a fait suivre ses démarches d’une lettre de ses avocats adressée à l’avocat de la défenderesse le 10 août 1962.
Dans sa plaidoirie, le procureur de la demanderesse-appelante a souligné l’importance de cette lettre dont voici les passages à retenir :
[TRADUCTION] Je représente Welbridge Holdings Ltd. qui a pris des dispositions pour louer les biens-fonds sis au 3, Academy, Road et au 587 Wellington Crescent,
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pour 99 ans, avec l’intention d’y construire un immeuble résidentiel élevé de luxe.
Voulant nous assurer que des projets semblables ne seraient pas interdits, nous avons obtenu un exemplaire du règlement n° 177 de votre municipalité, adopté le 13 avril 1962; nous avons remarque que le règlement de zonage avait été modifié, les lots 40 à 45 inclusivement, D.G.S. 45 St. Boniface, Plan 308, sauf la partie des lots 44 et 45 réservée à une voie de détournement, ayant été placés dans une zone «R4-A» district de constructions multifamiliales …
Dans une conversation récente avec M. Lennox, nous avons compris que, lorsque M. Irving Keith a fait ses demandes au conseil, il a dit que les lots
40 à 45 seraient aménagés. Des négociations sont présentement en cours en vue d’acquérir les lots 40,
41 et 42. Bien qu’on songe donc sérieusement à un projet qui engloberait l’ensemble desdits lots 40 à 45 inclusivement il se peut que les négociations en vue d’acquérir les lots 40 à 42 n’aboutissent pas, parce que lesdits terrains n’appartiennent pas à la même personne que les lots 43 à 45 inclusivement. Nous aimerions donc avoir l’assurance que si notre cliente décide finalement de ne procéder qu’à l’aménagement desdits lots 43 à 45 inclusivement, elle ne ferait face à aucune difficulté du fait qu’elle n’aménage pas lesdits lots 40 à 42 inclusivement.
Ce que le procureur a cherché à établir par cette lettre c’est que la défenderesse a présenté le règlement n° 177 à la demanderesse comme étant valide et que cette dernière s’est fondée sur cette présentation dans les mesures qu’elle a prises par la suite en vue de construire un immeuble de rapport sur le terrain loué. Sur cette base, le procureur a tenté de démontrer que la défenderesse avait une obligation de diligence envers la demanderesse et que faute de l’avoir remplie, il en est résulté un dommage, dont elle est responsable, lorsque le règlement municipal a été déclaré invalide. On a allégué, toutefois, qu’une obligation de diligence existait, indépendamment de la lettre, une obligation continue qui a pris naissance au moment où les procédures qui ont abouti à l’adoption du règlement municipal ont été engagées.
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L’argument fondé sur la lettre du 10 août 1962 doit être rejeté in limine parce que le dossier ne révèle aucune réponse à celle-ci; de plus, cette lettre est simplement une manifestation de prudence ordinaire de la part d’un promoteur qui pèse les risques d’un projet qu’il veut réaliser. On ne dit pas que la défenderesse pressait la demanderesse de donner suite à son projet ou l’y encourageait ou qu’elle lui avait donné certaines assurances à part celles que la demanderesse avait présumées du fait de l’adoption du règlement de nouveau zonage.
Pour mieux étudier cette affaire en ce qui concerne l’obligation continue de diligence qu’on dit exister et son inexécution, il conviendrait d’abord de passer en revue les étapes de l’adoption du règlement n° 177 et de voir les motifs pour lesquels cette Cour, dans l’arrêt Wiswell, l’a déclaré invalide. Son invalidité tenait non pas à un défaut de compétence en la matière, mais plutôt à l’inobservation de procédures préalables que la municipalité elle-même s’était imposées relativement à l’avis à donner aux parties intéressées. Peu après sa création, la défenderesse a adopté une «procédure pour la modification des règlements de zonage et des plans d’urbanisme». En bref, celui qui demande une modification s’adresse au directeur du service de l’urbanisme, un comité technique examine alors la modification proposée, puis le directeur, ayant fait un examen préliminaire de la requête et étant d’un avis favorable, fait un rapport complet au comité d’urbanisme. Ce dernier, s’il recommande de donner suite à la requête, donne alors, par la voie des journaux, un avis public de l’audition de la requête, comme le prescrit la loi qui régit la défenderesse. Le directeur du service d’urbanisme doit en outre fournir alors au requérant des avis à afficher où sont situés les immeubles en cause au moins quatorze jours avant la date de l’audition. Après avoir entendu les intéressés, le comité décide s’il doit être donné suite à la requête, et s’il décide que oui, il recommande au conseil de la défenderesse d’adopter le règlement modificatif requis.
