Cour Suprême du Canada
Highway Properties Ltd. c. Kelly, Douglas and Co. Ltd., [1971] R.C.S. 562
Date: 1971-02-01
Highway Properties Limited (Demanderesse) Appelante;
et
Kelly, Douglas and Company Limited (Défenderesse) Intimée.
1970: le 22 juin; 1971: le 1er février.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Spence et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[1], rejetant l’appel de l’appelante d’un jugement du Juge Macdonald. Appel accueilli.
W.B. Williston, c.r., et W.C. Graham, pour la demanderesse, appelante.
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John L. Farris, c.r., et Irwin G. Nathanson, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE LASKIN — La question à décider dans ce pourvoi naît de ce que le locataire principal d’un centre commercial a répudié un bail non expiré et que d’autre part le propriétaire a repris possession des locaux avec avis au locataire défaillant qu’il serait tenu responsable des dommages résultant de la répudiation illicite. Ce litige met carrément en question le bien-fondé de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans Goldhar v. Universal Sections and Mouldings Ltd.[2], que la majorité de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a suivi dans la présente affaire.
Au fond, il s’agit, vu les faits, de déterminer l’étendue des dommages que le propriétaire, l’appelante en cette Cour, peut réclamer du fait que le locataire, l’intimée en cette Cour, a répudié son bail puis a délaissé les locaux loués attendu que, d’autre part, le propriétaire en a pris possession tout en affirmant son droit à des dommages entiers selon la perte afférente à la période du bail encore à courir. En étudiant cette question, il sera nécessaire de considérer l’hypothèse où, le locataire ayant répudié son bail et délaissé les locaux, le propriétaire ne reprend pas possession de ceux-ci mais insiste pour faire respecter le bail et celle où il prend possession pour lui-même ou pour le compte du locataire. On dit généralement que dans ce genre d’affaires il s’agit de savoir quelles règles appliquer, celles du droit des biens ou celles du droit des contrats; je pense que c’est là trop simplifier les choses.
Le litige découle d’un bail daté du 19 août 1960, en vertu duquel le propriétaire a loué au locataire certains locaux de son centre commercial «à être employés comme épicerie et supermarché». Le bail stipulait un terme de quinze ans à partir du 1er octobre 1960, un loyer annuel payable d’avance tous les mois, plus un loyer supplémentaire calculé selon une certaine formule qu’il n’y a pas lieu de reproduire ici. Le locataire s’est engagé, entre autres choses, à payer un
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loyer, à acquitter certaines taxes et certains frais d’entretien; à ne rien faire ni de permettre de rien faire dans les locaux loués, sans le consentement du propriétaire, qui soit susceptible d’annuler ou de rendre annulables les polices d’assurance qui les couvrent ou d’en faire augmenter les primes; et de verser une contribution au fonds de publicité du centre commercial. Des clauses concernant les réparations et la reconduction ne sont pas pertinentes à ce pourvoi. Le propriétaire s’engageait aussi à assurer la jouissance paisible. La clause 5(a), dans la mesure où elle est pertinente ici, stipulait que, si le loyer en tout ou en partie était arriéré de 15 jours ou si le locataire ne satisfaisait pas à un de ses engagements, et que d’autre part, le loyer restait impayé ou l’engagement inexécuté 15 jours après un avis donné au locataire à cet égard, le loyer du mois en cours plus celui de trois autres mois deviendraient alors immédiatement exigibles; le propriétaire pourrait aussitôt reprendre possession et sur ce, la cession à bail serait résolue à toutes fins sous réserve toutefois de tout droit d’action à l’égard de toute violation antérieure des engagements du locataire.
