Cour Suprême du Canada
Commission de la Capitale Nationale c. Sheahan, [1971] R.C.S. 406
Date: 1971-02-01
La Commission de la Capitale Nationale Appelante;
et
Clarence M. Sheahan et Margaret B. Sheahan Intimés.
1970: les 13, 14, 15 et 28 mai; 1971: le 1er février.
Présents: Les Juges Abbott, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL et APPEL INCIDENT d’un jugement du Juge Walsh de la Cour de l’Échiquier du Canada, en matière d’expropriation. Appel accueilli et appel incident rejeté.
Eileen Mitchell Thomas, c.r., G.W. Ainslie, c.r., et J.E. Smith, pour l’appelante.
J.T. Thorson, c.r., et W.G. Burke-Robertson, c.r., pour les intimés.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE ABBOTT — Le pourvoi et le pourvoi incident sont à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier du Canada rendu le 23 juillet 1969 et fixant à $335,000 l’indemnité à payer aux intimés pour l’expropriation de 17.5 des 68 acres de terrain que l’intimé Clarence M. Sheahan possède dans le canton de Nepean et sur lesquels son épouse, Margaret B. Sheahan, coïntimée, détenait un douaire éventuel. L’avis d’expropriation a été signifié le 4 octobre 1960.
Les faits sont exposés au long dans le jugement de la Cour de l’Échiquier, et peuvent être résumés aux fins du présent pourvoi.
Apparemment, l’intimé, Clarence M. Sheahan, a acquis lesdits terrains vers la fin de 1958 (un acte à cette fin fut signé au début de janvier 1959) au prix de $80,000 (environ $1,200 l’acre), dont $25,000 allaient être payés comptant, le solde étant garanti par une hypothèque en faveur du vendeur.
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Les intimés sont restés en possession des 17.5 acres expropriés jusqu’au 1er mars 1961, les parties ayant convenu que l’intérêt sur l’indemnité courrait à partir de cette date.
Lors de l’expropriation, la parcelle expropriée contenait 1,354,000 verges cubes de sable de la qualité visée par la spécification du Department of Highways of Ontario pour les lits de sable, dont 450,000 verges cubes gisaient au-dessous du niveau hydrostatique, d’où elles ne pourraient être extraites que par dragage.
La parcelle de 68 acres avait 300 pieds de façade sur le chemin Greenbank, unique moyen d’accès à la propriété. Sur la parcelle de 68 acres les anciens propriétaires avaient ouvert une sablière en 1955.
En juin 1958, C.M. Sheahan and Son Construction Limited (compagnie dont Clarence M. Sheahan était unique propriétaire) avait loué pour deux ans d’un dénommé Majeau, alors propriétaire, la parcelle de 68 acres sur laquelle il y avait certains bâtiments; le loyer mensuel s’élevait à $250, En même temps, Clarence, M. Sheahan Equipment Rentals (Ottawa) Limited (dont M. Sheahan’ était également unique propriétaire) entra en possession des terrains. Le bail stipulait expressément que le locataire ne devait pas enlever de sable ou de gravier sans l’autorisation du propriétaire. Comme je l’ai dit, en janvier 1959, les intimés ont acheté ladite parcelle. M. Sheahan loua la parcelle de 68 acres aux deux compagnies qu’il dirigeait. Le montant du loyer allait être [TRADUCTION]: «ce qui pouvait convenir à notre comptabilité de l’année».
M. Sheahan témoigna qu’à l’automne 1958 et au printemps 1959, il reconstruisit le chemin reliant le chemin Greenbank au gisement de sable situé à l’arrière du terrain et qu’au cours de ces travaux, un ponceau fut installé dans le petit ravin qui traverse la propriété. Au printemps de 1960, on construisit un autre chemin et un autre ponceau.
A l’extrémité ouest de la parcelle de 68 acres de terrain, là où se trouvait la sablière, le niveau hydrostatique était très élevé. Le niveau de l’eau était de 10 à 12 pieds de la surface et, le printemps, il était encore plus élevé. Afin d’extraire tout le sable du gisement, il fallait creuser un fossé. M. Sheahan construisit donc un nouveau
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fossé qui partait du gisement et traversait la parcelle non expropriée, ce qui permit d’extraire le sable jusqu’à une profondeur de 30. à 35 pieds.
