Cour Suprême du Canada
Royal Trust Company c. Ford et al., [1971] R.C.S. 831
Date: 1971-04-27
The Royal Trust Company (Demanderesse) Appelante;
et
John Douglas Wharton Ford et Christ Church Cathedral Buildings Limited (Défendeurs) Intimés.
1970: les 10, 11, 14 et 15 décembre; 1971: le 27 avril.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Hall, Spence et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE
Testament — Doute exprimé par le testateur quant à la légitimité de son fils — Preuve insuffisante pour conclure à une aberration démentielle motivant le testateur à changer son testament.
La vie conjugale du testateur et de son épouse éprouvait des difficultés sérieuses, et au retour de celle-ci à Victoria, Colombie-Britannique, le 4 juillet 1921, d’un voyage prolongé en Australie, elle a dit à son mari qu’elle avait vécu avec un autre homme pendant 14 jours en Australie. Après un bref intervalle, mari et femme se sont réunis et un fils naissait le 24 mai 1922. Ce fut le seul enfant né du mariage. En 1927, les époux se séparèrent et l’épouse partit pour l’Australie avec leur fils de cinq ans.
En vertu d’un testament signé par le testateur en 1933, le fils recevait toute la succession, moins deux petits legs et une rente viagère d’une part de la succession à la soeur du testateur et une rente annuelle à l’épouse du testateur dont il était séparé. En 1952, il a signé un premier codicille par lequel il laissait $200,000 à Christ Church, Victoria, et $125,000 à une autre institution de bienfaisance. En 1954, un second codicille prévoyait une somme de $10,000 pour constituer une rente de dix ans destinée à la femme de ménage du testateur. Ces codicilles diminuaient d’autant la part résiduaire du fils.
En 1958, le testateur a signé un nouveau testament en vertu duquel diverses institutions de bienfaisance se partageaient la plus grande partie de la succession. Le fils a reçu un legs de $50,000 et Christ Church, 5,000 actions de Steep Rock Iron Mines. Au cours de la période allant jusqu’en 1965, il a signé six codicilles. En 1965, le testateur est entré à l’hospice où il est décédé en 1967 à l’âge de 94 ans.
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L’exécutrice a demandé l’homologation du testament en juridiction contentieuse. En première instance, l’homologation a été accordée mais, en appel, le jugement a été infirmé et l’homologation a été accordée pour le testament précédent fait en 1933, pour le motif que le testateur souffrait d’aberration démentielle quant à la légitimité de son fils. L’exécutrice a appelé à cette Cour.
Arrêt: L’appel doit être accueilli et le jugement de première instance rétabli.
Celui qui demande l’homologation d’un testament doit démontrer la capacité du testateur sous tous les rapports par une preuve prépondérante qui démontre, notamment, l’absence de toute aberration démentielle. Après étude des témoignages et ayant affaire à un testateur par ailleurs totalement capable, le juge de première instance a rejeté la prétention de l’existence d’aberration. Il a conclu que le testateur croyait vraiment en la légitimité de son fils bien qu’il en ait exprimé quelque doute. Quoique le testament de 1933 avantageât surtout le fils, une séparation de 31 ans antérieurement au testament de 1958 et la réception de commentaires défavorables au sujet de son fils sont des motifs raisonnables pour qu’un testateur sain d’esprit change son testament. De plus, un legs de $50,000 est incompatible avec l’idée d’un testateur ayant un esprit empoisonné tel qu’il rejette entièrement son fils, et compatible seulement avec la croyance du testateur en la légitimité de son fils ou, au plus, avec un doute. Que les soupçons du testateur aient été raisonnables ou non, ils étaient ceux qu’un homme sain d’esprit peut avoir.
Durant presque toute la vie du fils, le père et le fils ont été indifférents l’un à l’égard de l’autre. Au cours des années 1950, ils ne se connaissaient pas; il ne restait alors que la simple question de paternité. Que la preuve indique simplement une indifférence à l’égard du fils ou, au plus, un doute quant à la légitimité, ce n’est pas suffisant pour conclure à une aberration, encore moins à une aberration démentielle qui ait motivé le testateur à changer son testament.
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[1], infirmant un jugement du juge Wootton et déclarant invalides un testament (et ses six codicilles) signés par un testateur et dont l’appelante a demandé l’homologation en juridiction contentieuse. Appel accueilli.
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D.M. Gordon, c.r., et J.C. Scott-Harston, c.r., pour la demanderesse, appelante.
