Cour Suprême du Canada
Le navire Arthur Stove c. Le navire Stonefax, [1971] R.C.S. 943
Date: 1970-12-21
Le navire Arthur Stove et ses propriétaires (Défendeurs) Appelants;
et
The Algonquin Corporation Limited, propriétaire du navire Stonefax et al. (Demandeurs) Intimés.
1970: les 29 et 30 octobre; 1970: le 21 décembre.
Présents: Les Juges Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA CANADA
APPEL d’un jugement du Juge Gibson de la Cour de l’Échiquier du Canada, dans une action résultant de l’abordage de deux navires dans le canal Welland. Appel accueilli, le Juge Pigeon étant dissident.
Jean Brisset, c.r., pour les défendeurs, appelants.
A. Stuart Hyndman, c.r., pour les demandeurs, intimés.
Le jugement des Juges Ritchie, Hall, Spence et Laskin a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — J’ai eu le grand avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Pigeon. Bien que je souscrive à son analyse des événements survenus avant et au moment de l’abordage en question et que par conséquent je pense comme lui que le navire Arthur Stove est en grande partie responsable des avaries causées au Stonefax, je ne puis cependant conclure que le Stonefax n’a commis aucune faute qui ait contribué à l’abordage. Comme il apparaîtra par la suite, j’imputerais 80 p. 100 de la faute au Arthur Stove et 20 p. 100 au Stonefax.
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A 0502 heures, quelque quatorze minutes avant l’abordage, le Stonefax, qui descendait le canal Welland, avait convenu de rencontrer le Arthur Stove, qui remontait le courant, en amont du pont 12; j’estime donc que ceux qui avaient la direction du Stonefax étaient en mesure, durant ce temps, de déterminer le point de rencontre. Il est vrai, comme mon collègue le Juge Pigeon l’a signalé, qu’ils ont bien pu être induits en erreur par des renseignements inexacts fournis par le Arthur Stove sur sa position à divers moments; mais à 0511 heures, ils ont dû penser que le Arthur Stove s’engageait sous le pont 12, vu qu’ils ont alors reçu un message en ce sens, bien qu’en réalité, ce navire était encore à environ une longueur de bateau du pont. Le Stonefax se trouvait alors dans le bassin d’évitage, où le canal s’élargit; il avait dépassé le panneau de signalisation au sifflet mais n’avait pas encore atteint l’indication de limite d’approche. Celle-ci est à 2100 pieds en amont du pont alors que le panneau de signalisation est 1750 pieds plus loin. Sans aucun doute, les deux navires auraient pu se rencontrer en toute sécurité dans cette zone, mais une fois dépassée l’indication de limite d’approche, le navire qui descendait le canal est arrivé à un endroit où le canal se rétrécit et où il fait une courbe en direction sud avant de se redresser tout près de l’entrée du pont.
A 0512 heures (quatre minutes avant l’abordage) le Stonefax se trouvait encore dans le bassin d’évitage; le capitaine, qui savait qu’il devait rencontrer le Arthur Stove en amont du pont 12 et qui a reconnu que rien ne l’empêchait alors de ralentir davantage sa marche, s’est engagé dans la partie étroite du canal juste en amont du pont où s’est produit l’abordage à 1300 ou 1400 pieds de l’entrée du pont.
A la fin du nouvel interrogatoire, le capitaine MacDonald, du Stonefax, a été questionné de nouveau sur la possibilité de réduire davantage la vitesse de son bateau dans le bassin d’évitage:
[TRADUCTION] Q. Capitaine, vous avez témoigné qu’au panneau de signalisation au sifflet ou à peu près à cet endroit à proximité du pont 12, votre vitesse a été réduite à «très lentement». La machine peut-elle aller plus lentement encore? Le bateau peut-il se déplacer plus lentement, peut-on réduire son allure davantage?
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R. A moins de sept tours, il y aurait probablement arrêt.
Q. Que serait-il arrivé, si vous aviez stoppé la machine à cet endroit pour un certain temps?
R. Je n’aurais eu aucune erre pour gouverner.
Q. Est-ce à recommander?
R. Non.
Au contraire de mon collègue le Juge Pigeon, je ne crois pas que ce témoignage soit incompatible avec le fait que le capitaine a convenu que rien ne l’empêchait de diminuer davantage la vitesse du navire avant de s’engager dans la partie étroite du canal.
