Cour Suprême du Canada
Association Internationale des Commis du Détail FAT-CIO-CTC, local 486 (Union des Commis du Détail) c. Commission des Relations de Travail du Québec et al., [1971] R.C.S. 1043
Date: 1971-04-27
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], infirmant un jugement du Juge en Chef Dorion. Appel accueilli.
Philip Cutler, c.r., et Pierre Langlois, pour l’appelante.
Maurice Jacques, c.r., pour l’intimée.
Guy Letarte, pour la mise-en-cause.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — La mise-en-cause, la Cie Paquet Inc., a quatre établissements à Québec et dans la banlieue: deux magasins de détail, rue St-Joseph et Place Laurier, deux entrepôts, boulevard Charest et boulevard Dorchester. L’association appelante a, le 8 septembre 1964, présenté à l’intimée la Commission des Relations de Travail du Québec, une requête demandant d’être reconnue comme représentant d’un groupe formé de tous les salariés de la compagnie dans les établissements précités sauf les employés occupant
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certains postes énumérés dans la requête. Cette demande a été contestée et près de quatre ans plus tard, le 3 juin 1968, la Commission disait:
La requérante a satisfait… à toutes les dispositions voulues par le Code et le Règlement pour avoir droit à l’accréditation, du moins à l’égard du magasin de la rue St-Joseph, à Québec, et des salariés des entrepôts du boulevard Charest et du boulevard Dorchester. Cependant, à l’égard des salariés du magasin de détail de la Place Laurier, à Ste-Foy, la requérante n’a pas le caractère représentatif exigé par le Code.
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CONSIDÉRANT que dans la présente entreprise doivent exister trois groupes distincts, savoir: les salariés employés du magasin de la rue St-Joseph, à Québec, d’une part, les salariés employés du magasin de la Place Laurier, à Ste-Foy, d’autre part, soit, enfin, les salariés préposés aux entrepôts du boulevard Charest et de la rue Dorchester, à Québec;
CONSIDÉRANT qu’il n’est pas au pouvoir de la Commission de diviser une requête, ni non plus d’accréditer de son propre chef une association sans l’appui d’une résolution et d’une requête à cette fin lorsque les groupes visés doivent être divisés et ce, même si l’association requérante détient une majorité d’adhésions à l’égard de quelques-uns de ces groupes;
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REJETTE la requête en accréditation soumise le 8 septembre 1964 en raison des groupes non appropriés visés par ladite requête et RÉSERVE à la requérante le droit de se pourvoir par de nouvelles requêtes en accréditation conformément à la loi, si elle le juge à propos, mais à l’égard des groupes tels que définis ci-dessus.
On voit que la Commission ayant jugé que l’Association avait rempli toutes les conditions requises pour avoir droit à l’accréditation comme représentant de deux des trois groupes entre lesquels elle décide de diviser les salariés de la compagnie, refuse toute accréditation pour le seul motif que la requête de l’Association demande l’accréditation pour l’ensemble des salariés, et cela en regard des dispositions suivantes du Code du Travail:
20. A droit à l’accréditation l’association de salariés groupant la majorité absolue des salariés d’un employeur.
Selon les décisions de la Commission, ce droit existe envers la totalité des salariés de l’employeur
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ou envers chaque groupe desdits salariés que la Commission déclare devoir former un groupe distinct pour les fins du présent code.
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22. L’accréditation est demandée par une association de salariés à la Commission au moyen d’une requête autorisée par résolution et signée par ses représentants mandatés.
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28. Si, après enquête, la Commission juge que l’association requérante représente la majorité de l’ensemble ou d’un groupe distinct des salariés de l’employeur visé par la requête, elle accorde l’accréditation.
La Commission rend une décision écrite à cet effet et spécifie le groupe que représente l’association accréditée.
Une copie de cette décision doit être remise à l’employeur.
L’Association demanda promptement à la Cour supérieure une ordonnance ou mandamus enjoignant à la Commission d’accomplir son devoir d’accorder un certificat d’accréditation à l’Association conformément à la loi. La délivrance du bref avec ordre de sursis fut accordée par jugement du 3 juillet 1968 et, après audition sur le fond, une ordonnance péremptoire fut accordée par jugement du 27 décembre 1968. En appel[2], ce jugement a été infirmé par un arrêt rendu le 31 mars 1970 avec dissidence de M. le juge Brossard.
Le premier motif donné par l’un des juges de la majorité c’est que la décision de la Commission n’est par arbitraire ni déraisonnable et qu’il s’agit essentiellement d’une question de procédure.
