Cour Suprême du Canada
Cité de Québec c. Picard, [1972] R.C.S. 227
Date: 1971-05-31
La Cité de Québec (Défenderesse) Appelante;
et
J. Lucien Picard (Demandeur) Intimé.
1970: les 22 et 23 octobre; 1971: le 31 mai.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Ritchie et Hall.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un jugement du Juge en Chef Dorion. Appel rejeté.
Claude Gagnon, c.r., pour la défenderesse, appelante.
Roger Thibaudeau, c.r., pour le demandeur, intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE EN CHEF — A la suite du bris d’une conduite d’amenée du réseau d’aqueduc de la cité de Québec qui se produisit dans la matinée du 9 octobre 1961, sur le boulevard Hamel, la cave de la maison de l’intimé fut inondée et des dommages s’ensuivirent. Picard poursuivit la Cité pour obtenir compensation. M le juge en chef Dorion de la Cour supérieure, s’appuyant sur les dispositions des art. 1053 et 1054 C.C., lui accorda, à titre de dommages‑intérêts, une somme de $3,269.29.
Ce jugement fut porté en appel et le dispositif en fut confirmé par une décision majoritaire1. Formant la majorité, MM. les juges Choquette et Montgomery furent d’avis que les dispositions du troisième alinéa de l’art. 1055 C.C., (ruine de bâtiment) s’appliquaient en l’espèce alors que, dissident, M. le juge Owen aurait maintenu l’appel et rejeté l’action vu que dans son opinion, celle-ci ne pouvait être accueillie, ni en vertu des dispositions des art. 1053 et 1054 étant donné la preuve au dossier, ni en vertu des dispositions ci-dessus de l’art. 1055, al. 3, vu l’absence d’allégations nécessaires à ces fins dans les plaidoiries.
L’appelante demanda et obtint par la suite permission d’appeler à cette Cour de ce jugement.
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Le dommage subi par l’intimé est arrivé par suite de l’éclatement d’un tuyau de fonte de douze pieds de long et de quatorze pouces de diamètre, faisant partie d’une conduite d’amenée enfouie cinq à six pieds sous terre et raccordée à une autre conduite d’amenée dont les tuyaux avaient quarante pouces de diamètre. L’éclatement s’est produit à dix pieds du point de raccordement et à vingt-deux pieds de celui où une valve d’arrêt avait été placée sur la conduite de quatorze pouces de diamètre, en somme entre le point de raccordement et la valve. Dans l’éclatement, un morceau de six à sept pieds de long par environ deux pieds et demi de large se détacha du tuyau, avec le résultat qu’un million de gallons d’eau venant de la conduite de diamètre supérieur se vida instantanément à ce point pour jaillir de trente à quarante pieds dans les airs, se répandre sur le boulevard Hamel et inonder, notamment, le terrain et la cave de la maison de l’intimé.
Il est constant que ce tuyau, comme ceux de la conduite d’amenée dont il faisait partie, avait été fabriqué selon les règles de l’art par une compagnie manufacturière d’une réputation internationale et donnant, selon l’opinion unanime des experts entendus au cours de l’enquête, toutes les qualités qu’il était possible d’exiger dans la manufacture de tuyaux. A la vérité et au moment du bris, ce tuyau était en service depuis près de 50 ans. Après examen, les experts attribuèrent l’éclatement à un vice de construction consistant en l’existence d’une excroissance poreuse et génératrice de corrosion, d’environ un-seizième de pouce, située sur la paroi intérieure et au centre de ce tuyau. La preuve des experts est contradictoire sur la question de savoir si cette petite excroissance, située au centre de ce tuyau de quatorze pouces de diamètre et de douze pieds de longueur, pouvait, lors de la mise en place du tuyau, être visible, à la lumière du jour, par un inspecteur. Le juge au procès a conclu que l’existence de cette excroissance aurait pu être décelée, lors de l’installation des tuyaux, si les préposés de la Cité y avaient apporté une attention raisonnable. Il a, de plus, considéré que si la valve d’arrêt, fixée sur la conduite de quatorze pouces de diamètre, avait été placée plus près du point de raccordement de cette conduite avec celle de quarante pouces de diamètre, — au lieu de l’être, comme ce fut le cas, à vingt-deux pieds de ce
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point, — il aurait été plus facile de diminuer la quantité d’eau qui s’est répandue, ce qui aurait eu pour conséquence d’atténuer, sinon éliminer, les dommages. Telles sont les deux raisons sur lesquelles le savant juge s’est appuyé pour appliquer respectivement les art. 1054 et 1053 C.C., et conclure à la responsabilité de la Cité.