La clause 9, sur laquelle le propriétaire fonde sa demande en dommages-intérêts se lit ainsi qu’il suit:
[TRADUCTION] De plus, le locataire s’engage à ouvrir son commerce dans les 30 jours de la fin des travaux de construction des locaux et à l’y exercer par la suite d’une façon continue. Les locaux loués ne serviront qu’à l’exercice du commerce du locataire dans lesdits locaux durant les heures que le propriétaire fixera à l’occasion et cela tous les jours d’affaires du terme stipulé aux présentes et de telle manière que le propriétaire puisse en tout temps retirer le revenu maximum de l’exploitation de tel commerce dans les locaux loués. Le locataire installera et maintiendra en tout temps dans les locaux loués de l’équipement et un mobilier de première qualité appropriés au commerce du locataire. De plus, le locataire convient d’exercer son commerce en la manière susdite, dans lesdits locaux, le soir, et cela les jours et les heures, au cours du terme stipulé par ces présentes, ainsi que le permettent les règlements de la Corporation du district de North Vancouver, (C.-B.), et conformément aux pratiques généralement acceptées par les détaillants de la région.
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Le centre commercial construit par l’appelante comprenait onze magasins y compris les locaux du supermarché loués à l’intimée. Avant que l’appelante achète le terrain sur lequel le centre commercial a été construit, l’intimée s’était engagée envers elle à y louer des locaux pour un supermarché d’alimentation qui serait aménagé suivant ses spécifications. Cet engagement est attesté par un bail, portant une date sans quantième de mai 1960, dont les conditions ont été reprises dans le document du 19 août 1960. L’intimée est entrée en possession des locaux par l’entremise d’un sous-locataire (du consentement de l’appelante) le 20 octobre 1960, ou vers cette date. En février 1961, seulement cinq autres magasins du centre commercial avaient été loués et l’entreprise n’a pas prospéré. Le sous-locataire du supermarché a fait connaître son intention de fermer ses portes le 24 mars 1962 et c’est ce qu’il fit. L’appelante, ayant rappelé à l’intimée la clause 9 du bail, celle-ci l’assura par lettre, le 26 mars 1962, qu’elle honorerait le bail et qu’elle s’efforçait de sous-louer les locaux. Ses démarches sont restées vaines.
La fermeture du supermarché a nui aux autres locataires du centre commercial. Le 22 novembre 1963 (date dont la pertinence se révélera plus tard), trois d’entre eux avaient déménagé. Le centre commercial commençait à ressembler à une «ville-fantôme» et a fait l’objet d’actes de déprédation mineure. Le 13 avril 1962, après la fermeture du supermarché, les procureurs de l’appelante ont écrit à l’intimée pour lui rappeler de nouveau la clause 9 du bail; ils lui dirent que l’appelante subissait un préjudice et qu’ils tâcheraient d’obtenir la réouverture du commerce ou à défaut qu’ils réclameraient des dommages-intérêts. En juillet 1962, l’appelante a appris que l’intimée enlevait son équipement contre quoi le 11 juillet 1962, ses procureurs ont protesté, par écrit, en s’appuyant sur la clause 9 et sur les dispositions de la clause 10(a) qui permettaient l’enlèvement des accessoires si le locataire n’avait pas manqué à ses engagements. La lettre menaçait du recours à une injonction s’il n’était mis fin à l’enlèvement.
L’action qui donne lieu à ce pourvoi a été introduite le 16 juillet 1962 et une requête pour une injonction interlocutoire a été refusée. L’in-
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timée a payé son loyer jusqu’à juin 1963. La déclaration signifiée le 31 mai 1963, demandait qu’il fût statué que le bail liait l’intimée, qu’une ordonnance d’exécution de l’obligation même fût rendue de même qu’une ordonnance prescrivant l’accomplissement de certains actes et une ordonnance d’injonction et demandait en outre des dommages-intérêts. L’intimée a signifié une défense et une demande reconventionnelle le 12 septembre 1963. L’alinéa 8 de la demande reconventionnelle déclarait carrément ceci: [TRADUCTION] «Par les présentes, le défendeur répudie ladite entente en date du 19 août 1960». A la suite de cette répudiation, les procureurs de l’appelante ont fait parvenir aux procureurs de l’intimée le 22 novembre 1963 (date relevée plus tôt dans ces motifs), la lettre suivante:
[TRADUCTION] Messieurs: Objet: Highway Properties Limited et Kelly Douglas & Co. Ltd.