S’il s’agissait vraiment d’une question de procédure, je serais d’accord mais, avec respect, c’est bien une question de droit lorsque la forme emporte le fond. La décision de la Commission commence par reconnaître que l’Association a rempli toutes les conditions voulues pour avoir droit à l’accréditation à l’égard de deux des trois groupes qu’elle juge devoir être considérés distincts mais, pour le seul motif que l’accréditation a été demandée à l’égard de l’ensemble des salariés, elle refuse d’accorder ce à quoi sa décision implique que l’Association a droit. Le Code du Travail ne prévoit aucunement la nécessité de faire déterminer par la Commission si les salariés d’un em-
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ployeur doivent former un ou plusieurs groupes distincts avant de présenter une requête en accréditation. Au contraire, l’art. 28 prévoit expressément que l’accréditation doit être accordée soit pour l’ensemble soit pour un groupe distinct des salariés de l’employeur visé par la requête. Nécessairement ce singulier s’étend au pluriel en vertu de l’art. 54 de la Loi d’interprétation (S.R.Q. 1964, c. 1.)
Je ne puis arriver à comprendre comment la Commission a pu en venir à la conclusion, en regard des textes précités, qu’elle n’avait pas le pouvoir d’accorder l’accréditation pour une partie des salariés visés par la requête, c’est-à-dire pour deux des trois groupes entre lesquels l’ensemble devait, à son avis, être divisé. Comme l’a dit M. le juge Henri Elzéar Taschereau, subséquemment juge en chef, dans un texte (Turcotte c. Dansereau[3]) que M. le juge en chef Fauteux, alors juge puîné, cite dans l’affaire de L’Alliance des Professeurs Catholiques de Montréal[4]:
[TRADUCTION] L’insuffisance des allégations du plaideur peut être fatale à sa réclamation, mais s’il formule des allégations qui vont au-delà de ce qui est nécessaire, ou s’il ajoute à une demande légitime des conclusions injustifiées, cela ne constitue pas une raison de rejeter l’ensemble de sa demande.
Ici, on a produit à l’enquête en Cour supérieure le texte des débats devant la Commission lesquels ont été sténographiés. On peut voir que le procureur de l’Association a expressément demandé que l’accréditation soit accordée pour des groupes distincts si la Commission jugeait qu’il n’y avait pas lieu de considérer l’ensemble comme un groupe unique a cette fin: «donnez un certificat, donnez trois certificats, donnez (-en) cinq, ça n’a pas d’importance». De plus, la Commission n’a fait connaître sa décision sur la division en groupes qu’au moment où elle rejetait la requête de sorte qu’elle n’a pas donné à l’Association l’occasion de modifier sa demande d’accréditation eu égard à la division en groupes.
Que dire maintenant de la réserve à l’Association du droit de présenter de nouvelles requêtes. Cette réserve a malheureusement le même caractère illusoire que le rejet d’une action sauf à se
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pourvoir quand ce rejet est prononcé après l’expiration du temps requis pour prescrire. A l’audition, l’avocat de la Commission n’a pu nous indiquer aucun texte en vertu duquel le droit à l’accréditation que possédait indubitablement l’Association à la date de la présentation de la requête en 1964 n’était pas anéanti par le rejet de la requête, il n’a rien pu nous citer qui tendrait à démontrer que de nouvelles requêtes ne seraient pas assujetties à la règle suivie par la Commission en matière d’accréditation et suivant laquelle l’Association requérante doit démontrer l’existence de son caractère représentatif à la date où elle forme sa requête.
On a ensuite invoqué au soutien de l’arrêt de la Cour d’Appel, l’art. 115 du Code du travail autorisant la Commission à faire des règlements pour régler l’exercice de ses pouvoirs et l’art. 116 statuant qu’en l’absence d’une disposition réglementaire applicable à un cas particulier, la Commission peut dans toute affaire qui lui est soumise prescrire tout acte ou formalité qui pouvait l’être par règlement et avec le même effet. L’erreur dans ce raisonnement, c’est qu’ici la Commission n’a pas prescrit un acte ou une formalité. Elle a jugé sans l’avoir fait. De plus, ce qu’elle peut prescrire en l’absence d’un règlement a, suivant le Code, le même effet qu’un règlement. Or, un règlement ne peut avoir un effet rétroactif. C’est une règle fondamentale qu’une exigence nouvelle ne s’applique pas aux actes antérieurement accomplis. Le législateur peut déroger à cette règle, mais non la Commission. Par conséquent, une réglementation touchant la forme des requêtes ne saurait être appliquée à des requêtes déjà reçues et valablement faites de façon à les rendre invalides.