Seul, en Cour d’appel, à se prononcer explicitement sur l’application des art. 1053 et 1054 C.C., M. le juge Owen a conclu que la preuve n’en justifiait pas l’application. Il jugea, en ce qui concerne l’art. 1053, que même si la valve d’arrêt eût été placée autrement, on n’aurait pu la fermer en temps utile pour éviter les dommages causés et, en ce qui regarde l’art. 1054, il exprima l’avis que la Cité avait établi qu’elle ne pouvait, par l’emploi de moyens raisonnables, déceler, lors de la pose de cette conduite en 1914, le défaut de ce tuyau qui éclata en 1961. Certes, je ne vois guère de raisons de différer d’opinion sur ces faits. Il ne me paraît pas nécessaire, cependant, de poursuivre la question vu l’opinion que je me suis formée sur l’applicabilité des dispositions de l’art. 1055, alinéa 3.
Identiques à celles de l’art. 1386 du Code Napoléon, ces dispositions se lisent comme suit:
Le propriétaire d’un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est arrivée par suite du défaut d’entretien ou par vice de construction.
Ainsi donc, deux éléments conditionnent l’existence de la responsabilité édictée en ces dispositions. Il faut, en premier lieu, qu’il s’agisse d’un «bâtiment» et, en second lieu, que le dommage résulte de sa ruine. Sous le droit civil du Québec, comme sous le droit français, le mot «bâtiment» est ici entendu au sens large du mot et est synonyme de «constructions», ainsi qu’il appert des autorités citées aux motifs de M. le juge Montgomery et auxquels M. le juge Choquette donna son accord. Il n’est guère nécessaire, sauf peut-être très brièvement, d’élaborer sur le point. Disons que dans Planiol et Ripert, Traité de droit civil, tome 6, n° 608, on précise que sont bâtiments au sens de l’art. 1386 du Code Napoléon:
…les constructions, quelle qu’en soit d’ailleurs la destination, faites avec des matériaux quelconques, assemblés et reliés artificiellement de façon à pro-
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curer une union durable, et à condition qu’elles soient incorporées au sol ou à un immeuble par nature.
Dans Nadeau, Traité de droit civil du Québec, vol. 8, p. 446, n° 519, on adopte cette définition comme une expression fidèle du sens du mot «bâtiment» sous le droit civil du Québec. On verra aussi dans l’affaire Pinatel Piece Dye Works Limited v. La Ville de Joliette[2], que M. le juge George S. Challies, maintenant juge en chef adjoint de la Cour supérieure de Québec, s’appuya sur cette définition pour condamner la ville de Joliette, en vertu de l’art. 1055, al. 3, en raison de dommages subis par la compagnie demanderesse à qui la Ville avait fourni une eau affectée d’impuretés attribuables à un vice de construction de son réservoir. Cette décision est citée aux motifs de M. le juge Montgomery au soutien du jugement a quo.
On lira avec intérêt dans Dalloz, Jurisprudence générale 1950, Recueil périodique, à la page 105, une décision de la Cour de cassation et la note en appendice. Il s’agissait là de l’inondation d’un terrain par suite de l’éruption des eaux résultant de l’écroulement d’un barrage. Ainsi qu’il appert au sommaire fidèle de la décision, on cassa le jugement de la Cour inférieure en faisant à celle-ci le reproche d’avoir négligé de
…rechercher si la brèche incriminée était due à la ruine du barrage (assimilable à un bâtiment) par suite d’un défaut d’entretien ou d’un vice de construction.
Référons enfin à une décision du tribunal civil de Tours, rapportée dans la Gazette du Palais, 1940, vol. 2, à la page 390. Il s’agissait, en cette affaire, d’une réclamation en dommages causés par la rupture d’une canalisation de gaz. On jugea que les objets mobiliers incorporés aux immeubles ou construits en sous-sol deviennent immeubles en raison de leur caractère durable et permanent et assimilés au bâtiment par l’application de l’art. 1386 C.N. et que dès lors, le propriétaire de tuyaux à gaz incorporés au sol est de plein droit responsable du dommage causé par leur rupture arrivée par défaut d’entretien ou vice de construction.
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D’accord avec les juges de la majorité, je dirais donc que la conduite d’amenée du réseau d’aqueduc, dont le tuyau qui s’est brisé fait partie intégrante, est un bâtiment, une construction, et à l’instar des savants juges, j’ajouterais qu’il y a eu ruine de ce bâtiment ou de cette construction. On peut rappeler, à ce point, que la ruine d’un bâtiment, selon que s’en est exprimée la Cour de cassation dans un arrêt en date du 19 mai 1953, doit s’entendre
…non seulement de sa destruction totale; mais encore de la dégradation partielle de toute partie de la construction ou de tout élément mobilier ou immobilier qui y est incorporé de façon indissoluble. (cf. Dalloz 1953, p. 515).