La présente a pour but de vous informer que vu vos conclusions, notre cliente estime que votre cliente a répudié le bail en question.
Notre cliente se propose donc de prendre possession des locaux et essaiera de les louer aux mêmes conditions qui figurent dans le bail du 19 août 1960.
De plus, nous vous informons que notre cliente se propose de tenir votre cliente responsable de tout dommage subi par elle en raison de la violation et de la répudiation illicite dudit bail par votre cliente.
L’appelante a ensuite pris possession des locaux du supermarché et a essayé mais en vain de les louer de nouveau pour le terme non expiré du bail de l’intimée. Par la suite, l’appelante a divisé les locaux en trois magasins qu’elle a finalement loués, deux en vertu d’un bail daté du 1er mars 1965, et le troisième en vertu d’un bail daté du 1er novembre 1965. A l’ouverture du procès, le 29 novembre 1966, on a permis à l’appelante de modifier sa déclaration. L’amendement se rapportait à la répudiation du bail par l’intimée et à la rescision, selon la lettre du 22 novembre 1963 de la convention qu’il comportait; il réclamait des dommages‑intérêts non seulement pour la perte subie jusqu’à la date de la prétendue rescision mais encore, et surtout, pour la perte qui résulterait du fait que l’intimée
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n’exploiterait pas un supermarché au centre commercial pour toute la durée du bail.
Le juge de première instance, le Juge Macdonald, de même que la majorité de la Cour d’appel, le Juge en chef Davey de la Colombie-Britannique étant dissident, ont rejeté la théorie sur laquelle l’appelante fondait sa demande de dommages-intérêts. Le juge de première instance et la Cour d’appel ont conclu qu’il y avait eu abandon du bail par suite de la répudiation et de la prise de possession par l’appelante, que les principes énoncés dans la décision Goldhar s’appliquaient, que le bail et les engagements y afférents avaient cessé d’exister du fait de l’abandon et que l’appelante n’avait droit aux dommages-intérêts que pour les violations antérieures à la date de l’abandon. Sur cette base, les dommages-intérêts s’élevaient à $14,256.38, sous les chefs suivants: cinq mois de loyer, diminution de revenu provenant des loyers, en 1962 et en 1963, jusqu’à la date de l’abandon, par suite de la fermeture d’autres magasins; portion des taxes payables pour 1963; augmentation des primes d’assurance pour 1963; une portion des frais d’entretien pour 1963 jusqu’à la date de l’abandon.
Il est constant, comme il ressort des motifs du Juge en chef Davey de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, que s’il est décidé que l’évaluation des dommages doit se faire comme le demande l’appelante, c’est au juge de première instance qu’il incombera de la faire selon la preuve qui lui sera présentée.
J’aborde la question de droit soulevée dans ce pourvoi en reconnaissant la continuité du principe de la common law qu’un bail d’immeuble pour un certain nombre d’années en vertu duquel il y a prise de possession, crée un droit sur le fonds (estate in the land) et aussi, la relation propriétaire-locataire que la common law assujettit à diverses règles malgré le silence du document sur ce point. Aux fins de cette cause-ci, point n’est besoin de distinguer entre un bail écrit et une convention par écrit en vue d’un bail. Bien que les parties puissent, par engagements ou par stipulations contractuelles, étendre, modifier ou restreindre les règles de la common law, voire les faire primer ainsi que la tenure à bail par des considérations d’affaires ou d’ordre commercial qui
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représentent les traits dominants de la convention, l’élément droit sur le fonds (estate) est demeuré le facteur essentiel en vertu de la common law, du moins telle qu’elle est comprise et appliquée dans notre pays.