On a ensuite soutenu que la Commission n’avait pas refusé d’exercer sa compétence mais avait rejeté la requête à cause de son interprétation de certains articles du Code. Si elle s’est trompée en droit, a-t-on dit, cela ne permet pas à la Cour supérieure d’intervenir. On a rappelé le passage suivant des motifs de l’arrêt de notre Cour dans Komo Construction Inc. et al. c. Commission des Relations de Travail[5]:
Un organisme comme la Commission ne perd pas sa compétence parce qu’il applique mal une dis-
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position législative mais seulement lorsqu’il sort de son champ d’activité ou omet de se conformer aux conditions essentielles à l’exercice de sa juridiction.
Comme il ressort de ce texte, il ne suffît pas de dire qu’il s’agit tout au plus d’une erreur de droit pour conclure que la Cour supérieure ne peut intervenir, car à ce compte-là, elle ne pourrait jamais intervenir. Il importe de ne pas oublier de rechercher si la Commission a omis de se conformer à une condition essentielle. Pour en juger ici, il me paraît suffisant de rappeler que dans Smith & Rhuland Limited c. La Reine[6], cette Cour a enjoint à une commission d’accorder une accréditation qu’elle avait refusée sans motif valable quoique, dans ce cas-là, la loi accordât par le mot «peut», une certaine discrétion. Le Code du Travail, lui, est nettement impératif à ce sujet. Le pouvoir de la Commission d’interpréter la loi qui la régit ne va pas jusqu’à lui permettre de ne pas exercer sa compétence comme elle a le devoir de le faire ainsi que cette Cour a jugé dans Commission des Relations de travail du Québec c. L’Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie[7]. Il s’agit clairement ici d’une obligation on ne peut plus essentielle: celle d’accorder l’accréditation quand la Commission juge que les conditions prescrites pour y avoir droit ont été remplies.
En dernier lieu, on a prétendu que la décision de la Commission était sage parce qu’elle assurait le respect de la volonté des salariés. L’association, dit-on, appuyait sa requête d’un résolution des employés autorisant une demande qui visait la totalité des salariés, il aurait été injuste d’imposer à ces salariés qui avaient manifesté leur volonté d’être représentés comme un seul groupe d’être morcelés en groupes distincts. L’erreur dans ce raisonnement c’est de considérer la requête en accréditation et la résolution qui l’accompagne comme l’œuvre du groupe de salariés dont il s’agit. D’après le Code du Travail, ce n’est pas le groupe de salariés qui demande l’accréditation, c’est l’association qui peut avoir des cadres beaucoup plus larges. De même, la résolution prescrite n’est pas celle du groupe de salariés mais celle de l’association, ce qui est tout à fait différent. Le principe du Code du Travail quant à l’accrédita-
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tion, c’est le caractère représentatif de l’association de salariés. Pour y avoir droit, il faut qu’elle ait l’adhésion de la majorité du groupe dont il s’agit mais c’est elle qui la demande et c’est elle qui décide par résolution de la demander, ce n’est pas le groupe.
Sur ce point comme sur les précédents, il me paraît à propos de citer les observations suivantes de M. le juge Brossard qui me paraissent tout à fait justes:
Assujettir, sur une demande d’accréditation générale, l’accréditation d’un groupe restreint et distinct de l’ensemble à une demande distincte nouvelle et originale en vertu des articles 22 et 23, comme paraît l’avoir décidé la Commission, créerait, contrairement à l’esprit et à la lettre des articles 20 et 28 et aux objets du Code, des conditions d’accréditation que ces articles ne stipulent pas et qui en rendraient l’application inefficace ou sujette à des délais frustratoires.
A mon avis, la Commission a, par son ordonnance, créé, sans en avoir le pouvoir, des obstacles péremptoires à l’exercice de sa compétence en vertu des articles 20 et 28 et, ce faisant, a refusé illégalement, par erreur de droit, d’exercer sa juridiction et de remplir son devoir. Je crois qu’il s’agit d’un cas où le refus de la Commission d’exercer sa juridiction s’enfère de la ratio decidendi de l’ordonnance d’une façon analogue à celle qui motiva les décisions de la Cour Suprême du Canada et de notre Cour dans l’affaire Commission des relations du travail du Québec v. L’Association Unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et tuyauterie des États-Unis et du Canada et al. (jugement de la Cour Suprême du 3 février 1969 non encore rapporté, et 1968 B.R. 199.)
Le cas actuel fait voir les conséquences sérieuses d’un tel refus sur la protection et le respect des droits des salariés et des associations ouvrières.
