Cour suprême du Canada
Toronto Transit Commission c. City of Toronto, [1971] R.C.S. 746
Date: 1971-04-05
Toronto Transit Commission (Demanderesse) Appelante;
et
The Corporation of the City of Toronto (Défenderesse) Intimée.
The Corporation of the City of Toronto (Défenderesse) Appelante;
et
Toronto Transit Commission (Demanderesse) Intimée.
1970: les 6 et 9 novembre; 1971: le 5 avril.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Hall et Spence.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL D’ONTARIO.
APPELS de la Toronto Transit Commission et de The Corporation of the City of Toronto d’un jugement de la Cour d’appel d’Ontario[1], accueillant en partie un appel de la commission, d’une décision du Juge Moorhouse. Appel de la commission rejeté et appel de la cité accueilli.
W.J. Smith, c.r., N.E. Balfour et S.R. Zupan, pour la Toronto Transit Commission.
D.C. Lyons, pour The Corporation of the City of Toronto.
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Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE SPENCE — Il s’agit ici d’appels interjetés par la demanderesse, la Toronto Transit Commission, et par la défenderesse, la Corporation de la cité de Toronto, à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel d’Ontario rendu le 7 janvier 1969.
La Toronto Transit Commission est propriétaire d’un vaste ensemble d’immeubles dans la ville de Toronto, borné à l’est par la rue Yonge, au nord par Chaplin Crescent et des immeubles sis au sud de cette voie, à l’ouest par le Boulevard Lascelles et au sud par ce qui était alors l’emprise des Chemins de fer Nationaux. Les terrains en question chevauchent la ligne de métro de la rue Yonge et la Toronto Transit Commission y a aménagé de vastes chantiers de triage, des ateliers de réparation et d’autres installations destinées au service de transport. Elle a loué ces terrains à la Davisville Investment Co. Ltd. en vertu d’un bail daté du 24 octobre 1961 et couvrant une période de 52 ans, du 1er janvier 1962 au 31 décembre 2013. Le loyer a été fixé à $85,000 pour les huit premières années et à des montants divers pour les années suivantes. Le bail décrit la propriété louée en cinq parcelles auxquelles s’attachent, selon les termes du contrat, des droits quant au sol, des droits quant au dessus et un droit de passage. Il stipule aussi l’érection au-dessus des chantiers de triage et des ateliers de réparation d’un autre niveau de structures où seront aménagés des locaux commerciaux et des logements; des plans détaillés d’un projet à caractère unique et de très grande envergure ont été dressés.
Dans le bail passé avec la Davisville Investment Co. Ltd. qui décrit d’après leurs bornes les cinq parcelles cédées à bail, la description des parcelles A et C débute par les mots: DROITS QUANT AU DESSUS. Après une description de chacune de ces deux parcelles vient une clause en vertu de laquelle le bailleur se réserve tous droits dans la parcelle au-dessous d’un certain niveau. A mon avis, la cession de ces droits quant au dessus ne requiert aucun examen spécial dans le présent appel. Il peut y avoir, même le long de la ligne de la Toronto Transit Commission, des structures qui ont été érigées au-dessus de l’emprise et qui s’appuient seulement sur des bâtiments
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dont les fondations sont de chaque côté de cette emprise, dans des terrains appartenant à d’autres qu’à la commission. Dans ce cas et d’autres cas semblables, il y aurait peut-être lieu de se demander si les terrains au-dessus desquels sont érigées ces structures tenues par des fondations creusées dans d’autres fonds, sont occupés. Ce n’est pas le cas dans cette affaire-ci, car les structures que devait ériger le locataire devaient s’appuyer sur des pieux de fondation enfoncés dans les terrains appartenant à la commission. A mon avis, ce qu’on avait en vue c’était tout simplement une structure sur piliers qui comporterait occupation des terrains tout autant que si la structure avait été assise sur toute la surface du sol. De plus, comme Lord Atkinson l’avait signalé dans Liverpool Corporation c. Chorley Union Assessment Committee et al.[2], pp. 204 et 205:
[TRADUCTION] Pour prouver qu’un propriétaire en possession d’un terrain aussi étendu que celui-ci l’occupe effectivement, point n’est besoin de prouver l’accomplissement de quelque acte physique sur toutes les portions dudit terrain. Il faut considérer le genre d’occupation auquel le terrain peut raisonnablement se prêter. Les actes accomplis sur une partie de celui-ci peuvent démontrer fortement qu’il y a eu et qu’il y a occupation réelle quant aux autres parties, voire quant à tout le terrain. Dans cette affaire, le fait d’avoir clôturé et planté près de 300 acres de ce terrain et d’avoir démoli les maisons de ferme et d’autres bâtiments érigés sur d’autres parties du terrain, démontre fortement que l’appelante occupait effectivement tout le terrain. Mais en ce qui concerne les landes, il y a beaucoup plus.