Les mouvements de la machine du Stonefax n’étaient pas consignés; le capitaine a dit ce qui suit sur le nombre de tours de la machine à la position «très lentement»:
[TRADUCTION] Q. Savez-vous quel est le nombre de tours de votre machine à la position «très lentement»?
R. 7 tours — 7 à 10 tours.
Si la machine faisait plus de sept tours au moment où le Stonefax traversait le bassin d’évitage, il semblerait que le capitaine ne se soit pas contredit au nouvel interrogatoire quand il a dit qu’à son avis, il aurait pu réduire davantage la vitesse de son navire.
J’accepte les conclusions du savant juge de première instance sur la négligence du Arthur Stove, mais à mon avis, du fait qu’on n’a pas retenu le Stonefax dans le bassin d’évitage, la situation n’était plus sûre, il y avait risque; la situation est devenue dangereuse et il en est résulté l’abordage.
Le Arthur Stove serrait sans doute de trop près la berge du canal et s’exposait ainsi au danger de succion, mais je suis convaincu que si le Stonefax n’avait pas quitté le bassin d’évitage, le Arthur Stove n’aurait pas agi comme il l’a fait.
Étant donné toutes les circonstances, je ne crois pas que le Stonefax soit exempt de toute responsabilité; comme je l’ai déjà dit, j’imputerais 20 p. 100 de la faute au Stonefax et 80 p. 100 au Arthur Stove.
Les appelants auront droit aux dépens du présent pourvoi.
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LE JUGE PIGEON (dissident) — Un abordage survenu dans le canal Welland le 14 octobre 1966, avant l’aube, est à l’origine de la présente cause. Le Arthur Stove, navire moderne de haute mer à moteur diesel, proue surélevée, étrave à bulbe et renforcement pour la navigation dans les glaces, remontait le canal lorsqu’il a heurté dans le coude, juste en amont du pont 12, le Stonefax, vieux navire à vapeur des Grands lacs, qui descendait. Bien que le choc n’ait pas été violent et que le Arthur Stove n’ait pas subi d’avarie appréciable, une large brèche se prolongeant sous la ligne de flottaison a été faite dans la coque du Stonefax qui a coulé dans le canal à une certaine distance en aval du pont 12. Sa cargaison de potasse fut une perte totale et c’est à grands frais qu’il fut renfloué et réparé.
Ses propriétaires et les autres personnes touchées par la perte ont intenté une action devant la Cour de l’Échiquier contre le Arthur Stove et ses propriétaires. Le Juge Gibson assisté de deux assesseurs a entendu la cause sur la question de la responsabilité seulement. Le jugement, rendu le 15 août 1969 et entièrement en faveur des demandeurs, fait l’objet du présent appel.
En ce qui concerne la vitesse des deux navires aux diverses positions des commandes, le juge de première instance a énoncé la conclusion suivante qui n’est pas contestée:
[TRADUCTION] Il est établi que la vitesse possible de chacun de ces deux bateaux aux divers régimes de machine à partir de «en ayant toute» jusqu’à «en avant très lentement» s’établit comme suit en faisant les additions et déductions requises pour tenir compte du courant aux temps et lieux qui nous intéressent dans ce canal ainsi que du peu de profondeur de l’eau:
«STONEFAX» — 10½ milles à l’heure à «en avant toute», 6 milles à l’heure à «en avant demi-vitesse», 3½ milles à l’heure à «en avant lentement» et 2 milles à l’heure à «en avant très lentement»;
«ARTHUR STOVE» — 10 milles à l’heure, vitesse-fond, à «en avant demi-vitesse», 6½ à «en avant lentement» et 4.18 à «en avant très lentement».
L’Administration de la voie maritime a enregistré les communications radiotéléphoniques des deux navires sur bande indiquant toutes les minutes. Une transcription de cette bande, ainsi qu’une traduction du journal de la passerelle et du jour-
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nal de la machine du Arthur Stove, où sont inscrits tous les ordres, ont été versées au dossier. Comme le témoin expert Sinclair l’a fait remarquer, la distance parcourue du pont 11 au pont 12, calculée d’après la «vitesse possible» et le temps inscrit dans les journaux, concorde de façon «raisonnable» avec la distance réelle. Sur le Stonefax, aucun livre de bord semblable n’était tenu; sauf quant au moment qui précéda immédiatement l’abordage, il n’y a guère d’autre preuve que la mémoire du capitaine.