A l’audition, M. Sheahan estima à $125,000 les frais d’aménagement du fossé, des ponceaux et des chemins. Aucun document ne fut produit pour attester ces frais, et les améliorations ne figurent pas comme éléments d’actif dans les états financiers des deux compagnies Sheahan. A l’interrogatoire, M. Paterson, témoin appelé par les intimés, déclara que le montant de $125,000: [TRADUCTION] «me semble un peu élevé; pour ma part, je serais enclin à estimer peut-être $75,000». Il témoigna en outre n’avoir jamais vu les travaux effectués pour traverser le ravin.
M. Wall, ingénieur de la Dibblee Construction Company, appelé à témoigner en faveur de l’appelante, déclara qu’en général toutes les compagnies n’installent que des entrées ou sorties temporaires et que cela pouvait se faire à: [TRADUCTION] «très, très bon marché». La Dibblee dépensait rarement plus de $500 pour la construction d’un ponceau; cela lui avait coûté $1,500 pour construire un pont et des chemins d’accès sur la propriété Nelms-Moffatt, située au sud des terrains expropriés et traversée par le même ravin.
Le 4 octobre 1960, date de l’expropriation, C.M. Sheahan & Son Construction Limited passa un contrat avec Rayner Construction Limited en vue de lui fournir environ 131,000 tonnes de sable de lit qui devait être prélevé sur la propriété expropriée. Ce contrat fut exécuté après l’expropriation, en partie avec du sable prélevé sur la propriété expropriée et en partie avec du sable d’autre provenance.
Le savant juge de première instance fixa l’indemnité à $335,000 somme répartie ainsi:
Valeur marchande des 17.5 acres, calculée en tenant compte des profits possibles prévus que l’intimé aurait réalisés grâce à l’exploitation d’une sablière à cet endroit
$225,000
Dommages subis relativement au contrat avec la Rayner et à la perturbation des affaires..................................................................................................................................
100,000
Dommages pour dépréciation du restant.........................................................................
10,000
$335,000
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L’appelante demande que le montant accordé soit réduit à $90,000 et, dans leur pourvoi incident, les intimés demandent qu’il soit augmenté à $798,000.
En première instance, M. Sheahan a allégué que le meilleur et le plus avantageux usage, actuel ou futur, de la parcelle expropriée était celui d’une sablière, et qu’il avait droit à ce que sa valeur marchande soit estimée sur cette base.
Pour sa part, l’appelante a allégué et allègue que le meilleur et le plus avantageux usage des 68 acres et du restant du terrain après l’expropriation c’était d’en faire un lotissement résidentiel, et que les terrains, avant comme après l’expropriation, avaient une valeur marchande de $3,000 l’acre.
Les deux parties ont convenu qu’après l’expropriation le meilleur et le plus avantageux emploi, actuel ou futur, de la partie non expropriée c’était d’en faire un lotissement résidentiel et que, sur cette base, elle a une valeur marchande équitable de $3,000 l’acre.
A mon avis, dans son calcul de la valeur marchande, par opposition à la valeur pour le propriétaire, le savant juge de première instance a commis une erreur de principe en omettant de déterminer la valeur marchande de l’ensemble du terrain avant l’expropriation et d’en défalquer la valeur de la partie non expropriée. La partie expropriée se trouvait à l’arrière du terrain, était enclavée et il est clair d’après la preuve que l’ensemble des 68 acres était nécessaire pour exploiter l’entreprise de l’intimé, M. Sheahan. A cette fin, il a, apparemment, reconstruit un chemin préexistant, construit un chemin supplémentaire et un ponceau, puis rénové certains bâtiments tous situés sur la parcelle non expropriée. On ne pouvait extraire le sable à l’arrière de la propriété qu’en se servant des installations dont j’ai parlé. Aussi longtemps que cette entreprise était exploitée, la propriété ne pouvait donc être aménagée à des fins résidentielles.
Lorsque, en janvier 1959, M. Sheahan a acheté la propriété on en extrayait du sable. Cela, indiscutablement, a. retenti sur le prix d’achat d’environ $1,200 l’acre pour l’ensemble
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des 68 acres. On en trouve la confirmation dans la vente, en juillet 1958, de la propriété Terrace, juste au sud de la propriété Sheahan, à raison d’environ $885 l’acre. Cette dernière propriété avait un gisement de sable d’environ 2,300,000 verges cubes.