Le locataire n’a pris possession des terrains que pour y faire des sondages, aussi bien avant qu’après la date d’entrée en vigueur du bail. Toutefois, jusqu’au présent litige, le locataire n’avait fait aucune construction sur les terrains, dont il n’avait fait usage que pour lesdits sondages. Par contre, il avait payé un loyer à la Toronto Transit Commission, conformément aux dispositions du bail.
En 1962, la Corporation de la Cité de Toronto, ci-après appelée la corporation municipale, en évaluant la propriété pour les taxes de 1963,
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a établi deux évaluations: la première, de $347,000, pour les biens non loués de la Toronto Transit Commission et la deuxième, de $760,500, pour les terrains sur lesquels portaient les droits cédés à bail à la Davisville Investment Co. Ltd. La première évaluation était accompagnée d’une mention d’exemption, mais la corporation municipale prétendait avoir droit aux taxes, pour l’année 1963, sur l’évaluation de $760,500. En 1963, la corporation municipale a évalué les terrains pour l’imposition de 1964. Cette fois, dans un avis à la commission, elle a fixé l’évaluation totale à $1,108,000 en lui signifiant qu’elle était exempte de taxes; mais elle a d’autre part adressé au locataire un avis d’évaluation s’établissant à $760,500. La Toronto Transit Commission a interjeté appel de l’évaluation de 1962 mais s’est désistée par la suite.
Le 15 juin 1964, elle a intenté la présente action contre la corporation municipale pour que les évaluations soient déclarées nulles et pour obtenir réparation. L’action a été rejetée en première instance et un appel a été interjeté devant la Cour d’appel d’Ontario qui a décidé que les terrains loués n’étaient pas sujets à évaluation, n’étant pas occupés par un locataire ou preneur à bail, aux fins des évaluations de 1962 et de 1963 pour les années d’imposition 1963 et 1964. La Cour d’appel a donc déclaré nulle et infirmé l’évaluation de 1963, mais elle a décidé que l’évaluation faite en 1962, bien qu’erronée, ne pouvait être attaquée en raison des dispositions relatives à la prescription de l’art. 88 de l’Assessment Act, R.S.O. 1960, c. 23, modifié. La Toronto Transit Commission et la corporation municipale ont toutes deux interjeté appel de ce jugement devant cette Cour. La commission demande à cette Cour de conclure que lesdites dispositions de l’art. 88 de l’Assessment Act ne l’empêchent pas d’intenter une action pour que soit déclarée nulle l’évaluation de 1962 et la corporation municipale demande dans son appel incident que soit déclarée valide l’évaluation des terrains loués faite durant les deux années 1962 et 1963.
A mon avis, il faut d’abord traiter de ce dernier appel car si les évaluations sont valides, il n’y a évidemment pas lieu d’appliquer l’art. 88 de l’Assessment Act quant au délai de prescrip-
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tion. La disposition législative en jeu est l’art. 4 de l’Assessment Act, R.S.O. 1960, c. 23 modifié, et, en particulier, le par. 9. Cet article édicté que:
[TRADUCTION] 4. Tous les biens immeubles en Ontario sont assujettis à l’évaluation et à l’imposition, sous réserve des exemptions suivantes quant à l’imposition:
9. Sous réserve de l’article 43, les immeubles appartenant à tout comté ou à toute municipalité ou assignés à toute commission publique, administration de stationnement municipal ou régie locale, ou contrôlés par ces organismes, tels qu’ils sont définis dans The Department of Municipal Affairs Act, à l’exception des immeubles d’une commission de port utilisés comme parcs de stationnement payants, quel que soit leur emplacement et qu’ils soient occupés pour leurs fins ou non occupés, sauf s’ils sont occupés par un locataire ou un preneur à bail.
Il est à remarquer que la disposition qui impose la taxe est contenue dans les deux premières lignes de l’article 4. Évidemment, point n’est besoin de recourir aux précédents pour dire qu’une telle disposition doit être interprétée de façon stricte. L’interprétation ne pose cependant aucune difficulté puisque l’article prévoit simplement l’évaluation de «tous les biens immeubles». Les premières lignes de l’article contiennent aussi les mots «sous réserve des exemptions suivantes quant à l’imposition» et, puisque cette disposition crée une exemption, ceux qui l’invoquent doivent démontrer clairement qu’ils sont visés par l’exemption.