On a cependant mis en doute l’ascendant continu d’un concept qui a précédé l’élaboration du droit des contrats en droit anglais et dont les aspects sociaux et économiques ont été transformés par l’urbanisation et les pratiques commerciales. Les jugements de la Chambre des Lords dans Cricklewood Property and Investment Trust Ltd. v. Leighton’s Investment Trust Ltd.[3] le montrent. On peut constater, à lire 1 American Law of Property, 1952. # 3.11, que divers états des États-Unis ont été témoins de changements assez prononcés.
Dans les diverses provinces de common law, des dispositions contractuelles uniformes, (par exemple, les Short Forms of Leases) et, éminemment, les lois, ont remplacé la common law quant aux rapports propriétaire-locataire. Ainsi, le loyer est payable d’avance, on peut reprendre possession lorsqu’il y a défaut de paiement du loyer ou violation d’autres engagements à charge du locataire, le caractère absolu des engagements empêchant la cession ou la sous-location sans autorisation est modifié et les droits péremptoires quant à la résiliation et à la déchéance sont atténués. Le régime contractuel, même renforcé par des clauses commerciales attestant de considérations d’affaires dominantes dans un bail d’immeuble, n’est pas encore arrivé à reconnaître pleinement ses recours concomitants, par exemple, les règles applicables lorsqu’il y a intention de se soustraire par anticipation à l’exécution du contrat (anticipatory breach) et celles du recours en cas de répudiation. Je constate que cette Cour n’a pas hésité à appliquer la doctrine de l’«anticipatory breach» à un contrat de vente d’un terrain, même au point d’autoriser une action immédiate en exécution de l’obligation même (mais, évidemment, à la date fixée pour la signature de l’acte de vente): voir Kloepfer Wholesale Hardware and Automotive Co. c. Roy[4]. Je crois qu’il est également loisible de considérer son application à un contrat de bail bien qu’il soit exécuté en partie.
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Évidemment, l’anticipation tient à ce que le loyer est payable pour des périodes à venir., La répudiation du bail soulève la question de savoir si un recours immédiat pour la perte de ce loyer et d’autres avantages s’étendant sur la période non expirée du bail est admissible, même si le droit sur le fonds n’existe plus.
Le droit jurisprudentiel reconnaît au propriétaire trois recours exclusifs lorsqu’un locataire viole fondamentalement le bail ou le répudie entièrement, comme dans la présente affaire. Il peut ne rien faire pour changer les rapports propriétaire-locataire, mais supposant que le bail reste en vigueur simplement demander l’exécution des dispositions et poursuivre en recouvrement du loyer ou de dommages-intérêts. Deuxièmement, il peut mettre fin au bail, en conservant évidemment son droit d’action pour les loyers échus et exigibles ou pour les dommages-intérêts résultant de violations d’engagements antérieures à la date où il a été mis fin au bail. Troisièmement, il peut donner avis au locataire de son intention de sous-louer l’immeuble pour le compte de ce dernier et ainsi, entrer en possession. En fait, l’avocat de l’appelante propose une quatrième façon de procéder, savoir: le propriétaire peut mettre fin au bail, mais en avisant le locataire défaillant que des dommages-intérêts seront demandés à titre de dommages-intérêts présentement recouvrables pour perte des avantages du bail sur la période encore à courir. Évidemment, un élément de ces dommages-intérêts consisterait en la valeur actuelle du loyer à venir et impayé pour la période à courir du bail moins la valeur locative réelle des locaux pour cette période. Un autre élément serait la perte, dans la mesure où elle peut être prouvée, qui résulterait de la répudiation de la clause 9. Je n’en dis pas plus ici des éléments des dommages-intérêts, vu ce qui a été convenu entre les parties à cet égard.