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Une association des propriétaires du district s’était opposée mais sans succès à la prorogation des ordonnances de la commission de zonage jusqu’au 30 avril 1963. L’autre requête présentée en vue de faire établir le terrain du Dr Ginsburg dans une zone R4A plutôt qu’une zone R1 a été examinée suivant la procédure prescrite, y compris la publication d’un avis au public, dans les journaux, de la date de l’audition de la requête, mais on a omis de fournir au requérant des avis à afficher sur son terrain. De fait, l’association n’a pas vu les avis dans les journaux parce que son secrétaire, qui devait s’occuper de cela, était alors parti en vacances. Aucun avis exprès n’a été donné à l’association de l’audition relative au nouveau zonage (bien qu’un tel avis ait été donné aux avocats du Dr Ginsburg), et aucun des représentants de l’association ne savait que l’audition allait être tenue. Par conséquent, personne n’a comparu en son nom pour s’opposer à l’adoption du futur règlement n° 177. Le 28 novembre 1963, plus de dix-huit mois après l’adoption du règlement, l’association intenta une action déclaratoire, contestant la validité de celui-ci; comme je l’ai dit, cette Cour lui a finalement donné raison.
D’après la preuve, l’association n’a été mise au courant du règlement de nouveau zonage n° 177 qu’environ deux semaines avant que l’action soit intentée; elle en a pris connaissance à une séance de la commission d’ajustement tenue le 12 novembre 1963 pour examiner une demande de modification du zonage présentée afin de permettre la construction d’un immeuble de treize étages plutôt que de douze étages comme le prévoyait le règlement de nouveau zonage.
Il a été décidé, dans le jugement majoritaire de cette Cour (le Juge Judson était seul dissident parmi les cinq juges qui ont siégé dans cette affaire), que l’audition de la demande de nouveau zonage constituait pour la municipalité défenderesse un acte quasi judiciaire et non pas législatif et que par conséquent, elle devait, alors qu’elle avait à régler un conflit d’intérêts, voir
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à ce qu’un avis soit donné à l’association en tant que partie intéressée, qu’elle savait avoir un intérêt. La défenderesse avait omis de donner un avis, ce qui était contraire à ses propres règles de procédure en la matière, et le règlement était donc invalide. Le Juge Hall (le Juge Martland a souscrit à son avis) était d’avis que le règlement était nul, dans les circonstances, mais le Juge Cartwright, alors Juge puîné (le Juge Spence a souscrit à son avis), bien que partageant en grande partie l’avis du Juge Hall, n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur ce point et a supposé que le règlement était simplement annulable. En l’espèce, il importe peu que le règlement ait été nul ou seulement annulable. La question de droit soulevée est la même dans les deux cas et la déclaration d’invalidité suffit.
Pour compléter l’exposé des faits dont il faut tenir compte, je dois faire remarquer que peu après la signature, par le cédant, de l’entente en vue de louer le terrain de M. Ginsburg, la demanderesse a retenu les services d’architectes et d’une étude d’avocats et a fait les préparations nécessaires (y compris la démolition de constructions existantes) pour se conformer aux exigences relatives à la construction. Ce n’est que peu après l’introduction de l’action Wiswell qu’un permis de construction a été demandé; le fonctionnaire désigné l’a refusé, entre autres raisons, à cause du procès pendant sur la validité du règlement de nouveau zonage. Un appel a immédiatement été porté à la commission d’ajustement qui, par une décision du 17 décembre 1963, a ordonné au fonctionnaire de délivrer le permis demandé, autorisant la construction d’un immeuble de douze étages. Par la suite, la demanderesse et un entrepreneur en construction ont passé un contrat en vue de la construction de l’immeuble. Le jugement de première instance dans l’affaire Wiswell déclarant le règlement n° 177 invalide a été rendu le 28 janvier 1964; le permis de construction a alors été révoqué. Tous les travaux de construction ont alors été arrêtés, sauf certains travaux de protection.