Dans The King c. The Assessors of the Town of Sunny Brae, Ex p. Les Dames Religieuses de Notre Dame de Charité du Bon Pasteur, le Juge Rand dit à la p. 89:
[TRADUCTION] Les taxes constituent donc la règle et quiconque réclame une exemption doit démontrer qu’il est visé par les termes qui définissent celle-ci. Il doit être démontré, comme l’a dit au nom du Comité judiciaire le Juge Duff, par la suite Juge en chef, dans Montreal v. College of Sainte Marie, [1921] 1 A.C. 288, p. 291, «que le privilège invoqué a incontestablement été créé.»
D’autre part, si l’on se reporte au par. 9 de l’art. 4, il apparaît clairement que la Toronto Transit Commission répond aux conditions du
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paragraphe, les derniers mots de celui-ci mis à part. Il s’agit d’une commission publique et non d’une commission de port, les terrains sont donc exempts de l’évaluation «quel que soit leur emplacement et qu’ils soient occupés pour leurs fins ou non occupés».
Il s’agit donc simplement de déterminer si les derniers mots du paragraphe: «sauf s’ils sont occupés par un locataire ou un preneur à bail» font obstacle à l’exemption de la Toronto Tran-sit Commission.
La Cour d’appel d’Ontario et cette Cour ont étudié un très grand nombre d’affaires où il était question des termes «occupé» ou «occupation», employés seuls ou accompagnés d’autres termes ou expressions, comme «réellement occupé», «occupant réel», «utilisé et occupé» ou «réellement utilisé et occupé». Je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire d’examiner un si grand nombre de précédents pour décider le présent pourvoi et ce pour deux raisons: premièrement, presque tous ces précédents viennent de litiges où, en vertu des lois pertinentes d’évaluation, les terrains n’étaient pas imposables lorsque le propriétaire ne les occupait pas. Il est donc douteux qu’on puisse appliquer ces précédents quand l’exemption est accordée au propriétaire que les terrains soient occupés ou non, et quand cette exemption n’est refusée que lorsque les terrains sont «occupés par un locataire ou un preneur à bail»; deuxièmement, dans chaque affaire, le sens de la disposition législative doit être déterminé par l’étude non seulement des termes mêmes d’un paragraphe mais de l’ensemble de la loi et de son objet.
Le but des dispositions pertinentes de l’Assessment Act me semble très clair. Le principe de base est d’abord que tous les terrains sont assujettis à l’imposition et de cette masse de terrains, certains sont dégagés et exemptés de l’imposition; parmi ces derniers se classent logiquement les terrains appartenant à la municipalité, à une commission publique, à une administration municipale de stationnement ou à une régie locale. Puisque ces terrains doivent servir à des fins municipales, leur assujettissement aux taxes irait à l’encontre de l’intention de la loi et il en résulterait une confusion d’inscriptions contradictoires, de même qu’une évaluation et partant, un
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taux d’imposition qui ne concorderaient pas avec la réalité. De plus, si nous poussons plus loin ce qu’on peut appeler une analyse de la politique de la loi, cette exemption dont jouissent les terrains appartenant aux municipalités, comme on peut sommairement désigner cette politique, ne devrait pas s’appliquer quand lesdits terrains ne servent pas aux fins de la municipalité mais à des fins commerciales. Pareil changement d’usage se produit, pour citer un exemple très simple, quand les terrains sont loués à un locataire: l’usage à des fins municipales disparaît alors et fait place à un usage commercial dont la municipalité tire des revenus. Ces revenus proviennent d’un immeuble utilisé à des fins commerciales par le locataire qui entre à cet égard en concurrence avec d’autres propriétaires ou locataires de terrains utilisés à des fins commerciales. Si les terrains ainsi utilisés étaient exempts de taxes, les locataires en tireraient profit et pourraient opposer une concurrence déloyale aux autres usagers de terrains commerciaux. Il est à remarquer qu’en vertu de l’alinéa 6 du bail en question, le preneur s’engage à payer, comme loyer supplémentaire, les taxes, impôts, droits et cotisations pouvant être levés, imposés, perçus ou fixés à l’égard des terrains loués et des droits s’y rapportant.