John J. Robinette, c.r., et Donald G. Cameron, pour le défendeur, intimé, John Douglas Wharton Ford.
Hugh L. Henderson, pour la défenderesse, intimée, Christ Church Cathedral Buildings Limited.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE JUDSON — L’appelante, la Compagnie Trust Royal (The Royal Trust Company), est l’exécutrice testamentaire désignée dans le testament et les six codicilles d’un nommé Allan Douglas Ford de Victoria, Colombie-Britannique, décédé le 26 octobre 1967. L’intimé, John Douglas Wharton Ford, est le seul enfant du de cujus. Il est né le 24 mai 1922. Le testament en question a été signé le 22 mai 1958. L’exécutrice a demandé l’homologation du testament en juridiction contentieuse. En première instance, l’homologation a été accordée mais, en appel, le jugement a été infirmé et l’homologation a été accordée pour un testament précédent fait en 1933. La Cour d’appel a infirmé le jugement pour le motif que le testateur souffrait d’aberration démentielle quant à la légitimité de son fils. La Compagnie Trust Royal demande de rétablir le jugement de première instance.
En vertu du testament de 1933, le fils recevait la quasi-totalité de la succession. Par ce testament, Christ Church devait recevoir $5,000, le frère du testateur un petit legs et la succession devait ensuite être divisée en trois parts égales: le revenu découlant de la première part devait être accumulé jusqu’à la majorité du fils pour ensuite lui être remis jusqu’à l’âge de 30 ans où il devait alors avoir droit au principal; le revenu découlant de la deuxième part devait être remis à la sœur du testateur jusqu’à son décès, le fils devant alors recevoir le revenu et le principal; le revenu découlant de la troisième part devait aller à titre viager à l’épouse du testateur dont il était séparé, mais seulement jusqu’à concurrence de £250 (suivant l’entente de séparation de 1927) et le fils devait recevoir à la mort de celle-ci tout surplus de revenu plus le principal. En 1952, il a signé un premier codi-
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cille par lequel il laissait $200,000 à Christ Church et $125,000 à une autre institution de bienfaisance. En 1954, un second codicille prévoyait une somme de $10,000 pour constituer une rente de dix ans destinée à la femme de ménage du testateur. Ces codicilles diminuaient d’autant l’intérêt du fils dans les fiducies (trusts) établies par le testament de 1933.
En vertu du testament de 1958, le fils recevait $50,000 seulement et Christ Church 5,000 actions de Steep Rock Iron Mines. Comme l’ancien testament et les anciens codicilles avantageaient aussi beaucoup plus Christ Church, une ordonnance de la Cour l’a jointe comme partie à cette action. Les institutions de bienfaisance héritaient de la plus grande partie du reste de la succession.
Le testateur est né en Angleterre et, en 1908, à l’âge de 35 ans, il épousait Mlle Estelle Anita McGee à Londres. Son épouse était sa cadette de 13 ans; elle était née en Australie et y avait vécu quelque temps. En 1913, ils immigraient au Canada, à Victoria, en Colombie‑Britannique. Entre 1919 et 1921, Mme Ford fit deux voyages prolongés en Australie. Il ressort du dossier que le mari n’avait pas donné son accord à ces voyages et qu’à cette époque, leur vie conjugale éprouvait des difficultés sérieuses. A son retour, le 4 juillet 1921, Mme Ford a dit à son mari qu’elle avait vécu avec un autre homme pendant 14 jours en Australie. Elle a fait des aveux écrits. Après un bref intervalle, mari et femme se sont réunis et l’intimé John Douglas Wharton Ford naissait le 24 mai 1922. Ce fut le seul enfant né du mariage. En 1927, les époux se séparèrent et Mme Ford partit pour l’Australie avec leur fils de cinq ans.
Le dossier renferme un échange de lettres entre époux lorsqu’ils vivaient ensemble. La lettre de l’épouse expose en détail les griefs accumulés au cours du mariage. Dans sa réponse, le mari répond aux griefs un par un et y ajoute les siens. Cette correspondance a eu lieu en août 1927, peu de temps avant leur séparation et le départ de Mme Ford.
Il ne fait aucun doute que le testateur a reconnu John Douglas Wharton Ford comme son fils. Il a enregistré la naissance de son fils le
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1er juin 1922 et il a alors attesté que l’enfant était légitime et qu’il était le père. Un certificat attestant le baptême du fils à la Christ Church le 25 juillet 1922, manifeste la même conviction. L’entente de séparation de 1927 désignait à plusieurs reprises John Douglas Wharton Ford comme «leur fils», et accordait au testateur le droit de visite. En 1933, le testateur, alors âgé dé 60 ans, a rédigé le testament laissant à son fils la quasi-totalité de sa succession comme il est relaté plus haut et ce document désignait plus dé quarante fois John Douglas Wharton Ford comme étant son fils. Le fils avait alors onze ans.