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La présente action, introduite le 19 janvier 1967, est subsidiaire de l’action dans l’affaire Wiswell, non en ce sens qu’elle tende à obtenir un résultat différent de celui qui y a été obtenu sur la validité du règlement de nouveau zonage, mais en ce qu’elle se fonde sur les motifs mêmes de cette décision et sur les circonstances qui les ont déterminés. En cherchant ainsi à prouver que la défenderesse avait une obligation de diligence envers la demanderesse et qu’elle ne l’a pas remplie, la demanderesse accepte la conclusion des Cours du Manitoba dans la cause Wiswell, soit que la défenderesse a agi de bonne foi (cette Cour ne s’est pas prononcée sur la question) ; ainsi donc, il n’y a pas lieu d’étudier la responsabilité de la défenderesse d’un autre point de vue que celui de la négligence.
Si la demanderesse a une cause d’action comme elle l’allègue, le fait qu’elle devait se procurer un permis de construction avant de procéder à la construction proprement dite ne l’anéantit pas et n’y fait pas obstacle. Les prétentions de la défenderesse, dans son factum, soit que la commission d’ajustement qui a accordé le permis était une autorité légale indépendante et que la demanderesse savait alors que le règlement de nouveau zonage était contesté, ne sont pas des moyens valables de défense à une action fondée sur de la négligence dans les procédures qui ont mené à l’adoption du règlement. Ces prétentions semblent ne pas tenir compte des travaux étendus de mise en projet qu’il faut faire avant d’obtenir un permis de construction et de ce qu’en, outre la délivrance de ce permis peut être ordonnée par mandamus si les conditions sont remplies. La position exacte de la commission d’ajustement, mandataire de la défenderesse ou autorité légale qui ne dépend pas d’elle, n’a pas, dans cette perspective, une importance déterminante en ce qui concerne la question de la responsabilité; elle pourrait tout au plus être un facteur d’appréciation des dommages.
La responsabilité pour négligence qu’on veut imposer à la défenderesse n’est pas la responsabilité du fait d’autrui qui vient de la faute d’un
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préposé ou d’un agent, mais bien une responsabilité originale et indépendante. Si j’ai bien compris l’argument, elle découlerait de l’obligation qu’avait la défenderesse, en adoptant le règlement municipal de nouveau zonage étendant les possibilités d’aménagement de terrains désignés, d’exercer une diligence raisonnable afin de s’assurer que les procédures dont dépendait la validité du règlement soient suivies. Elle avait cette obligation spécialement envers ceux qui avaient ou obtenaient un droit sur les terrains visés leur permettant d’exploiter ces possibilités. Dans les circonstances, il y avait plus qu’une simple obligation générale envers les résidents de la municipalité ou envers les résidents, moins nombreux, du secteur touché. Si une telle obligation existe, comme on le prétend, je n’exclurais pas l’appelante de la catégorie des personnes envers lesquelles elle existe, simplement parce qu’elle n’a été constituée qu’après l’adoption du règlement invalide et n’a acquis un droit sur le terrain en cause que seize mois environ après cette adoption.