Les deux propriétés sont situées à proximité du Queensway, alors en voie de construction. La plus-value au montant convenu de $3,000 l’acre en octobre 1960, de la partie non expropriée du terrain, qui valait $1,200 l’acre en janvier 1959, reflétait clairement la très forte augmentation de la valeur des terrains destinés à des fins résidentielles dans ce secteur de la région métropolitaine d’Ottawa. Selon moi, à la date de l’expropriation, aucun acheteur avisé envisageant l’exploitation d’une sablière sur la propriété, n’aurait payé plus de $3,000 l’acre, c’est-à-dire la valeur à laquelle le reste de la propriété est estimée à des fins résidentielles. Il s’ensuit que la valeur marchande de l’ensemble du terrain aurait dû être fixée à $204,000 et les 17.5 acres expropriés à $52,500.
Il reste à considérer le montant additionnel de $110,000 accordé par le savant juge de première instance aux titres de dommages subis relativement au contrat avec Rayner, de la perturbation des affaires et de la dépréciation du restant causé à la propriété. En cette Cour, à l’audition, l’avocat des intimés a dit que l’adjudication du montant pour dépréciation du restant de $10,000 ne pouvait s’étayer sur la preuve et il y a été renoncé. Quant aux $100,000 qui restent, le juge de première instance a décidé qu’à l’égard du contrat avec Rayner, M. Sheahan avait subi des dommages directs aboutissant à une perte pour lui de $80,000 en raison de l’expropriation; et à ce montant, il a ajouté une somme de $20,000 pour perturbation des affaires.
Le montant accordé en ce qui concerne le contrat avec Rayner me semble généreux. Il est toutefois fondé sur une preuve que le juge de première instance a acceptée et il n’y a pas lieu de le modifier. D’autre part, le montant de $20,000 accordé pour perturbation des affaires semble être insuffisant.
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A ce sujet, voici ce qu’a dit le savant juge de première instance:
[TRADUCTION] De plus, les affaires du défendeur s’en sont trouvées fort désorganisées. L’exploitation d’une carrière de sable n’était pas une entreprise qu’il pouvait simplement transporter ailleurs sans autres pertes que celles des frais de déménagement, car aucune autre carrière semblablement située n’était disponible. Les importantes quantités d’équipement qu’il avait accumulées pour l’exploiter se sont trouvées temporairement inutilisées jusqu’à ce qu’il pût trouver d’autres travaux où cet équipement pût servir. Son revenu, provenant des bénéfices qu’il réalisait en vendant du sable a brusquement cessé, mais il lui fallait toujours payer l’intérêt sur ses emprunts et faire honneur aux obligations qu’il avait contractées à l’occasion de l’expansion rapide de son entreprise. Bien que ces derniers dommages soient trop indirects pour pouvoir être indemnisés, il en aurait sûrement tenu compte pour décider quel prix il aurait été disposé à payer pour le terrain s’il n’en avait pas été le propriétaire, plutôt que de ne pas l’obtenir, ce qui constitue le critère de la valeur pour le propriétaire. Dans son témoignage, il a lui-même estimé ce montant à $350,000. Compte tenu de la perte du seul contrat avec Rayner et des autres facteurs mentionnés, je crois très modérée la somme de $100,000, en plus de celle de $225,000 qui selon moi, représente la valeur marchande. La valeur globale pour le défendeur en qualité de propriétaire se chiffre donc par $325,000.
Comme je l’ai fait observer, la preuve des améliorations apportées à la propriété sous forme de chemins, de fossés et autres choses semblables, n’est pas trop satisfaisante. Toutefois, elle établit que des sommes considérables ont été affectées à ces améliorations et qu’une partie seulement de ces améliorations aurait encore une valeur pour la parcelle non expropriée. Vu l’ensemble des circonstances, j’accorderais une somme supplémentaire de $25,000 à celle qu’a fixée le juge de première instance pour les dommages subis par suite de la perturbation des affaires, ce qui porterait à $45,000 le total attribué à cette fin.
Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens en cette Cour et de modifier le jugement de la Cour de l’Échiquier en accordant aux intimés une indemnité d’expropriation de $177,500, avec intérêt sur ce montant au taux de 5 pour cent l’an du 1er mars 1961 au 2 février
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1968, ainsi que sur le solde de l’indemnité à payer, déduction faite de l’avance de $50,000, du 2 février 1968 à la date du jugement.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi incident avec dépens.
Appel accueilli avec dépens; appel incident rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelante: D.S. Maxwell, Ottawa.
Procureur des intimés: J.T. Thorson, Ottawa.