Dans le cas qui nous occupe, il va sans dire que la rupture du tuyau constituait non seulement une dégradation partielle de cette partie du réseau de l’aqueduc, mais un facteur entièrement destructif de son utilité.
En somme, la preuve établit clairement que le dommage subi par l’intimé a été causé par la ruine de la construction de la Cité, que cette ruine est imputable à un vice de construction et qu’il y a lien de causalité entre ce vice de construction et le dommage subi. D’ailleurs, la Cité en a fait l’admission judiciaire en plaidant au par. 5 de sa défense:
5. Le bris du tuyau est imputable à un défaut caché et vice de construction qui se trouvait dans le dit tuyau et que la défenderesse ne pouvait raisonnablement ni prévoir ni trouver ni connaître.
Répondant à l’objection du procureur de la Cité, objection retenue par M. le juge Owen, voulant que l’intimé n’avait pas expressément invoqué dans sa déclaration l’art. 1055, al. 3, MM. les juges Choquette et Montgomery ont interprété cette allégation du par. 5 de la défense comme suffisante pour mettre devant la Cour la question de l’applicabilité de l’art. 1055, al. 3. Avec cette interprétation, je suis respectueusement d’accord. A la vérité, le moins qu’on puisse dire, c’est que, si les faits allégués dans la déclaration ne permettent pas d’invoquer l’art. 1055, al. 3, la Cité elle-même s’est chargée, par ces allégations de son plaidoyer, d’introduire la question au débat.
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L’on sait que l’art. 1055, al. 3, n’établit pas une présomption de faute contre le propriétaire. Mais dès que le demandeur a établi que la ruine du bâtiment, qui a causé le dommage, provient notamment d’un vice de construction, — comme c’est le cas en l’espèce — le propriétaire est responsable et sa responsabilité ne cédera que devant une preuve claire et positive d’un cas fortuit ou force majeure ou de la faute de la victime. (cf. Lalou, Traité pratique de la responsabilité civile, 6e éd., p. 655, n° 1149). C’est que la responsabilité édictée par ces dispositions se fonde sur des considérations spéciales décrites aux citations ci-après. Dans H. & L. Mazeaud et André Tunc, Responsabilité civile délictuelle et contractuelle, 5e éd., tome 2, p. 54, n° 1067:
1067. Alors, où chercher le fondement de l’article 1386? Il semble que l’on puisse dire que l’article 1386 suppose qu’une faute ait été commise, par le propriétaire ou par un tiers (1), et que, pour faciliter l’action de la victime, il en rende toujours le propriétaire responsable ou garant (2). Lorsque la faute émane du propriétaire, l’article 1386 n’est qu’une application particulière de l’article 1382. Mais, pour ne pas obliger la victime à entrer dans l’analyse de situations juridiques auxquelles elle est étrangère, l’article 1386 la dispense de rechercher de qui émane la faute. S’il n’en est pas l’auteur, le propriétaire en est fait le garant, sauf à lui à exercer un recours (3).
Dans Lalou, op. cit., p. 649:
…Le fondement de la responsabilité édictée par l’article 1386 n’est pas nécessairement une faute du propriétaire; ce peut être la faute d’autres personnes (locataire, architecte, entrepreneur) contre lesquelles, d’ailleurs, le propriétaire pourra recourir. Mais l’article 1386 ne distingue pas suivant que le propriétaire est ou non gardien du bâtiment.
* * *
D’après la jurisprudence de la Cour de cassation, une fois faite la preuve du vice de construction ou du défaut d’entretien, le propriétaire ne peut pas être admis, pour s’exonérer, à démontrer qu’il n’a commis aucune faute (V. infra, n° 1149). Les seules causes d’exonération sont la force majeure ou la faute de la victime.
Ainsi qu’on a jugé en Cour d’appel, la preuve au dossier ne permet pas d’y trouver des faits sur lesquels puisse se fonder aucune de ces causes d’exonération de la responsabilité édictée par l’art. 1055, alinéa 3.
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Quant au montant des dommages accordés, les parties sont d’accord.
Pour toutes ces raisons, je rejetterais l’appel avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs de la défenderesse, appelante: Gagnon, de Billy, Cantin, Dionne & Lahaye, Québec.
Procureurs du demandeur, intimé: Lachapelle, Roy & Richard, Québec.
[1] [1968] B.R. 481.
[2] [1958] R.L. 257.