Cour Suprême du Canada
Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd., [1972] R.C.S. 52
Date: 1971-04-27
Canadian General Electric Company Limited (Demanderesse) Appelante;
et
Pickford & Black Limited (Défenderesse) Intimée.
1971: le 23 mars; 1971: le 27 avril.
Présents: Les Juges Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement du Président Jackett de la Cour de l’Échiquier du Canada[1], accueillant une requête afin que soit modifié un rapport du Registraire. Appel accueilli.
F.O. Gerity, c.r., et G.S. Black, c.r., pour la demanderesse, appelante.
D.D. Anderson, c.r., et B.A. Crane, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — L’appel est à l’encontre d’un jugement du président de la Cour de l’Échiquier[2] daté du 26 octobre 1970, accueillant une requête présentée afin que soit modifié le rapport du registraire du district d’amirauté de la Nouvelle-Écosse, daté du 13 mai 1969, en y supprimant la disposition établissant que l’appelante
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ici a droit aux intérêts à compter du jour où la cargaison, dont l’avarie a fait l’objet de l’action, aurait dû être livrée à sa destination prévue et en y substituant une disposition prévoyant que les intérêts ne devraient courir qu’à compter de la date du rapport du registraire.
Dans l’action principale, le Juge Pottier, juge de district en amirauté, a accueilli, par une ordonnance datée du 20 janvier 1969, dont un extrait suit, la demande formée par Canadian General Electric Co. Ltd. contre Pickford and Black Limited en raison de dommages causés par un arrimage défectueux à sa cargaison:
[TRADUCTION] IL EST ORDONNÉ de faire droit, et il est par les présentes fait droit avec dépens, à la réclamation de la demanderesse contre la défenderesse;
ET IL EST EN OUTRE ORDONNÉ que les parties peuvent s’adresser à la cour pour déterminer le montant des dommages subis par la cargaison.
Le 8 mai 1969, le Juge Pottier rendait une autre ordonnance décrétant que [TRADUCTION] «ces chefs de dommages et intérêts, objet du litige entre les parties, soient renvoyés à Linden M. Smith, registraire du district d’amirauté de la Nouvelle-Écosse pour rapport, conformément aux règles de la cour».
La décision rendue par le Juge Pottier le 20 janvier 1969 a été infirmée sur appel à la Cour de l’Échiquier[3], mais sur un pourvoi à cette Cour[4] la décision du juge de district a été rétablie par un arrêt rendu le 1er juin 1970.
Il n’y a jamais eu appel de l’ordonnance du 8 mai 1969, rendue par le Juge Pottier et prescrivant le renvoi au registraire. Dans les motifs de jugement du savant Président, lesquels font l’objet du présent pourvoi, celui-ci dit qu’il a été informé «par l’avocat de la défenderesse, l’avocat de la demanderesse paraissant être du même avis, que cette ordonnance n’existait pas mais que les parties avaient arrangé entre elles ce renvoi…». Le savant Président souligne ensuite que ce n’est que grâce à l’examen qu’il a fait lui-même que l’ordonnance en cause a été découverte dans les dossiers. Il me paraît révélateur qu’on ait inclus dans les dossiers conjoints d’appel en Cour de l’Échiquier et en cette Cour le rapport du
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registraire que l’on cherche à faire modifier par les présentes procédures, rapport où il est dit que le juge en amirauté du district d’amirauté de la Nouvelle-Écosse [TRADUCTION] «a prescrit la détermination des dommages et renvoyé cette liquidation au registraire pour qu’il fasse rapport du montant dû». Comme l’ordonnance du 20 janvier 1969 ne prescrit pas de renvoi au registraire, le rapport de ce dernier indique nettement, selon moi, qu’il y a eu une autre ordonnance en vertu de laquelle le renvoi a eu lieu.
Que les avocats aient connu l’existence de cette ordonnance ou pas, il est bien évident, à la lecture du rapport du registraire, que ce dernier a procédé sur renvoi en vertu de l’ordonnance du Juge Pottier rendue le 8 mai, que l’une et l’autre parties étaient représentées par des avocats et que lors de l’audition du renvoi un des points contestés a été de savoir s’il fallait adjuger les intérêts sur la réclamation de la demanderesse à compter de la date où les marchandises auraient dû être livrées.
Une requête visant à modifier le rapport du registraire a été produite le 23 mai 1969, en vertu de la Règle 129 des Règles de la Cour d’amirauté, qui se lit ainsi:
[TRADUCTION] 129. Dans les quatorze jours qui suivent la signification de l’avis de production du rapport, toute partie peut, par voie de requête énonçant les motifs d’appel, dont il faut donner un avis d’au moins huit jours, interjeter appel à la Cour contre tout rapport; et, sur cet appel, la Cour peut confirmer, modifier ou infirmer les conclusions du rapport et ordonner que jugement soit inscrit en conséquence ou le déférer de nouveau à l’arbitre pour plus ample examen et rapport.