Il n’est pas nécessaire de traiter du premier ni du second recours susmentionnés si ce n’est de dire, en ce qui a trait au second, qu’il suppose une situation où on ne pourrait faire la preuve de dommages éventuels propres à en justifier la réclamation, ni même justifier le troisième recours. Je veux toutefois étudier la base du troisième recours et ce qu’il comporte parce que cela a un
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rapport certain avec la question de savoir si, dans cette affaire, il y a lieu d’admettre l’autre voie proposée par l’avocat de l’appelant.
Lorsqu’il y a répudiation relativement à un contrat d’affaires (quand il ne s’agit pas d’un droit sur un fonds), la partie non responsable a le choix de mettre fin au contrat, ce qui amène sa libération pro tanto quand le choix est fait et communiqué à la partie défaillante. (Je partage l’opinion des auteurs comme Cheshire and Fifoot, The Law of Contract, 7e éd., 1969, p. 535, qu’il est trompeur d’assimiler le résultat à une rescision lorsqu’il n’y a aucune annulation avec effet rétroactif ab initio). Dans ces circonstances, le fait qu’il soit mis fin au contrat n’exclut pas le droit au recouvrement de dommages-intérêts aussi bien pour la perte éventuelle que pour la perte subie.
C’est à la lumière des principes régissant l’abandon, en particulier l’abandon tacite ou l’abandon par l’effet de la loi, qu’on a généralement considéré une répudiation analogue, dans le cas d’un bail. On dit que l’abandon se produit lorsque, advenant une violation déterminante ou la répudiation d’un bail, la partie non responsable fait un acte inconciliable avec le maintien du bail. L’affaire Goldhar a appliqué la théorie dans un cas où, le locataire ayant répudié un bail, le propriétaire a loué de nouveau les locaux. On a affirmé qu’il en découlait aussi non seulement l’extinction du droit sur ce fonds, mais aussi l’anéantissement de toutes les dispositions du bail, du moins dans la mesure où on tentait d’y fonder une réclamation pour perte éventuelle.
On dit que l’abandon légal produit ses effets, notamment dans le cas d’une réclamation pour perte éventuelle, indépendamment de toute intention de la partie dont l’acte provoque l’abandon pour autant que cet acte rende clairement inconciliable le maintien du bail. Même s’il s’agit là d’une conclusion juste en droit, je ne crois pas qu’elle s’appliquerait à une affaire où les deux parties ont manifesté leur intention dans le bail même de reconnaître un droit d’action pour perte éventuelle résultant de la répudiation du bail, bien que l’extinction du droit (estate) s’ensuive. D’autres Cours ont reconnu la validité de tels engagements: voir 11 Williston on Contracts (Jaeger) 3e éd., 1968, #1403. Une des disposi-
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tions du bail dans Bel-Boys Buildings Ltd. v. Clark[5] s’apparentait à un tel engagement applicable à une caution. Le juge Allen de la Chambre d’appel de l’Alberta a tenu, en dissidence, le cautionnement pour exécutoire malgré l’extinction de l’obligation de payer le loyer. Je dois ajouter que les motifs supposaient que l’obligation à la garantie était née avant qu’il eût véritable abandon.
Le droit jurisprudentiel anglais et canadien a reconnu une certaine limite aux effets de l’abandon, bien qu’il y ait eu répudiation et reprise de possession, dans le cas où le propriétaire, avant de reprendre possession, donne avis au locataire défaillant qu’il le fait dans le dessein de relouer les locaux pour le compte du locataire. Aucun avis du genre n’a été donné dans l’affaire Goldhar bien qu’il ait été soutenu dans la présente affaire que la lettre du 22 novembre 1963 indiquait une telle prise de position, ni le juge de première instance ni la Cour d’appel n’ont admis cet argument. Je conviens que la lettre n’est pas assez explicite à cette fin. Je croirais cependant que le fait de reconnaître une telle mitigation des règles dénote une disposition à supposer que le relouage se fait pour le compte du locataire défaillant, ce qui protège les droits du propriétaire et, atténue d’autre part l’obligation relative au loyer impayé. Certaines opinions exprimées dans Oastler v. Henderson[6] attestent d’une disposition à admettre une telle supposition. Il y a des textes de droit américain dans ce sens: voir 11 Williston on Contracts, précité. En vertu du droit jurisprudentiel actuel, je sais que le propriétaire n’est pas tenu de réduire le montant des dommages-intérêts, mais, en fait, la question de la réduction est en cause quand il y a relouage pour le compte du locataire.