Le Arthur Stove a fait un «appel de sécurité» se disant «à proximité du pont 11» à 4h48, précisément l’heure à laquelle le maître-pontier a enregistré que le Arthur Stove avait «dépassé» le pont 11. On peut donc considérer ces indications comme exactes à la minute près et tout à fait sûres. Les appels suivants ont par la suite été enregistrés: [TRADUCTION]
Heure
Station appelante
Station appelée
Message
0455h
Stonefax
Arthur Stove
Le Stonefax appelle le navire qui remonte le canal entre les ponts 11 et 12.
Arthur Stove
Stonefax
Arthur Stove, Stonefax.
Stonefax
Arthur Stove
Où êtes-vous rendu, capitaine?
0456h
Arthur Stove
Stonefax
Environ à mi-chemin maintenant, où êtes-vous rendu?
Stonefax
Arthur Stove
Nous arrivons au vieux bassin d’évitage, ici, en aval du pont 13.
Arthur Stove
Stonefax
Nous sommes au panneau de signalisation au sifflet, là, et nous nous rencontrerons fort probablement en aval du pont 12.
Stonefax
Arthur Stove
Je vois… D’accord.
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Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il avait compris du dernier message de l’autre navire, le capitaine du Stonefax a répondu: «le panneau de signalisation au sifflet, avant d’arriver au pont 12». Il est maintenant bien évident que cela ne peut être ce que l’autre voulait dire. Le panneau de signalisation à proximité du pont 12 est à 9,462 pieds du pont 11 et la vitesse du navire était «lentement». En sept minutes à cette vitesse, la distance parcourue n’est que de 4,000 pieds environ. Le pilote Millar, qui était à bord du Arthur Stove, et qui a donné tous les ordres et fait tous les appels par radiotéléphone, a dit en guise d’explication, que ce message avait été mal enregistré, qu’il devrait se lire ainsi:
[TRADUCTION] «Quand nous serons au panneau de signalisation au sifflet du pont 12, nous vous le ferons savoir».
A mon avis, cette explication doit être rejetée. Il faudrait une preuve beaucoup plus forte pour contredire une preuve aussi digne de foi qu’une transcription de l’enregistrement fait par l’organisme responsable du gouvernement. De plus, le témoignage du pilote Millar est loin d’être convaincant. Sa déposition est remplie d’estimations erronées sur les distances et, comme personne responsable de la conduite du navire défendeur, il n’était certes pas un témoin désintéressé. L’explication est, selon moi, passablement évidente. Par «panneau de signalisation au sifflet, là,» il faut entendre le panneau en amont du pont 11. Le Arthur Stove devait alors se trouver à peu près à cet endroit, ce panneau étant à 3,850 pieds en amont du pont 11, et c’est ce que devait indiquer le mot «là». Bien sûr, cela ne concorde pas avec ce qui avait été dit plus tôt, savoir qu’il était «à mi-chemin», puisque les deux ponts se trouvent à 2.56 milles l’un de l’autre; mais cette autre communication était clairement erronée car elle est inconciliable avec l’heure à laquelle le navire se trouvait au pont 11 et avec les données sur sa vitesse. Il est malheureusement clair que le pilote Millar s’est plus d’une fois trompé sur la position de son navire.
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Voici les appels enregistrés par la suite: [TRADUCTION]
Heure
Station appelante
Station appelée
Message
0502h
Arthur Stove
Stonefax
Où êtes-vous maintenant, capitaine?
Stonefax
Arthur Stove
Juste à la nouvelle zone de dragage, ici.
Arthur Stove
Stonefax
Je suis à une longueur seulement du panneau de signalisation au sifflet ici; je vais peut-être pouvoir passer le pont.
0503h
Stonefax
Arthur Stove
Oui, je vais ralentir ici.