Le rapport du registraire n’a fait l’objet d’aucune contestation lors de l’appel principal en Cour de l’Échiquier ou en cette Cour, bien que ce rapport ait été versé au dossier de l’un et l’autre appel, et que l’audition de ces appels ait eu lieu après l’expiration du délai d’appel prévu à l’art. 129, mais le savant Président a jugé à propos dans la présente affaire de proroger le délai d’audition de l’appel de plus d’une année, ce qu’il avait le droit de faire en vertu de la Règle 200, qui se lit ainsi:
[TRADUCTION] 200. Le juge peut prolonger ou abréger le délai prescrit par les présentes règles ou
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formules ou par toute ordonnance rendue en vertu d’icelles pour l’accomplissement de tout acte ou procédure, aux conditions qu’il juge appropriées, et toute prorogation de la sorte peut être ordonnée après l’expiration du délai prescrit.
Malgré les circonstances mentionnées plus haut, le savant Président a décidé l’appel dans la présente affaire comme s’il n’y avait pas lieu de tenir compte de l’ordonnance rendue par le Juge Pottier le 8 mai. Voici les termes dont il s’est servi: «Dans ces circonstances, j’ai l’intention de ne pas en tenir compte en concluant sur cet appel».
Je dois dire, très respectueusement, que je ne crois pas que cette Cour puisse faire abstraction d’une ordonnance d’un tribunal compétent, revêtue du sceau de ce tribunal et des initiales du juge qui l’a rendue, laquelle n’a jamais été infirmée, écartée, ni modifiée, et qui, à la vérité, n’a jamais fait l’objet d’aucun appel. Je suis donc d’avis qu’il faut considérer les questions que soulève le présent appel à la lumière du fait que les «chefs de dommages et intérêts» en litige ont été renvoyés au registraire en vertu d’une ordonnance du juge de district en amirauté
Dans ses motifs de jugement, le savant Président a pris soin de souligner que les principes que la Cour d’amirauté applique dans l’adjudication d’intérêts comme partie intégrante des dommages accordés, «doivent s’appliquer à une cause d’amirauté en cette Cour». Le passage de ses motifs de jugement qui portent sur ce point se lit ainsi:
Il semble par conséquent, d’après les principes qu’applique la Cour d’amirauté, qui sont ceux applicables par cette Cour lors d’une cause en amirauté, que si le demandeur obtient gain de cause, il a droit non seulement à l’indemnisation du dommage réel subi par son bien à la suite d’une rupture de contrat ou d’un délit, mais également à une compensation sous forme d’intérêts pour le retard du paiement de ces dommages jusqu’à concurrence du montant que la cour fixe discrétionnairement d’après les circonstances de l’espèce.
La règle, en Cour d’amirauté, est la même que celle qui s’applique aux affaires d’amirauté en Angleterre et, à mon avis, le Juge A.K. MacLean, agissant en tant que Président de la Cour
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de l’Échiquier, l’énonce exactement dans The Pacifico v. Winslow Marine Railway and Ship‑building Company[5], lorsqu’il dit:
[TRADUCTION] Le principe adopté par la Cour d’amirauté, statuant en equity, énoncé par sir Robert Phillimore dans The Northumbria (1869) 3 A. & E. 5, et tiré du droit civil, est que le créancier a toujours droit aux intérêts lorsque le débiteur a différé le paiement, que l’obligation résulte d’un contrat ou d’un délit. Il semble que le point de vue adopté par la Cour d’amirauté a été que la personne responsable d’une dette ou de dommages, ayant retenu la somme à payer au demandeur, devrait être considérée comme l’ayant reçue pour le compte de celui à qui le principal est payable. Les dommages et les intérêts, en vertu du droit civil, sont la perte qu’une personne a subie ou le gain qu’elle a manqué de réaliser. Les motifs sont, je crois, nombreux et manifestes de faire prévaloir, dans des affaires comme celle-ci, un principe différent de celui qui s’applique aux affaires commerciales ordinaires.
Je crois que, dans l’exercice de la juridiction d’equity de cette Cour, étant donné que la Cour d’amirauté a toujours jugé selon des principes différents et dissemblables de ceux dont les principes de la common law paraissent tirés, le demandeur en la présente affaire a droit aux intérêts accordés par la cour de première instance, dans son ordonnance formelle de jugement.