En l’espèce, il importe de signaler que l’obligation de diligence de la défenderesse envers la demanderesse ne peut naître du seul fait qu’il en résulterait, ainsi qu’il est prévisible, une perte financière pour cette dernière si le règlement n° 177 était invalide. De fait, comme Lord Wright l’a dit dans l’arrêt Liesbosch (Dredger) v. Edison (S.S.)[4], p. 460, il est depuis longtemps reconnu que : [TRADUCTION] «en droit il est impossible de tenir compte de toutes les conséquences d’un acte illicite»; ce point de vue a été retenu récemment dans l’arrêt SCM (United Kingdom) Ltd. v. W.J. Whitall & Son Ltd.[5] Toutefois, il ne s’agit pas ici de déterminer quelles conséquences devraient être réparées, mais plutôt s’il existe une responsabilité pour des conséquences, si directe qu’elles soient. Sur ce point, la demanderesse-appelante ne peut s’appuyer sur l’arrêt Hedley Byrne, même indépendamment du fait que cet arrêt portait sur l’emploi négligent de mots et non sur des actes négligents d’omission comme en l’espèce.
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Même si l’on accepte que l’arrêt Hedley Byrne a élargi le concept de l’obligation de diligence, par une amplification ou une extension de la portée de la décision Donoghue v. Stevenson[6], cet arrêt, et à mon avis, les principes sous-jacents qui l’animent, ne vont pas jusqu’à s’appliquer aux organismes législatifs ou autres tribunaux créés par la loi et ayant des pouvoirs quasi judiciaires, qui, en exerçant de bonne foi leurs pouvoirs, promulguent un texte ou rendent une décision qui se révèlent invalides pour vices de procédure. La décision McGillivray c. Kimber[7], pour autant qu’elle présente un raisonnement majoritaire, fait état du défaut de toute compétence ou d’une injustice intentionnelle pouvant de toute façon être considérée comme se reflétant dans le défaut de compétence. Il ne s’agissait pas de négligence. Je me reporte également à ce que le Juge Rand a dit à propos de cette cause dans Roncarelli c. Duplessis[8], p. 141.
D’après les considérations sur lesquelles le principe énoncé dans l’arrêt Hedley Byrne repose, on ne peut dire en l’espèce soit qu’une relation spéciale a été établie entre la demanderesse et la défenderesse, soit que celle-ci a assumé une responsabilité envers la demanderesse en ce qui concerne la régularité des procédures. Tel serait aussi mon avis si c’était la demanderesse qui avait demandé le règlement municipal de nouveau zonage. Quand une demande de nouveau zonage est présentée, seule l’autorité législative de la défenderesse est invoquée et aucun lien privé, quant à l’intérêt particulier du requérant, n’est créé entre celui-ci et la demanderesse qui étudie l’affaire dont elle est saisie du point de vue de l’intérêt public. Dans ces circonstances le requérant peut raisonnablement s’attendre à de l’honnêteté de la part de la défenderesse niais celle-ci n’a pas une obligation plus étendue. J’appliquerais en outre à cette affaire ce qu’a dit le Juge Jackson, décédé, en dissidence dans Dalehite v. United States[9], p. 59 (où il était question de la loi américaine Federal Tort Claims Act, 1946, :
[TRADUCTION] Lorsqu’une [municipalité] exerce une autorité gouvernementale de façon à lier en droit
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une personne ou plus, [elle] agit comme aucun particulier ne le pourrait. Ces actes influent et sont destinés à influer sur les affaires des particuliers et souvent leur nuisent, mais les tribunaux ont depuis longtemps reconnu le principe d’ordre public que cette [municipalité] ne doit être assujettie qu’à son mandat légal ou administratif et non à la menace additionnelle d’actions en dommages-intérêts intentées par des particuliers.
(C’est moi qui ai mis les crochets).
La défenderesse est une municipalité ayant des fonctions diverses, certaines législatives, certaines qui comportent aussi un élément quasi judiciaire (comme on l’a statué dans l’affaire Wiswell) et certaines administratives ou ministérielles, auxquelles la désignation de pouvoirs relatifs aux affaires convient peut-être mieux. En exerçant ces derniers, la défenderesse peut sans aucun doute (sous réserve des conditions imposées par la loi) encourir une responsabilité contractuelle ou délictuelle, y compris une responsabilité pour négligence. Par conséquent, il peut y avoir une responsabilité individuelle pour négligence dans l’exercice des pouvoirs relatifs aux affaires, qui n’existe pas lorsque la défenderesse agit en qualité de législateur ou remplit un devoir quasi judiciaire.