Comme le principe limitatif en question tient à une affirmation unilatérale sans mandat autorisé, je trouve difficile de le concilier avec l’application rigoureuse des règles de l’abandon indépendamment de l’intention. En Angleterre, l’une des plus anciennes causes où on ait fait état de ce principe limitatif est celle de Walls v. Atcheson[7]. Je conclus de cette décision lorsqu’un locataire
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abandonne ou répudie un bail, le propriétaire peut, en reprenant possession des locaux, faire savoir clairement qu’il ne renonce pas à son droit d’exiger que soit maintenue l’obligation du locataire quant au paiement du loyer. Comme en common law, on considérait le loyer comme tenant au fonds, il serait logique de conclure qu’il prend fin si le droit sur le fonds (estate in the land) prend fin. Je ne crois pas cependant qu’il s’ensuive que mettre fin au droit sur le fonds (estate) à la suite d’une répudiation du bail, doive inévitablement entraîner l’extinction de tous les engagements qu’il contient, jusqu’à interdire un recours en dommages-intérêts éventuels.
Je me rends compte, toutefois, que la doctrine moderne a adopté ce principe qui interdit le recours et qu’on trouve dans d’anciennes décisions où il est question de l’effet de l’abandon quand on demande qu’un loyer reste exigible. On Landlord and Tenant de Woodfall, 27e éd., 1968 vol. 1, p. 869, ne cite à cet égard que l’affaire Goldhar, mais d’autres décisions anglaises, par exemple Richmond v. Savill[8], indiquent clairement que la loi anglaise est dans le même sens. A la lecture de ces décisions, j’ai l’impression que le glissement vers ce principe a été facilité du fait qu’on a interprété la répudiation ou l’abandon comme une «offre» d’abandon et qu’on a laissé subsister ce solécisme juridique en glissant davantage vers les concepts de la rescision.
La décision de cette Cour dans Attorney General of Saskatchewan c. Whiteshore Salt and Chemical Co. Ltd. and Midwest Chemicals Ltd.[9] n’intéresse en rien les questions à décider en l’espèce. Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si certains baux miniers non expirés et consentis sur des terres de la Saskatchewan par le gouvernement fédéral avant que le Canada cède à la Saskatchewan ses ressources naturelles en 1930, devaient être considérés comme abandonnés lorsque, en 1931, d’autres baux consentis par la province les ont remplacés, ceux-ci étant à leur tour remplacés en 1937. La réponse à cette question devait décider si les locataires devraient payer les redevances plus élevées que prescrivait la loi provinciale. S’il n’y avait pas eu abandon, une disposition de l’accord de 1930 sur les ressources
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naturelles protégeait les locataires. Le Juge Kellock qui s’est exprimé au nom de la majorité, n’a pas abordé la question des dommages comme elle se présente dans cette affaire-ci quand il s’est reporté d’une façon générale au principe que, dans le cas d’un abandon, [TRADUCTION] «le bail disparaît et le loyer disparaît aussi» (un principe qui ne donne lieu à aucun désaccord); ni quand il a signalé que Richmond v. Savill, précitée, maintenait le principe que le locataire demeure responsable quant aux loyers échus et exigibles ou aux engagements violés avant l’abandon. Ces remarques n’étaient pas nécessaires pour résoudre la question qui lui était présentée, et de toutes façons, je ne les considère pas comme dominantes dans la présente affaire.