Au cours des années suivantes, Mme Ford a écrit de temps en temps au testateur, faisant apparemment surtout état d’actes ou d’événements défavorables à leur fils. Le testateur n’a jamais pardonné l’adultère à sa femme mais il n’a apparemment jamais douté de la légitimité de son fils. On sait précisément quand Mme Ford a quitté l’Australie en 1921, quand elle est débarquée en Colombie-Britannique et approximativement quand elle a repris la vie conjugale. Il est impossible que le fils eût pu être conçu en Australie.
En 1954, le testateur, alors âgé de 81 ans, a eu une légère attaque qui ne l’a affecté qu’une journée. La preuve tend à démontrer que, peu de temps auparavant, le testateur a commencé à rabâcher, à dramatiser et à exagérer la valeur de certains objets d’art lui appartenant.
En février 1956, l’ébauche d’instructions pour un nouveau testament était dactylographiée. Par la suite, il y eut un grand nombre de modifications et de nouvelles rédactions qui ont révélé la clairvoyance constante du testateur. Mme Ford est décédée en 1957 au cours de cette période. Le 22 mai 1958, il a finalement signé le nouveau testament en vertu duquel diverses institutions de bienfaisance se partageaient la plus grande partie de la succession. Le fils a reçu un legs de $50,000. Au cours de la période, allant jusqu’en 1965, il a signé six codicilles. En 1965, le testateur est entré à l’hospice où il est décédé en 1967 à l’âge de 94 ans.
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Le testateur a d’abord commencé à exprimer des doutes quant à la légitimité de son fils en 1955 ou 1956, comme le révèle le témoignage de quatre témoins au procès qui connaissaient assez bien le testateur. Des fonctionnaires de la Compagnie Trust Royal ont préparé le premier projet de son testament de 1958 qui renfermait des mentions comme «mon fils John Douglas Wharton Ford» et «mon dit fils». Le testateur a rayé luimême les mots «mon fils» et «mon dit fils», remplaçant ces derniers par «il». En 1956, un autre projet préparé par un avocat contenait des mentions similaires que le testateur a encore supprimées. Une note d’instructions non datée concernant le testament préparé par l’avocat contient le paragraphe suivant:
[TRADUCTION] Le troisième voyage en Australie a eu lieu après les aveux, la réconciliation et la naissance du fils que je n’ai jamais reconnu. Il est né après son retour d’Australie. Je crois qu’un autre homme en a été le père bien que nous ayons eu des relations sexuelles après les aveux.
A la date du testament, le testateur avait 85 ans et l’expertise médicale indique qu’il était doté d’une constitution physique exceptionnelle. Il a vécu neuf ans et demi après la signature du testament; il était pleinement capable de voir à ses affaires; il administrait un gros patrimoine. Il avait la garde de ses propres valeurs et six témoins dignes de foi qui le connaissaient depuis longtemps ont déposé qu’au cours de toutes ces années, il n’avait jamais fait preuve, par ses actes ou ses paroles, de faiblesse mentale jusqu’en 1965, lorsqu’il est entré à l’hospice. En décembre 1965, il a été déclaré incapable d’administrer ses affaires et il est décédé en octobre 1967 à l’âge de 94 ans. Quoiqu’il ait remis la possession physique de ses valeurs à la Compagnie Trust Royal en 1960, il a conservé le pouvoir d’administration jusqu’à son entrée à l’hospice.
Une foule de raisons motivaient la rédaction d’un nouveau testament en 1958. Son premier testament datait de 25 ans; son fils avait alors onze ans. Nous ne connaissons pas la valeur de sa succession en 1933, mais en 1952, lors-
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qu’il a fait le premier codicille relatif à ce testament, il laissait $200,000 à Christ Church et $125,000 à une autre institution de bienfaisance, ce qui, dans les deux cas, diminuait la part du fils.
Le testateur a donné ses instructions pour la rédaction d’un nouveau testament en février 1956 et il n’a été signé que le 22 mai 1958. Il a d’abord collaboré avec des fonctionnaires de la société de fiducie qui le connaissaient depuis longtemps. Il a ensuite retenu les services d’un avocat et il a continué de collaborer avec cet avocat, étudiant chaque projet jusqu’à la signature du testament. Cette collaboration a été complète et toutes ses critiques et ses suggestions étaient raisonnables et à propos et l’avocat leur a donné suite.