Par conséquent, si aucun impôt ne peut être établi à l’égard de ces terrains, la Davisville Investment Co. Ltd. détient, au centre d’un des meilleurs endroits de la ville de Toronto pour ce genre d’entreprise commerciale, des terrains qui, s’ils avaient été loués d’un propriétaire particulier, auraient été évalués à $760,500 et pour lesquels elle aurait eu à payer des taxes en conséquence. A mon avis, cette considération est une très forte raison pour ne pas donner au par. 9 de l’art. 4 de l’Assessment Act une interprétation qui exempte de l’évaluation lesdits terrains lorsqu’ils sont assujettis au bail en question. Évidemment, il n’est pas vraiment important que le bail renferme ou non une clause relative au paiement des taxes car, si le preneur n’est pas tenu de payer les taxes, les terrains ont d’autant plus de valeur pour lui et il offrirait à leur égard un loyer plus élevé. Dans ce cas, la personne qui se livrerait à une concurrence déloyale vis-à-vis des autres usagers de terrains commerciaux se-
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rait la Toronto Transit Commission et non le locataire. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même. Il semble que la politique voulue dans la loi ne soit respectée que si les terrains sont assujettis à l’imposition dès qu’ils cessent de servir à des fins municipales pour servir à des fins commerciales.
Je souscris donc à l’opinion du Juge Moorhouse qui dit sans ses motifs de jugement, en première instance:
[TRADUCTION] Je ne crois pas, comme l’allègue la demanderesse, que le terme «occupé» implique la possession physique par le locataire. Il s’agit de l’évaluation d’un bien immeuble et non de droits seulement et l’évaluation totale s’élève à $1,108,000. L’estimateur a à bon droit divisé le terrain et évalué la portion de chacune des parties, savoir, celle du propriétaire et celle du locataire. Je n’ai pas à me préoccuper des montants ni de la justesse de la division entre le propriétaire et le locataire. Je crois qu’il a fait ce qu’il avait le droit de faire. La Davisville avait un droit manifeste et incontesté d’occupation. Elle versait annuellement un loyer important pour ce droit. A mon avis, dire que le locataire n’occupait pas l’immeuble cédé, c’est donner à ce terme une interprétation qui ne tient pas compte de son emploi ici.
Bref, je suis d’avis qu’afin de satisfaire à la politique de l’Assessment Act, les mots du par. 9 de l’art. 4: «sauf s’ils sont occupés par un locataire ou un preneur à bail», doivent être interprétés de manière qu’il n’y ait pas d’exemption et que les terrains soient assujettis à l’évaluation suivant la procédure courante si le locataire ou preneur à bail a un droit d’occupation contractuel, qu’il exerce ou non ce droit en se rendant sur les terrains afin d’y construire des ouvrages ou de les utiliser pour l’exécution de son projet. A mon avis, c’est une telle interprétation qui convient dans les nombreux cas où les promoteurs qui ont loué des terrains ne les exploitent pas pendant longtemps, pour diverses raisons d’affaires, bien qu’ils paient aux propriétaires la pleine valeur locative des terrains pour la période précédant l’exploitation même; l’interprétation contraire aurait pour effet d’exempter les terrains de l’imposition. Je n’ai pas fondé cette conclusion sur l’occupation physique très limitée des terrains qui s’est produite quand il y a eu prise de possession pour analyser le sol.
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J’ai pris en considération le fait que la Davisville, en vertu du bail en question, avait le droit de prendre possession des terrains le premier jour du bail et de les utiliser complètement à partir de cette date car, effectivement, le loyer annuel était beaucoup plus élevé les sept premières années qu’il ne devait l’être les vingt années suivantes, bien que ce loyer augmentera de nouveau durant les vingtcinq dernières années.
Étant arrivé à cette conclusion, je ne suis pas tenu de considérer si l’action en nullité prise par la Toronto Transit Commission à l’égard de l’évaluation de 1962 doit échouer parce qu’elle a été intentée après le délai de 60 jours suivant le dépôt du rôle qu’impartit l’art. 88 de l’Assessment Act A mon avis, l’action est mise en échec par l’application des dispositions du par. 9 de l’art. 4, qu’elle soit prescrite ou non en vertu de l’art. 88.
Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel de la corporation municipale et de rejeter celui qu’a interjeté la Toronto Transit Commission. Bien que la cause ait été portée ici en deux appels distincts, elle a été plaidée comme s’il s’agissait d’un seul appel. Je suis donc d’avis d’adjuger à la corporation de la cité de Toronto une seule série de dépens en première instance, en Cour d’appel et en cette Cour.
Appel de la Toronto Transit Commission rejeté sans dépens; appel de la Corporation de la cité de Toronto accueilli avec dépens.
Procureurs de la Toronto Transit Commission: Manning, Bruce, Macdonald & Macintosh, Toronto.
Procureur de la Corporation de la cité de Toronto: W.R. Callow, Toronto.
[1] [1969] 2 O.R. 637, 6 D.L.R. (3d) 353.
[2] [1913] A.C. 197.