Comme le Arthur Stove avait dépassé le pont 11 à 4h48, il ne pouvait absolument pas se trouver à une longueur seulement du panneau en aval du pont 12 à 5h02, c’est-à-dire environ 14 minutes plus tard. D’après son livre de bord, durant la première moitié de cet intervalle, sa machine était en régime «lentement» et les sept dernières, en régime «très lentement». A ces vitesses et dans ce laps de temps, il a dû parcourir environ 6,500 pieds seulement, alors qu’entre le pont 11 et le panneau, moins une longueur, il y a exactement 9,462 pieds. De plus, d’après l’appel qui a suivi, à 5h09, il avait atteint l’indication de limite d’approche, bien que ces deux points ne soient qu’à 2,670 pieds l’un de l’autre. Dans le livre de bord il est inscrit que durant quatre de ces sept minutes, la vitesse du navire a été accrue à «demi‑vitesse». A ces vitesses, le Arthur Stove doit avoir parcouru dans ce temps environ 5,220 pieds, soit à peu près le double de la distance entre les deux points en question.
Il y a lieu de souligner que la distance théorique parcourue, d’après les vitesses inscrites dans le livre de bord, atteint un total de 11,720 pieds ce qui concorde raisonnablement avec la distance totale de 12,132 pieds entre le pont 11 et l’indication de limite d’approche en aval du pont 12. L’exactitude des données des livres de bord se
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trouve donc doublement vérifiée et on doit nécessairement conclure qu’à 5h02, le Arthur Stove se trouvait non pas à une longueur seulement mais à plus d’un demi-mille du panneau de signalisation au sifflet.
Pour le Stonefax, cela était d’une grande importance. Jusqu’à ce que le pilote Millar fournisse ce renseignement inexact au capitaine du Stonefax, il avait été convenu que les navires se rencontreraient en aval du pont 12. Quand cela a été décidé, à 4h56, le Stonefax était à peu près à mi-chemin entre les ponts 12 et 13, c’est-à-dire à environ deux milles en amont du pont 12. Comme nous l’avons vu, le Arthur Stove était à proximité du panneau de signalisation au sifflet, en amont du pont 11, donc, à un peu moins de deux milles en aval du pont 12. De toute évidence, pour que les navires se rencontrent en aval de ce pont, il devait réduire sa vitesse, et c’est ce que le pilote Millar a fait en faisant ralentir la machine de «lentement» à «très lentement», à 4h55½, comme l’indique le journal de la machine.
Le pilote Millar s’est donc trompé, au procès, lorsqu’il a dit avoir compris que le Stonefax se trouvait, non pas au vieux bassin d’évitage, à quelque 2 milles en amont du pont 12, mais au nouveau bassin, à environ ½ mille seulement en amont de ce pont. S’il en avait été ainsi, il n’aurait pas eu de raison de réduire la vitesse de son propre navire de «lentement» à «très lentement», comme il l’a fait. Il est clair également qu’il n’aurait pas eu de raison de proposer que les bateaux se rencontrent en amont plutôt qu’en aval du pont 12, s’il n’avait pas estimé erronément sa position à 5h02.
Le capitaine du Stonefax, ayant accepté cette proposition, était certainement fondé à présumer qu’à partir de l’endroit indiqué, le Arthur Stove se déplacerait à peu près à la vitesse maximum permise de sept milles à l’heure. De fait, d’après le journal de bord, le pilote Millar a, sans tarder, fait passer la vitesse du navire de «très lentement» à «lentement», puis à «demi-vitesse».
Le capitaine du Stonefax a témoigné qu’il avait réduit la vitesse de son navire à «lentement» et prévoyait rencontrer le Arthur Stove dans la zone située entre le panneau de signalisation au sifflet et l’indication de limite d’approche en amont du pont 12. Au contre-interrogatoire, il a affirmé
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qu’il s’attendait à rencontrer le Arthur Stove «à proximité de l’indication de limite d’approche», c’est-à-dire à la limite inférieure de la zone qu’il considérait «préférable». D’après les données relatives aux vitesses et aux distances, il semble clair que cette réduction de vitesse aurait été suffisante pour ce faire si, à 5h02, le Arthur Stove s’était réellement trouvé à une longueur seulement du panneau de signalisation au sifflet. Toutefois, comme nous l’avons vu, ce n’était pas le cas. Quand, à 5h09, le Stonefax, qui avait atteint le panneau de signalisation au sifflet en amont du pont 12, a fait un appel de sécurité, le Arthur Stove a dit qu’il se trouvait «à l’indication de limite d’approche, avant le pont 12». Il n’était donc pas facile de faire la rencontre en amont de l’indication de limite d’approche, qui ne se trouve qu’à 1,800 pieds environ du panneau de signalisation au sifflet, tandis que la distance entre les deux indications de limite d’approche est à peu près deux fois cela.