Durant cette période, en 1957 et 1958, il a entretenu une correspondance avec son fils. Dans cette affaire, cette correspondance est des plus importantes. C’est le seul élément de preuve venant directement de la plume du testateur qui manifeste son attitude à l’égard de son fils.
La première lettre est datée du 7 février 1957: c’est le fils qui écrit à son père. Le fils dit qu’il n’avait pas écrit depuis quelques années parce qu’il n’avait reçu aucune nouvelle de son père. Il mentionne qu’il s’entendait difficilement avec sa mère, qu’il lui cachait cette lettre et qu’il n’en dirait pas plus cette fois-ci, mais si son père désirait en savoir davantage, «écrivezmoi».
Le père a répondu à cette lettre le 25 avril 1957. Il s’était écoulé 30 années depuis la séparation, 35 années depuis la naissance de son fils, et il était toujours rempli des mêmes griefs à propos de la conduite de son épouse.
Dans sa réponse du 12 mai 1957, le fils lui a parlé de son travail (il était annonceur à la radio) et lui a appris la mort de sa mère survenue le 25 avril 1957. Il lui a proposé une rencontre.
Le père n’a pas tardé à répondre à cette lettre le 18 mai 1957. Il y parlait assez longuement de
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l’intérêt du fils dans la succession de sa mère, mais il a déclaré, au début de sa lettre, [TRADUCTION] «je n’ai pas encore eu le temps de prendre une décision définitive quant à l’objet principal de ta lettre», en ce qui se rapportait évidemment au projet de rencontre du fils.
Le fils a répondu le 27 mai 1957. Il a parlé des papiers de sa mère. Elle avait conservé des copies de lettres écrites au testateur qui semblaient destinées à donner au père une impression défavorable du fils. Le fils a réitéré sa demande d’une rencontre.
Le 10 septembre 1957, le testateur a écrit à un fonctionnaire d’une société de fiducie de Melbourne. Ce fonctionnaire s’était occupé des paiements faits à l’épouse en vertu de l’entente de séparation. Le testateur lui a demandé un rapport confidentiel sur le fils en les termes suivants:
[TRADUCTION] Confidentiel. Objet: John Douglas Wharton Ford. Je n’ai reçu aucune nouvelle à son sujet depuis le début de cet été. Mme Ford a laissé une situation très complexe. J’ignore dans quelle mesure vous êtes au courant. Me l’ayant enlevé au moyen de «l’entente de séparation», il semble qu’elle ait ensuite bien tenu à empêcher toute réunion. A cette fin, apparemment, elle m’a raconté beaucoup de choses à son sujet que, d’après moi, elle aurait bien pu omettre. Depuis la mort de sa mère, John a lancé l’idée de venir me rencontrer ici si j’y consentais. En présumant l’exactitude de tous les renseignements de Mme Ford concernant John, la sagesse me commanderait de ne pas encourager une telle idée. Je l’ai vu pour la dernière fois alors qu’il avait cinq ans. Au cours de ces années-là, j’ai gagné son affection, ce qui ne plaisait pas du tout à sa mère. Durant les trente dernières années, tout ce que j’ai su de John c’est seulement ce que Mme Ford a jugé à propos de me dire. En toute franchise, il résulte de cela qu’une rencontre m’inquiéterait beaucoup. Un grand philosophe grec a dit [TRADUCTION] «le premier devoir de l’homme est de se connaître luimême». A l’âge de 85 ans, je me connais certainement moi-même, et je peux fort bien concevoir des événements qui pourraient inciter à faire quelque chose d’irréparable si toutes les affirmations de Mme Ford s’avéraient exactes. A titre essentiellement confidentiel, pourriez-vous me conseiller?
(Signature) A.D. Ford
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Le 19 septembre 1957, le fonctionnaire de la société de fiducie a répondu à la demande de renseignements du testateur. C’était une réponse très prudente, très sage pour autant, et aussi significative en ce qu’elle indique ce que le testateur pouvait savoir de la vie de son fils en Australie, et il n’en savait pas beaucoup. Elle se lit comme suit:
NATIONAL TRUSTEES
[TRADUCTION] MC/DM le 19 septembre 1957
Strictement personnel
M.A.D. Ford 219 Pemberton Building Victoria, C.-B. Canada
Cher Monsieur Ford,
J’ai reçu votre lettre du 10 septembre et je traiterai d’abord de la deuxième partie.