Il est donc bien établi qu’il y a une nette distinction entre la règle appliquée dans les cours de common law et celle qui l’est en amirauté quant à ce qui est d’accorder une demande d’intérêts comme partie intégrante des dommages adjugés.
Dans la présente affaire, cependant, le savant Président s’est cru lié par l’arrêt de la Cour d’appel d’Ontario dans Great Lake SS. Co. v. Maple Leaf Milling Co.[6], une affaire de common law à laquelle les principes suivis par les cours d’amirauté ne s’appliquaient pas et, de ce fait, il a appliqué l’extrait qui suit du jugement du Juge en chef Mulock (page 676):
[TRADUCTION] La compagnie demanderesse a interjeté appel du rapport pour le motif que le Master s’est trompé en refusant l’intérêt sur les sommes dépensées à la réparation de cette avarie. Le Juge Riddell a entendu l’appel et l’a rejeté; le présent
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appel est de ce rejet. La question que cette Cour a à trancher est de savoir si le Master aurait dû accorder les intérêts sur les sommes ainsi dépensées.
Le jugement ne déclare pas la compagnie demanderesse en droit d’obtenir l’indemnisation des dommages qu’elle a subis par suite de l’avarie au navire, mais simplement qu’elle est en droit d’obtenir l’indemnisation du «dommage au navire». Cette expression limite le montant recouvrable à celui du dommage réel causé au navire. Les intérêts sur le coût des réparations peuvent bien constituer un dommage pour la compagnie demanderesse, mais ils ne constituent pas un «dommage au navire».
Cet extrait de la décision du Juge en chef Mulock paraît avoir guidé le savant Président dans sa décision de l’affaire à lui soumise. A ce sujet, après la citation qui précède, il poursuit:
Selon cette décision, on tient compte de la façon dont le demandeur formule sa «réclamation», dans l’assignation et l’exposé de demande et de la façon dont la cour énonce le jugement qu’elle rend. Si la réclamation porte sur les dommages subis par le demandeur à la suite des dommages délictuels causés à ses marchandises, la réclamation ne porte pas seulement sur les dommages qu’ont subis les marchandises mais également sur l’intérêt du montant de ces dommages à titre de compensation pour la période allant du jour où il a reçu ou aurait dû recevoir les marchandises endommagées jusqu’à ce qu’il reçoive le montant de ces dommages. D’autre part, si le demandeur réclame la réparation des dommages subis par ses marchandises, la réclamation ne porte que sur ces dommages. Les différentes façons dont peut se formuler la «réclamation» ont bien sûr une grande importance car, si la «réclamation» est formulée de façon générale, le défendeur saura qu’il doit répondre à une réclamation implicite d’intérêts alors que si la «réclamation» est formulée de façon précise, le défendeur ne fait aucunement face à une telle réclamation. Cette différence dans la façon de formuler la «réclamation» est également importante parce que si le «jugement» de la Cour suit les suggestions de la formule 67 des Règles d’amirauté, il doit se lire ainsi: «La cour… a admis la réclamation du demandeur et a condamné le… défendeur… à payer le montant dû au demandeur». (Les italiques sont de moi).
En l’espèce, la réclamation du demandeur est définie sur l’exposé de demande comme portant «sur les dommages subis par lesdites marchandises»,
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et, bien qu’en première instance le savant juge n’ait pas suivi les termes exacts de la formule 67, il a clairement parlé de la réclamation telle que formulée dans l’assignation lorsque après avoir admis «la réclamation du demandeur», il a autorisé les parties à soumettre une requête à la cour en vue d’obtenir une évaluation «des dommages causés aux marchandises».
Si je ne tiens compte que de la décision du savant juge de première instance et de l’ordonnance en découlant, je conclus, pour les motifs que je viens d’énoncer, que le jugement de la cour en faveur du demandeur ne portait que sur sa réclamation de réparation des dommages causés à la cargaison[7]. Si cette conclusion est exacte, le registraire de district ne pouvait valablement, en tant qu’arbitre, accorder aucun intérêt sur ces dommages. Il est évident qu’un arbitre n’est compétent que pour fixer le montant de la «réclamation d’un demandeur» en faveur duquel la cour s’est prononcée.