Dès 1906, la Haute Cour d’Australie, dans Buchanan v. Byrnes[10], a jugé que lorsqu’un locataire en violation de ses obligations, délaisse un hôtel qu’il a loué, le propriétaire a droit de réclamer des dommages-intérêts pour la période non expirée du bail bien qu’il y ait eu abandon. Coïncidence, dans cette affaire, le bail avait une durée de quinze ans et il renfermait aussi un engagement de la part du locataire, engagement semblable à celui que nous avons ici, d’exercer le commerce pour lequel le bail avait été consenti durant toute la durée du bail. Je cite deux passages des divers motifs de jugement, un du Juge en chef Griffith et l’autre du Juge Barton. Ces passages se trouvent respectivement aux pages 714 et 719 et ils se lisent ainsi qu’il suit:
[TRADUCTION] Dans cette affaire, il s’est engagé à exercer [le commerce] pour une période de quinze ans; le 30 juin, il a non seulement quitté les lieux mais il l’a fait dans des circonstances telles qu’il ne pouvait plus l’exercer et il a vendu le mobilier. Il ne pouvait violer plus complètement cet engagement relatif à l’exercice du commerce et, dans ces circonstances, le demandeur avait dès lors un droit entier à faire valoir contre lui en justice. Il avait le droit d’intenter immédiatement une action pour la violation de cet engagement et de réclamer les dommages-intérêts qui résultent normalement d’une telle violation. Donc, l’abandon, si tant est qu’il fût accepté, eut lieu après la violation, et le moyen de défense n’est pas établi.
* * *
Il ne faut pas oublier que le droit d’action avait pris naissance le 28 juin, à la fin de l’échange de
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lettres, puisque le défendeur avait donné un avis clair de son intention de ne pas exécuter son engagement. A ce moment-là, il y a eu une renonciation qui, au gré du demandeur, constituait une violation des engagements qui obligeaient le locataire à exercer un commerce de boissons et de spiritueux dans les locaux pour toute la durée du bail et à les utiliser comme auberge etc…, et de celui qu’il avait pris de ne rien faire qui puisse entraîner le retrait du permis (Licensing Act 1885, art. 101), aussi bien que des engagements subsidiaires. Le demandeur avait alors droit d’intenter immédiatement une action pour les dommages éventuels qui résulteraient de la violation à la date désignée, sous réserve des circonstances pouvant donner lieu à une diminution du montant: On Contracts de Leake, 4e éd., p. 617-618, et les affaires qui y sont citées, en particulier, Hochster v. Delatour, 2 E. & B., 678; 22 L.J.Q.B., 455, et Johnstone v. Milling, 16 Q.B.D., 460. On dit, cependant que d’avoir repris possession des locaux dans ces circonstances crée une fin de non-recevoir qui empêche (estops) le demandeur d’actionner le défendeur sur les engagements. On ne doit pas conclure que je soutiens que cet effet se produit pour ce qui est de l’engagement de payer le loyer. Quoi qu’il en soit, y a-t-il fin de non-recevoir à l’égard des autres engagements qui obligent à maintenir une auberge dans les locaux durant tout le terme et à faire les autres choses nécessaires à cette fin? Pour constituer une fin de non-recevoir (estoppel) la conduite d’une personne doit avoir amené une autre personne à croire en l’existence d’un certain état de choses et à agir suivant cette croyance de façon à changer sa propre position. Comment peut-on dire que tel a été l’effet de la conduite du demandeur quand l’acte du défendeur, loin d’en être le résultat, l’a en fait précédée. A mon avis, la fin de non-recevoir (estoppel) ne peut être opposée au demandeur et j’en conclus que le savant Juge qui a entendu l’affaire et qui a statué que les règles de la fin de non-recevoir (estoppel) liaient le demandeur, a fondé son jugement sur des faits qui n’autorisent pas une Cour à appliquer ces règles.
Je remarque que, dans Hughes v. N.L.S. Pty. Ltd.[11], la Cour suprême de l’Australie occidentale a appliqué, il y a quelques années, Buchanan v. Byrnes.