Il fut un temps où je voyais votre fils à l’occasion, mais il y a maintenant longtemps que je l’ai rencontré; donc, je ne puis me prononcer catégoriquement sur sa réputation ou sur son mode de vie actuel. Je crois que sa mère s’est beaucoup efforcée de lui donner une éducation de base à une école réputée, mais j’ai pensé qu’il y avait une absence presque totale de discipline intérieure qui semble s’être reflétée dans son comportement antérieur. Cependant, un grand nombre d’hommes ont connu cette phase et je serais porté à croire qu’il est probable que John se soit relativement stabilisé. Au cours de nos conversations d’il y a cinq ou sept ans, il a souvent dit qu’il aimerait vous rencontrer personnellement, mais je ne saurais vous dire si cette intention découlait de l’affection ou de considérations pratiques. Je serais enclin à ne pas contrarier ce projet de voyage au Canada s’il semble animé d’une intention sincère. Mais je crains de ne pouvoir vous aider autant que je le voudrais et j’ajouterais que je n’ai plus l’occasion de renouer les liens personnels.
Le paiement final versé à feu Mme Ford à même vos fonds que nous détenions, a été fait le 14 mars de cette année et à la date de son décès — le 25
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avril 1957 — le solde créditeur de votre compte se chiffrait à zéro.
Salutations distinguées,
Votre tout dévoué,
(Signature) M. Chamberlin
Directeur
Le 7 mai 1958, le testateur a écrit à son fils s’excusant du retard apporté à la réponse. La lettre traitait surtout des griefs à l’endroit de son épouse et de sa conduite. En voici le dernier paragraphe:
[TRADUCTION] Tu ne m’as pas encore parlé de ta vie conjugale actuelle. Dans une de ses lettres, ta mère fait état de tes trois femmes. Comment se fait-il? Combien d’enfants as-tu maintenant? Je ne pouvais certes pas m’entendre avec une femme, comment peux-tu y arriver avec trois? Quand ta mère a réussi à nous séparer en 1927, elle a semblé, dans ses lettres, manifester son intention de laisser les choses ainsi. Elle a toujours été avare de commentaires favorables à ton égard. Je me suis parfois demandé si tous ses commentaires défavorables à ton égard ne trahissaient pas son désir de nous laisser là où elle nous avait amenés, c’est-à-dire, loin l’un de l’autre. Je crains que cette lettre ne soit pas très intéressante pour toi. Vois si tu ne peux donner une meilleure version.
Dans sa réponse du 15 mai 1958, le fils fait le récit de sa vie, en particulier, de ses rapports avec sa mère, et il réitère son désir de le rencontrer. Il dit à son père qu’il n’avait pas eu trois femmes et qu’il vivait avec sa deuxième épouse.
Dans sa réponse, le père traitait encore beaucoup de ses griefs contre sa mère, sa conduite, les affaires de famille, y compris ses soupçons quant à l’identité de la personne avec laquelle son épouse avait commis l’adultère en Australie en 1922 (il s’était apparemment trompé sur l’identité de cette personne). Il a ensuite abordé le projet de rencontre du fils en ces termes:
[TRADUCTION] Maintenant, il vaut mieux traiter de la question que tu as soulevée quant à l’avantage
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d’une rencontre ici. Quoique j’aimerais beaucoup te rencontrer, je crains fortement qu’il soit maintenant beaucoup trop tard. Si tu venais tu ne rencontrerais qu’un vieillard, assez bien conservé; j’ai maintenant 85 ans. Toutes tes paroles et toutes tes pensées ne changeront jamais l’opinion, que j’ai toujours eue d’ailleurs, qu’en faisant tout pour me porter le plus dur coup possible, elle t’a porté sans y penser, un coup aussi dur. C’était mon épouse, ta mère.
Le fils a répondu le 20 août 1958. Il semble avoir donné une réponse satisfaisante aux soupçons de son père. Il a mentionné le nom de la personne qu’il croyait impliquée et il a ajouté que cette personne était décédée depuis près de 30 ans. Il lui a demandé de lui répondre prochainement et de considérer de nouveau son projet de rencontre. Il a aussi dit qu’il avait laissé tomber «Wharton» comme un de ses prénoms.