Son caractère public, mettant en jeu sa responsabilité politique et sociale envers tous ceux qui vivent ou travaillent dans les limites de son territoire, la distingue, même dans l’exercice d’une fonction quasi judiciaire, d’organismes créés bénévolement ou par la loi, tels les syndicats ou associations professionnelles qui peuvent avoir des obligations quasi judiciaires et contractuelles dans leurs rapports avec leurs membres : cf. Abbott v. Sullivan[10]; Orchard c. Tunney[11]. Au niveau qu’on pourrait appeler celui des opérations, une municipalité n’est pas la même qu’au niveau législatif ou quasi judiciaire où elle exerce
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un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi. Elle peut alors (tout comme une législature provinciale ou le Parlement du Canada) excéder ses pouvoirs, ainsi que le penserait finalement un tribunal, bien qu’elle ait suivi le conseil d’avocats. Dans ces circonstances, il serait inconcevable qu’on puisse dire qu’elle a une obligation de diligence qui entraîne sa responsabilité pour dommages si elle y manque. «L’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité» [TRADUCTION] : voir Davis, 3 Administrative Law Treatise, 1958, p. 487.
Toutefois, en l’espèce, on propose en ce qui concerne la responsabilité une base plus restreinte, le simple défaut de se conformer aux règles de procédure pour l’adoption du règlement municipal n° 177. Même si dans l’arrêt Wiswell, il a été décidé que ces règles se rattachaient à l’exercice d’une fonction quasi judiciaire, cela ne voulait pas dire que l’audition à laquelle elles se rapportaient était indépendante du pouvoir législatif que la demanderesse exerçait. En approuvant ce que le Juge Freedman de la Cour d’appel du Manitoba a dit dans l’arrêt Wiswell, le Juge Hall a convenu que l’adoption du règlement n’était : [TRADUCTION] «[pas] un simple acte législatif» : voir [1965] R.C.S. 512, p. 520. Mais cela ne signifiait pas qu’aucune fonction législative n’était exercée. Il est clair qu’une telle fonction était exercée.
De plus, même en considérant isolément la fonction quasi judiciaire, je ne puis admettre que la défenderesse, en tenant une audience publique comme le prescrit la loi, a l’obligation délictuelle particulière, en ouvrant celle-ci, et en la menant à terme, de voir avec la diligence voulue à ce que les règles de la justice naturelle soient observées. Un manquement à cet égard peut rendre contestable sa décision définitive, mais personne n’en a le droit de réclamer des dommages-intérêts pour négligence, même si la valeur de propriétés privées est diminuée ou des dépenses sont engagées sans possibilité de recouvrement. Si au lieu d’établir
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le terrain ici en cause dans une nouvelle zone de façon à en augmenter la valeur aux fins d’aménagement, la défenderesse l’avait établi dans une zone qui lui aurait fait perdre de la valeur et si les propriétaires l’avaient ensuite vendu, aurait-on pu obtenir alors, quand le règlement de nouveau zonage aurait été déclaré invalide pour les mêmes motifs que le règlement n° 177, que les propriétaires avaient le droit de se faire indemniser de leurs pertes par la municipalité? Je ne le crois pas, parce que le risque de perte par suite de l’exercice d’un pouvoir législatif ou déclaratoire est un risque couru par le public en général et non un risque à l’égard duquel on peut réclamer une indemnité en se fondant sur l’existence d’une obligation particulière de diligence. La situation n’est pas la même lorsqu’une action en dommages-intérêts pour négligence est fondées sur des actes accomplis en conformité d’une loi ou d’un acte déclaratoire ou pour y donner suite.