Ce fut le 8 septembre 1964 que l’Association intimée demanda l’accréditation. Cette demande fut bloquée pendant près de quatre ans par des procédures de l’employeur qui se sont avérées mal fondées et qui, dès lors, l’étaient lors de la présentation de la requête en accréditation; l’ordonnance de la Commission rendue plus de quatre ans après cette requête aurait eu pour effet de priver irrémédiablement l’Association du bénéfice de cette requête et de l’obliger à tout recommencer après ce laps de temps presque fatal pour les fins du Code dont l’objet
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primordial est d’assurer la protection des travailleurs et le règlement rapide des conflits ouvriers. Aussi bien, ne paraît-il pas inutile de citer, — ne serait-ce que pour démontrer les graves dangers et conséquences d’un abus de juridiction ou d’un refus d’exercice de juridiction par l’appelante, d’une part, et, d’autre part, d’un exercice, contraire à la jurisprudence, des recours prohibés par l’article 121 du Code du Travail, — ce passage du jugement de l’Honorable Juge Paul Lesage qui accorda l’émission du bref introductif de l’instance en mandamus:
«Cette décision rendue le 3 juin 1968 remonte dans ses effets au 8 septembre 1964, date à laquelle la requête fut faite. L’on aperçoit facilement dans quelle situation difficile se trouve la requérante pour tous les gestes qu’elle a posés depuis 4 ans vis-à-vis les salariés qu’elle était supposée représenter mais qu’elle ne représentait pas si la décision est valable. Dès lors, il est facile de comprendre les raisons pour lesquelles le syndicat requérant cherche à démontrer que sa demande d’accréditation était valable, plutôt que de se pourvoir par de nouvelles requêtes selon la réserve qui a été faite dans la décision majoritaire.»
Je conclus qu’il y a lieu de rétablir le jugement de la Cour supérieure. Cependant, il me paraît à propos d’en rectifier le dispositif. Dans sa requête, l’Association demandait en somme d’ordonner à la Commission de lui accorder un certificat d’accréditation comme représentant des deux groupes de salariés pour lesquels la Commission avait jugé qu’elle avait satisfait à toutes les dispositions voulues par le Code et le règlement. Or, le dernier alinéa du dispositif du jugement de la Cour supérieure se lit comme suit:
ENJOINT à la Commission intimée d’exercer sa juridiction et de décider du mérite de la requête en ce qui concerne la demande d’accréditation de la requérante, distinctement pour chacun des trois groupes de salariés de la mise-en-cause, tels que décrits par l’intimée dans sa décision du 3 juin 1968.
La Commission ayant statué sur la composition des groupes et s’étant également prononcée sur le droit de l’Association à l’accréditation comme représentant de deux de ces groupes, il ne lui restait plus rien à décider lorsque l’instance en Cour supérieure a été introduite. Tout ce qu’il lui restait à faire c’était d’accorder l’accréditation pour les deux groupes, et c’est bien ce que demandait l’Association. Il semble aujourd’hui
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spécialement nécessaire d’accorder la demande en ces termes, vu que le Commission a été abolie par une loi de 1949 (chapitre 48) en décrétant toutefois ce qui suit:
136b. Le commissaire-enquêteur en chef devient partie à toute instance à laquelle la Commission des relations de travail du Québec était partie le 29 août 1969, sans reprise d’instance.
Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi et d’infirmer l’arrêt de la Cour d’Appel avec dépens dans les deux cours contre l’intimée, le jugement rendu par la Cour supérieure étant rectifié en remplaçant le dernier alinéa du dispositif par le suivant:
ENJOINT à la Commission intimée d’accorder à la requérante l’accréditation distinctement pour chacun des deux groupes de salariés de la mise-en-cause décrits par l’intimée dans sa décision du 3 juin 1968 à l’égard desquels elle y a constaté que la requérante avait satisfait à toutes les dispositions voulues pour y avoir droit.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante: Cutler, Langlois, Castiglio & Décary, Montréal.
Procureurs de l’intimée: Flynn, Rivard, Jacques, Cimon, Lessard & LeMay, Québec.
Procureurs de la mise-en-cause: Gagné, Trotier, Letarte, Larue, Royer & Tremblay, Québec.
[1] [1970] C.A. 674.
[2] [1970] C.A. 674.
[3] (1897), 27 R.C.S. 583 à 587.
[4] [1953] 2 R.C.S. 140 à 167, 107 C.C.C. 183.
[5] [1968] R.C.S. 172 à 175, 1 D.L.R. (3d) 125.
[6] [1953] 2 R.C.S. 95, 107 C.C.C. 43, [1953] 3 D.L.R. 690.
[7] [1969] R.C.S. 466.