Le père n’a répondu à cette lettre qu’un an plus tard, le 14 août 1959. Il n’a rien dit de la rencontre mais il s’est encore plaint de son épouse. Il a ajouté que le fils n’aurait pas dû laisser tomber le nom de «Wharton» et il a appuyé cette remarque sur des raisons valables d’ordre familial. Apparemment, quelque ancêtre de ce nom aurait créé une fiducie (trust) qui lui avait été très utile dans sa jeunesse.
Le fils a répondu immédiatement: il parlait de la nature de son travail et il espérait une lettre de son père avant qu’une autre année ne s’écoule.
La dernière lettre du testateur à son fils était datée du 7 juillet 1960. Il décrivait son séjour à l’hôpital. Il faisait mention d’un placement qu’il croyait heureux et d’un meurtre sensationnel qui s’était produit aux États-Unis et qui avait fait la manchette des journaux. Ainsi se termine la correspondance présentée.
Cette correspondance entre père et fils est des plus révélatrice. Au début, ils sont l’un pour l’autre de véritables étrangers. Elle révèle que
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le testateur nourrissait toujours envers son épouse une vive hostilité dont une des raisons résidait en ce que celle-ci l’avait séparé de son fils en 1927. Il se méfiait des commentaires défavorables que l’épouse avait occasionnellement formulés à l’égard du fils et il a rationnellement rejeté les propositions de son fils en se fondant sur son âge et sur les 31 années de séparation. Cette correspondance n’a jamais soulevé la question de l’illégitimité. Le testateur a consacré la majeure partie de cette période à la rédaction du testament. Il laissait à son fils âgé de 36 ans un legs de $50,000. A onze ans, le fils héritait du résidu de la succession. Il n’y a aucun moyen de connaître la valeur de la succession en 1933. La même situation se présente relativement à la valeur de la succession en 1953 et en 1954 quant les deux codicilles ont réduit la part résiduaire du fils d’une somme de $325,000 léguée à deux institutions de bienfaisance. Le montant des deux derniers legs devait être réduit au besoin, pour protéger la part de l’épouse et de la sœur. Aucune protection semblable ne visait la part du fils.
Relativement à son testament, l’intérêt du testateur dans les institutions de bienfaisance remonte à 1952. Il est plus marqué en 1958. Il laissait encore $50,000 au fils. Il a consulté un homme de loi pour s’assurer de ses obligations envers son épouse en vertu du British Columbia Testator’s Family Maintenance Act. Il n’a demandé aucune consultation semblable relativement à ses obligations, s’il y en avait, envers son fils en vertu de cette loi.
Cinq projets ont précédé la signature du testament le 22 mai 1958. Les trois premiers projets ont été préparés par le directeur de la Compagnie Trust Royal tandis que les deux derniers ainsi que la forme finale l’ont été par un avocat.
Dans le premier projet en date du 20 février 1956, le testateur léguait à son fils, au décès de sa mère, $25,000 plus le revenu de $75,000 pour la vie. Si le fils mourait avant sa mère, il
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ne recevrait rien. Le testateur a rayé cette disposition pour y substituer un legs de $50,000 à son fils.
Le deuxième projet, non daté, stipulait que le fils recevrait les $50,000 s’il vivait au décès du testateur, plus $100,000 au décès de sa mère mais à condition qu’elle survive au testateur et que le fils soit vivant.
Le troisième projet en date du 27 juin 1956, prévoyait des legs identiques, mais le quatrième projet daté du 18 octobre 1956 ne stipulait que le legs de $50,000, à condition toujours que le fils survive au testateur.
Le cinquième projet, préparé en mai 1957, et le testament en forme finale, n’ont pas modifié ces dispositions. Sur sa copie du testament signé, le testateur a fait quelques annotations relatives au legs à son fils qui révèlent une connaissance nouvellement acquise de son fils. Cette connaissance a été acquise des lettres de ce dernier, que le testateur a reçues à peu près au moment de la signature du testament. Dans le testament, le legs prévoyait ceci:
[TRADUCTION] de payer à John Douglas Wharton Ford, d’Australie, à condition qu’il vive à la date de mon décès, la somme de $50,000; si ledit John Douglas Wharton Ford ne me survit pas, ladite somme tombera dans le résidu de ma succession pour en faire partie.
Tel qu’annoté par le testateur, la disposition relative au legs se serait lue comme suit si un codicille avait été signé:
[TRADUCTION] de payer à John Douglas Wharton Ford, d’Australie, présentement domicilié à Melbourne et employé de la station radiophonique 3 X.Y. au 163 Spring Street, Melbourne, Australie, s’il vit à la date de mon décès, la somme de cinquante mille dollars (en devises canadiennes) $50,000; si ledit John Douglas Wharton Ford ne me survit pas, ladite somme sera versée à National Trust Company of Australia pour qu’il en soit disposé dans l’intérêt de la veuve et des enfants comme ladite National Trust Company le jugera équitable et souhaitable.