Néanmoins, le capitaine du Stonefax a répondu comme suit à l’appel du Arthur Stove: «D’accord… continuez d’avancer». Il affirme avoir alors réduit la vitesse de son bateau à «très lentement». Deux minutes après, les communications suivantes entre les deux bateaux étaient enregistrées: [TRADUCTION]
Heure
Station appelante
Station appelée
Message
0511h
Stonefax
Arthur Stove
Le Stonefax appelle le navire qui s’approche du pont 12.
Arthur Stove
Stonefax
Oui, nous atteignons maintenant le pont, capitaine.
Stonefax
Arthur Stove
Votre bateau est-il chargé ou non?
Arthur Stove
Stonefax
Il est chargé à moitié seulement.
0512h
Stonefax
Arthur Stove
Je vois, nous avançons assez vite, mais nous allons le plus lentement possible.
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Contre-interrogé sur le but de cet appel, le capitaine du Stonefax a dit:
[TRADUCTION] R. C’était pour avoir une idée de la façon dont il tournerait le coude et pour savoir si je devais ralentir davantage. Je pense que c’est probablement pourquoi, lorsqu’il m’a dit que son bateau n’était que partiellement chargé, j’ai présumé que j’aurais amplement d’espace pour le rencontrer dans cette zone.
Q. Capitaine, s’il vous avait dit que son bateau était chargé, qu’auriez-vous fait?
R. Je crois que j’aurais ralenti davantage.
Q. En d’autres mots,…?
R. Si son tirant d’eau avait été important.
Q. En d’autres mots, rien ne vous empêchait de ralentir davantage, si vous l’aviez voulu?
R. Non.
Interrogé de nouveau, le capitaine du Stonefax a affirmé qu’il avait ralenti à la vitesse nécessaire pour gouverner, que la machine était à «très lentement» et qu’elle aurait stoppé si on avait tenté de réduire davantage la vitesse. Il a ajouté qu’il n’aurait pas été sage de perdre la vitesse nécessaire pour gouverner; cette affirmation n’a pas été contestée et nulle part dans la preuve une autre façon de procéder n’a été suggérée.
A tribord du Stonefax, un mur de retenue en béton protégeait la berge du canal et des lampadaires s’y dressaient à peu près à tous les 500 pieds. D’après les hommes qui étaient à bord, le navire serrait la berge à une distance estimée à 50 pieds. La conclusion du juge de première instance que le bâtiment se tenait bien de son côté du canal n’a pas été contestée.
Ce que l’on a attaqué, c’est surtout la conclusion que la collision s’est produite «quelque part entre 1,400 et 2,000 pieds environ au sud du pont 12». A mon avis, l’estimation la plus digne de foi à ce sujet est celle du témoin Ektvedt, capitaine en second du Arthur Stove, qui était posté à la proue lors de l’abordage. Il a dit: «douze, treize cents pieds (1200, 1300), ou à peu près». Ce chiffre se rapproche tellement de l’estimation minimum du juge de première instance qu’on peut le tenir pour une confirmation. L’estimation du
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maître-pontier est clairement erronée et le juge de première instance a eu bien raison de considérer ce témoin comme peu digne de foi malgré sa sincérité. A cet égard, il est malheureusement impossible de se fonder sur la distance théorique parcourue d’après les vitesses de régime inscrites, car pour une si faible distance, la marge d’incertitude inhérente à des temps notés en minutes seulement rend un tel calcul sans utilité. A mon avis, il n’y a pas lieu de modifier la conclusion sur le lieu du choc.