La décision Windsor Motors Ltd. v. District of Powell River[12], un jugement de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, illustre bien ce point. L’arrêt Hedley Byrne a été appliqué à l’encontre d’une municipalité dont l’inspecteur des permis avait commis une négligence en informant la demanderesse qu’elle avait le droit d’ouvrir un commerce de voitures d’occasion à un certain endroit. L’inspecteur est allé jusqu’à délivrer un permis à la demanderesse qui avait ouvert son commerce, s’étant fiée à cet avis et à son permis. De fait, les règlements de zonage interdisaient les commerces de voitures d’occasion à cet endroit; la demanderesse a dû déménager et a subi une perte considérable. De plus, la responsabilité de la municipalité était subsidiaire; il a en effet été conclu qu’elle devait répondre de son employé qui savait que la demanderesse se fiait à ses connaissances particulières en lui demandant son avis.
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Je mentionnerai enfui ce qui me semble être le principal motif pour lequel le Juge d’appel Freedman, de la Cour d’appel du Manitoba, dissident en l’espèce, aurait déclaré la défenderesse responsable, en se fondant sur le principe énoncé dans l’arrêt Hedley Byrne. Voici ce qu’il dit (voir (1970), 12 D.L.R. (3d) 124, (1970), 12 D.L.R. (3d) 124, pp. 148-149) :
[TRADUCTION] ... La négligence de la municipalité ne découle pas uniquement du défaut [d’avis]. Elle découle. aussi de ce qu’elle a toujours présenté les faits comme s’il était légalement possible de construire un immeuble de rapport sur l’emplacement parce que le règlement municipal n° 177 avait établi le terrain dans une nouvelle zone. En ce qui concerne une telle présentation des faits la municipalité avait certainement une obligation envers la demanderesse. De fait, d’après la preuve, il est clair qu’elle a expressément assuré à la demanderesse que le terrain en question avait été placé dans une nouvelle zone et qu’il était possible d’y construire un immeuble résidentiel élevé. C’est sur la foi de cette présentation continue des faits que la demanderesse a donné suite à son projet et qu’elle a ainsi subi une perte et un dommage.
Je ne vois pas comment il peut y avoir négligence délictuelle dans la présentation des faits. Bien qu’à mon avis, la preuve contre la défenderesse ne soit pas aussi forte que le Juge Freedman l’a pensé, il reste que le terrain avait été placé dans une nouvelle zone. Par conséquent, il n’y avait rien de faux, de négligent ou qui puisse induire en erreur dans l’exposé des faits ou les déclarations à la demanderesse. Je ne puis accepter ce qui doit être implicite dans le raisonnement du savant juge, soit que la façon dont les faits ont été présentés comportait, envers la demanderesse, l’acceptation d’une responsabilité quant à la régularité des procédures pour le nouveau zonage. Si l’extrait cité est destiné à donner à entendre qu’il y avait responsabilité subsidiaire, comme dans la cause Windsor Motors Ltd., cette responsabilité ne peut se fonder sur les faits. J’ai déjà fait remarquer que dans les conclusions présentées à cette Cour, c’est la défenderesse elle-même qui a été accusée de négligence délictuelle. Les motifs exposés ci-dessus traitent ce point, et je n’ai pas à me répéter.
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L’action étant rejetée quant à la principale question de fond, il est inutile que je me prononce sur des questions préliminaires soulevées en l’espèce en ce qui concerne la prescription ou autres fins de non-recevoir. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs de la demanderesse; appelante : Tallin, Kristjansson, Parker & Smith, Winnipeg.
Procureurs de la défenderesse, intimée : Thompson, Dilts & Co., Winnipeg.
[Collection ScanLII]
[1] (1970), 12 D.L.R. (3d) 124, 72 W.W.R. 705.
[2] [1964] A.C. 465, [1963] 2 All E.R. 575.
[3] [1965] R.C.S. 512.
[4] [1933] A.C. 449.
[5] [1970] 3 All E.R. 245.
[6] [1932] A.C. 562.
[7] (1915), R.C.S. 146.
[8] [1959] R.C.S. 121.
[9] (1953), 346 U.S. 15.
[10] [1952] 1 All E.R. 226.
[11] [1958] R.C.S. 436.
[12] (1969), 4 D.L.R. (3d) 155, 68 W.W.R. 173.