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Le testateur n’a jamais fait ces modifications bien qu’il ait signé un certain nombre de codicilles.
Plusieurs amis et relations d’affaires ont témoigné au procès quant à des conversations tenues avec le testateur à partir de 1950 dans lesquelles il fait des remarques sur la légitimité du fils. Mme Baddeley, une amie de longue date qui passait tous les samedis en compagnie du testateur, ne se rappelle qu’une occasion où cette question a été soulevée:
[TRADUCTION] il a simplement dit qu’il ne croyait pas qu’il était son fils.
M. Baird, le courtier du testateur de 1947 à 1963, a été en relations quotidiennes avec ce dernier et s’est fréquemment rendu chez le testateur pour des activités sociales. A sa connaissance, le testateur n’aurait parlé de la légitimité du fils qu’à deux occasions. Une fois, le testateur lui a dit:
[TRADUCTION] Tu sais Bob, je doute qu’il soit mon fils. Une autre fois, il se rappelle ainsi la conversation:
[TRADUCTION] il doutait que cet homme vivant en Australie soit son fils.
M. et Mme Mackay connaissaient bien le testateur, l’ayant souvent visité. M. Mackay se rappelle que le testateur a dit que:
[TRADUCTION] son fils vivait en Australie. Il l’a dit comme si son fils vivait tout près. Il n’y avait rien de péjoratif là-dedans.
Lorsqu’on lui a demandé si le testateur avait déjà mis en doute la légitimité de son fils, M. Mackay a répondu:
[TRADUCTION] Dans toutes les conversations que nous avons eues sur ce sujet, il mentionnait que (sic) son fils.
Mme Mackay se rappelle que le testateur a dit en montrant une photographie de son épouse et de son fils:
[TRADUCTION] Voici mon épouse et mon fils dont je mets en doute la légitimité.
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Elle a ensuite donné son impression des paroles du testateur:
[TRADUCTION] Mais ses paroles à l’endroit de son épouse et de son fils semblaient découler de l’amertume. Il ressentait et j’ai senti que, dans son for intérieur, il savait que c’était son fils.
M. Phipps, directeur à la Compagnie Trust Royal, connaissait le testateur depuis 1933 et l’avait rencontré pour les affaires ou à titre d’ami d’une façon continue de 1946 jusqu’aux dernières années de la vie du testateur. En particulier, il a travaillé avec le testateur pendant plus de deux ans à la préparation du testament de 1958. Voici son témoignage:
[TRADUCTION] Q. Vous rappelez-vous combien de cette déclaration vous a communiqué le testateur vers le mois de juin 1956?
R. Tout simplement qu’à cette époque, il éprouvait des doutes quant à savoir si, oui ou non, il était le père de John Ford. Ceci s’expliquerait par la radiation des mots «mon fils» dans un de ces projets.
…
Q. …vous voulez dire que le testateur ne vous a même jamais déclaré, en aucun temps jusqu’à son décès, qu’il n’a jamais reconnu John?
R. Oh, il m’a déclaré qu’il n’était pas sûr d’être le père de John. Mais il ne m’a jamais dit: «Je ne l’ai jamais reconnu.»
M. Baker, l’avocat du testateur, a préparé les deux derniers projets ainsi que le testament en forme finale. Il est décédé avant le testateur, mais une note d’instructions écrite de la main de M. Baker avant la rédaction du projet daté du 18 octobre 1956, contenait les observations suivantes:
[TRADUCTION] «J’ai un fils — s’il est à moi,» et
«Le troisième voyage en Australie a eu lieu après les aveux, la réconciliation et la naissance du fils que je n’ai jamais reconnu. Il est né après son retour d’Australie. Je crois qu’un autre homme en a été le père bien que nous ayons eu des relations sexuelles après les aveux.»