Décider dans le sens de la Haute Cour d’Australie, qui écarte des obstacles artificiels aux recours créés par une trop grande extension des règles de l’abandon par rapport au loyer, me
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semble opportun. Bien qu’il soit exact de dire que la répudiation par le locataire donne immédiatement au propriétaire le choix entre obliger le locataire à se conformer au bail ou à y mettre fin, un droit d’action en dommages-intérêts naît néanmoins en même temps. Le choix de demander le maintien du bail ou de le refuser (et ainsi d’y mettre fin) n’influe que sur l’étendue des dommages-intérêts. Il est illogique, à mon avis, de conclure qu’en décidant de mettre fin au bail, le propriétaire a limité les dommages-intérêts qu’il peut ensuite réclamer dans la même mesure que s’il avait décidé de maintenir le bail en vigueur.
Ce qui semble l’opinion prépondérante aux États-Unis s’accorde avec celle qui est adoptée en Australie et que je ferais mienne: voir 4 On Contracts de Corbin, 1951, #986, p. 955. L’American Law of Property, 1952, vol. 1, pp. 203-205 dit [TRADUCTION] «si le locataire abandonne les locaux et refuse de payer le loyer, la jurisprudence d’une façon assez générale, soutient, conformément aux règles applicables lorsque se manifeste l’intention de ne pas exécuter un engagement (anticipatory breach) que le propriétaire peut poursuivre en recouvrement de tous les dommages-intérêts sans attendre la fin du terme»; et, j’ajouterais qu’en vertu du droit jurisprudentiel, il en est ainsi, du moins lorsqu’il s’agit d’une action en dommages-intérêts et non d’une action en recouvrement du loyer comme tel.
Mon opinion s’appuie sur certaines considérations d’ordre général. Il n’est plus raisonnable de prétendre qu’un bail commercial, comme celui qui est en cause, n’est qu’un transfert de droit sur un fonds et n’est pas aussi un contrat. Il est également intenable de refuser l’accès à l’arsenal complet des recours ordinairement disponibles pour réparer le dommage causé par une répudiation d’engagements pour la simple raison que les engagements peuvent être reliés à un droit sur un fonds (estate in land). Enfin, il est bon, dans une affaire de ce genre comme dans d’autres, d’éviter la multiplicité d’actions qui en résulterait si on exigeait qu’un propriétaire échelonne ses procédures contre le locataire qui répudie son bail.
Au cas où il y aurait un doute sur ce point, la clause 5(a) du bail (dont il a été fait mention plus tôt) n’exclut pas la demande au titre de
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dommages éventuels. Le propriétaire n’a pas invoqué la clause et, par conséquent, aucune question ne se pose du fait d’une décision irrévocable de s’y appuyer.
Je suis donc d’avis d’accueillir ce pourvoi avec dépens dans toutes les Cours et de renvoyer l’affaire au juge de première instance pour l’évaluation des dommages-intérêts. Il s’ensuit que je suis d’avis de passer outre à la décision Goldhar.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs de la demanderesse, appelante: Sutton, Braidwood, Morris, Hall & Sutton, Vancouver.
Procureurs de la défenderesse, intimée: Farris, Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.
[1] [1968], 66 W.W.R. 705, 1 D.L.R. (3d) 626.
[2] [1963] 1 O.R. 189, 36 D.L.R. (2d) 450.
[3] [1945] A.C. 221.
[4] [1952] 2 R.C.S. 465.
[5] (1967), 59 W.W.R. 641, 62 D.L.R. (2d) 233.
[6] (1877), 2 Q.B.D. 575.
[7] (1826), 3 Bing. 462, 130 E.R. 591.
[8] [1926] 2 K.B. 530.
[9] [1955] R.C.S. 43.
[10] (1906), 3 C.L.R. 704.
[11] [1966] W.A.R. 100.