Il paraît donc clair que le savant Président a été d’avis que, parce que le jugement rendu par le Juge Pottier, le 20 janvier 1969, ne mentionne pas les intérêts, l’adjudication par le registraire d’intérêts sur les dommages ne saurait être valide. Cette façon de voir implique, évidemment, qu’on ne tienne pas compte de l’ordonnance du 8 mai 1969, mais je dois dire, respectueusement, qu’elle me paraît également ne pas tenir compte du principe de droit maritime établi depuis l’arrêt de Lord Selborne, Lord Chancelier, dans The Khedive[8], où il dit, p. 803, au sujet des jugements de la Cour d’amirauté:
[TRADUCTION] I/ ne semble pas que la pratique de la Cour ait été de donner dans ces ordonnances une directive quant à l’intérêt; je crois plus probable que le principe d’après lequel l’intérêt a été calculé en vertu de celles-ci est celui que mentionne M. Sedgwick dans son ouvrage sur les dommages, où il traite du pouvoir d’un jury d’accorder de l’intérêt à titre de dommages pour la détention d’argent ou de biens illégitimement retenus ou pour punir une conduite négligente, délictuelle ou frauduleuse, la destruction de biens ou leur endommagement comportant la perte d’un profit qui aurait pu être réalisé par leur utilisation ou leur emploi.
(Les italiques sont de moi).
Il n’y a pas, à mon avis, de règle en amirauté établissant que si la demande porte sur les dommages subis par le demandeur il s’agit d’une de-
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mande non seulement de dommages, mais aussi d’intérêts tandis que si la demande porte sur les dommages subis par ses biens, il s’agit d’une demande de dommages seulement.
L’affaire du Baron Aberdare[9], illustre bien la situation en amirauté. L’action avait été introduite dans la division du Banc de la Reine par les propriétaires du Baron Aberdare contre la London and St. Katharine’s Dock Company, pour dommages subis par ce navire à cause de la négligence de la compagnie portuaire. Après que les demandeurs eurent obtenu jugement en leur faveur, l’action a été renvoyée, du consentement des parties, à la division d’amirauté pour détermination des dommages par le registraire et des marchands qui ont accordé des intérêts depuis la date à laquelle les dommages étaient survenus. Dans ses motifs de jugement, Lord Esher, M.R., fait remarquer ceci: (p. 108)
[TRADUCTION] …le registraire, conformément à la pratique suivie depuis de nombreuses années en Cour d’amirauté, a accordé des intérêts à compter du moment où l’avarie est survenue. On a contesté cette adjudication d’intérêts,…
Lord Esher dit, plus loin:
[TRADUCTION] On a aussi prétendu qu’en admettant qu’il s’agisse là d’affaires d’amirauté, la pratique, en division d’amirauté, d’adjuger des intérêts eo nomine sur le montant des dommages fixés était incorrecte, qu’elle devrait être écartée et qu’on devrait adopter une pratique semblable à celle qui est suivie en division du Banc de la Reine. Je ne puis cependant pas accepter cette dernière prétention parce qu’il me semble n’y avoir rien d’injuste à la façon dont la Cour d’amirauté a toujours fixé les dommages. Au contraire, je suis porté à penser que cette façon est plus juste que la règle de common law; dans l’affaire The Khedive, Lord Selborne ne paraît avoir nullement désapprouvé ce mode de fixer les dommages.
J’ai cité cette décision pour montrer que lorsque l’on fait appel à la juridiction de la Cour d’amirauté, la pratique d’accorder des intérêts sur le montant des dommages à compter du moment de l’avarie s’applique à une affaire où il s’agit de dommages subis par les biens du demandeur («le navire», dans cette affaire-là).
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Si, toutefois, il existait une règle comme celle que mentionne le savant Président, il ne serait pas hors de propos de souligner que la demanderesse dans la présente action, alléguant négligence, affirme au paragraphe 10 de sa déclaration que [TRADUCTION] «la demanderesse a subi des dommages considérables au matériel mentionné ci-dessus». Cela me paraît être une action qui porte, pour employer les termes mêmes du savant Président, sur «les dommages subis par le demandeur à la suite des dommages délictuels causés à ses marchandises».
Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel, de rejeter la requête visant à modifier le rapport du registraire du district d’amirauté de la Nouvelle-Écosse daté du 13 mai 1969 et de confirmer ce rapport. L’appelante a droit à ses dépens en cette Cour et en Cour de l’Échiquier.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs de la demanderesse, appelante: F.O. Gerity, Toronto, et G.S. Black, Halifax.
Procureur de la défenderesse, intimée: D.D. Anderson, Dartmouth.
[1] [1970] R.C.É. 552.
[2] [1970] R.C.É. 552.
[3] [1969] 2. R.C. de l’É. 392.
[4] [1971] R.C.S. 41, 14 D.L.R. (3d) 372.
[5] [1925] 2 D.L.R. 162 à 167, [1925] R.C. de l’É. 32.
[6] [1926] 1 D.L.R. 675, (1925-26), 58 O.L.R. 244.
[7] [1970] R.C.É. 552.
[8] (1882), 7 App. Cas. 795 à 803, [1881-5] All E.R. 342.
[9] (1888), 13 P.D. 105, 59 L.T. 251.