Toute cette preuve indique que le testateur entretenait simplement quelque doute quant à la
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légitimité du fils. En aucun temps il n’a déclaré que John Douglas Wharton Ford était illégitime. Le seul élément de preuve pouvant se prêter à une telle interprétation est la remarque [TRADUCTION] «que je n’ai jamais reconnu» contenue dans la note de M. Baker, car il est clair que le testateur avait reconnu le fils après sa naissance et dans le testament de 1933. Cependant, la remarque [TRADUCTION] «j’ai un fils — s’il est à moi» contenue dans la même note n’exprime que le doute. Dans le projet de testament préparé à partir de ces remarques, on a utilisé la mention «mon fils» bien que le testateur l’ait plus tard rayée. Cet emploi est inconciliable avec l’interprétation de l’intimé de l’expression [TRADUCTION] «que je n’ai jamais reconnu», et lorsqu’on l’envisage à la lumière des autres témoignages sur ce sujet, il peut seulement soutenir l’opinion que le testateur entretenait quelque doute.
La Cour d’appel a statué que le témoignage relatif à l’existence d’une aberration démentielle ou psychotique suffisait et elle a particulièrement fait mention des mots: [TRADUCTION] «que je n’ai jamais reconnu». Le juge de première instance était d’avis qu’il y avait insuffisance de preuve et, après avoir revu tous les témoignages, il a encore cité les observations de Mme Mackay et il a déclaré:
[TRADUCTION] Cette réponse semble apporter la solution. La connaissance de la vérité même y était, nommément la légitimité, mais l’amertume persistait.
Je souscris entièrement à cette opinion des témoignages.
Au procès, on a attaqué la capacité de tester en général. Cependant, le juge de première instance a rejeté toutes les allégations soulevées à l’encontre de l’homologation du testament de 1958, à part celle visant l’existence d’une aberration démentielle quant à la légitimité du fils. Il s’est fondé sur les témoignages indiquant que le testateur n’a éprouvé aucune faiblesse mentale avant 1965, que sa mémoire a été excellente jusqu’en 1963 ou 1964, et qu’il s’est montré avisé en affaires et en apportant de nombreuses modifications au testa-
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ment de 1958. La Cour d’appel a confirmé ces conclusions mais elle a substitué son opinion à celle du juge de première instance sur la question de l’existence d’une aberration.
Celui qui demande l’homologation d’un testament doit démontrer la capacité du testateur sous tous les rapports par une preuve prépondérante qui démontre, notamment, l’absence de toute aberration démentielle. Après étude des témoignages et ayant affaire à un testateur par ailleurs totalement capable, le juge de première instance a rejeté la prétention de l’existence d’aberrations. Il a conclu que le testateur croyait vraiment en la légitimité de son fils bien qu’il en ait exprimé quelque doute. Quoique le testament de 1933 avantageât surtout le fils, une séparation de 31 ans antérieurement au testament de 1958 et la réception de commentaires défavorables au sujet de son fils sont des motifs raisonnables pour qu’un testateur sain d’esprit change son testament. De plus, un legs de $50,000 est incompatible avec l’idée d’un testateur ayant un esprit empoisonné tel qu’il rejette entièrement son fils, et compatible seulement avec la croyance du testateur en la légitimité de son fils ou, au plus, avec un doute. Que les soupçons du testateur aient été raisonnables ou non, ils étaient ceux qu’un homme sain d’esprit peut avoir.
Durant presque toute la vie du fils, le père et le fils ont été indifférents l’un à l’égard de l’autre. L’épouse du testateur a indubitablement joué un grand rôle dans cette séparation et dans le contrôle de l’information concernant chacun d’eux. Cependant, au cours des années 1950, père et fils ne se connaissaient pas et le père l’a affirmé en termes très clairs quand il a rejeté le projet de rencontre du fils. Ils ne se seraient pas reconnus s’ils s’étaient rencontrés. Il ne restait alors que la simple question de paternité. Que la preuve indique simplement une indifférence à l’égard du fils ou, au plus, un doute quant à la légitimité, ce n’est pas suffisant pour conclure à une aberration, encore moins à une aberration démentielle qui ait motivé le testateur à changer son testament.
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Je suis d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir le jugement de première instance. Quant aux dépens, je suis d’avis de conserver l’adjudication faite en première instance et en Cour d’appel. En cette Cour, je suis d’avis d’ordonner que les dépens de toutes les parties au pouvoir soient recouvrables de la succession, ceux de l’exécutrice l’étant sur la base de frais entre procureur et client.
Appel accueilli avec dépens de toutes les parties recouvrables de la succession.
Procureur de l’appelante: Crease and Company, Victoria.
Procureurs de l’intimé, John Douglas Wharton Ford: Cameron & Cameron, Victoria.
Procureurs de l’intimée, Christ Church Catheral Buildings Limited: Harmon and Company, Victoria.
[1] (1910), 72 W.W.R. 646.