Le juge de première instance a décidé que l’abordage était dû à ce que le Arthur Stove avançait trop vite et serrait de trop près à tribord la berge du canal de sorte que sous l’effet de la succion exercée par celle-ci, le bateau a cessé de répondre à la barre, et l’avant a dévié à bâbord quoique la barre fût tournée à tribord toute. Voyant cela, le capitaine a proposé que la machine soit mise «en avant toute» mais l’avis du pilote l’a emporté et le navire a battu «arrière toute». Le juge de première instance n’a pas conclu qu’il y avait là négligence, mais il a dit:
[TRADUCTION] De toute façon, en ce qui concerne son embardée à bâbord, qui a causé l’abordage et l’avarie du côté du canal où s’avançait le «STONEFAX», le «ARTHUR STOVE» n’a donné aucune explication qui me satisfasse pour démontrer qu’il n’y a pas eu négligence de sa part ou qu’il y a eu négligence de la part du «STONEFAX».
Pour le compte du «ARTHUR STOVE», on a prétendu qu’en fait il s’est trouvé dans une situation critique dès qu’il a dépassé le pont 12 parce que le «STONEFAX» s’était avancé trop vite et se trouvait trop près de lui, ce qui l’a obligé à se ranger à tribord. Je conclus spécifiquement cependant que cette prétention n’est pas étayée par la preuve.
Parce qu’il ne fait pas de doute que le Stonefax a été heurté alors qu’il était bien de son côté du canal, le juge de première instance a eu parfaitement raison, à mon avis, de décider qu’il appartenait au Arthur Stove d’établir qu’il n’avait pas été négligent ou que la collision était attribuable à la négligence du Stonefax. A mon avis, le juge
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a également eu raison de décider que rien de cela n’a été prouvé. Il n’a pas été établi qu’à l’endroit de l’abordage, le Arthur Stove ne pouvait pas être dirigé de façon à éviter la succion de la berge. Deux assesseurs assistaient le juge de première instance; celui-ci n’a pas rapporté leurs avis, mais cela ne signifie pas qu’il ne s’est pas renseigné sur la possibilité d’une rencontre en toute sûreté à cet endroit.
Les appelants soutiennent que le Stonefax n’aurait pas dû se rendre si près du pont 12, à cause du coude que formait le canal. J’ai déjà expliqué comment cela est arrivé en faisant de la preuve un examen que j’ai jugé nécessaire à cause de certaines erreurs de calcul commises par le juge de première instance, et aussi parce que cette Cour est la première Cour d’appel en l’espèce. Je ne trouve rien au dossier qui établisse que le capitaine du Stonefax a été négligent en le conduisant comme il l’a fait, compte tenu des circonstances. Pour en arriver à une telle conclusion, je devrais me fonder sur mon opinion personnelle de ce qui aurait constitué des manœuvres appropriées de navigation dans ces circonstances plutôt que sur celle du juge de première instance qui était assisté d’assesseurs. Il ne peut être présumé qu’en ne venant pas à une telle conclusion, le juge a omis de se bien renseigner.
Le capitaine du Stonefax a admis, il est vrai, qu’il est «préférable» pour des navires de ces dimensions de se rencontrer dans la zone située entre les deux panneaux d’indication, en amont du pont, et qu’à cette fin il aurait pu ralentir davantage. Toutefois, il n’est pas établi, selon moi, qu’il a eu tort de considérer que cette manœuvre n’était pas nécessaire, après s’être assuré que le Arthur Stove n’était que partiellement chargé. Sans doute aurait-il été plus sûr de ralentir davantage de façon que les bateaux puissent se rencontrer là où le canal est plus large, en amont du coude, mais la diligence requise des marins est la même que celle qui est requise d’autres personnes; on ne leur demande pas la perfection ni de prendre la mesure la plus sûre qui soit, mais de
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faire preuve d’une diligence raisonnable. A mon avis, il n’est pas établi que les règles de bonne navigation obligeaient le capitaine du Stonefax à agir de quelque autre façon. L’abordage n’est pas la preuve qu’il s’est trompé en estimant que si les deux navires étaient bien conduits, ils pouvaient se rencontrer en toute sécurité là où l’abordage est survenu. Si la rencontre y avait été dangeureuse, je pense que le dossier le démontrerait ou relaterait un avis en ce sens des assesseurs au juge de première instance.
Pour ces motifs, je suis d’avis que l’appel n’est pas fondé et qu’il doit être rejeté avec dépens.
Appel accueilli avec dépens, LE JUGE PIGEON étant dissident.
Procureurs des défendeurs, appelants: Beauregard, Brisset & Reycraft, Montréal.
Procureurs des demandeurs, intimés: McMaster, Meighen, Minnion, Patch & Cordeau, Montréal.