Cour Suprême du Canada
Berryland Canning Co. Ltd. et al. c. Toronto-Dominion Bank, [1972] R.C.S. 259
Date: 1971-05-31
Berryland Canning Company Limited et al. Appelantes;
et
The Toronto-Dominion-Bank lntimée;
et
R. Victor Barnett (Syndic)
et
Gourmet Sales Inc. (Débitrice).
1971: le 5 février; 1971: le 31 mai.
Présents: Les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec, confirmant un jugement de la Cour supérieure qui avait rejeté une requête contestant la validité d’une garantie donnée en conformité de l’art. 88 de la Loi sur les banques. Appel rejeté, le Juge Pigeon étant dissident.
Robert Litvack, pour les appelantes.
John H. Gomery, pour l’intimée.
Le jugement des Juges Abbott, Martland, Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE JUDSON — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Cour d’appel du Québec rejetant l’appel de R. Victor Barnett, en sa qualité
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de syndic de l’actif de la faillie Gourmet Sales Inc. Les appelantes en cette Cour sont des créancières non garanties de Gourmet et elles ont interjeté appel en conformité de l’art. 16 de la Loi sur la faillite, le syndic n’ayant pas lui-même fait appel de ce jugement. Ce qu’il faut décider c’est si l’intimée, la banque Toronto-Dominion, a obtenu une garantie valide de Gourmet en conformité de l’art. 88 de la Loi sur les banques. La requête contestant la validité de cette garantie a été rejetée en première instance ainsi qu’en appel.
La compagnie débitrice, Gourmet, était une filiale en propriété exclusive de Bedford Foods Limited, entreprise de produits alimentaires et de mise en conserve. Gourmet servait d’intermédiaire pour la mise en marché de ces produits. Les deux compagnies avaient le même personnel, des stocks, entrepôts et bureaux communs, et leur comptabilité était unifiée.
Les deux compagnies avaient des comptes de banque à la même succursale. En février 1965, Bedford devait à la Banque un montant de $900,000 garanti par une cession faite en vertu de l’art. 88 et datée du 16 janvier 1964. Gourmet n’était pas endettée envers la banque mais devait $305,000 à Bedford et était solidairement responsable pour la dette de Bedford envers la banque. Bedford avait également consenti à la banque une cession générale de ses dettes actives.
A l’automne de 1964, la banque s’est rendue compte que tout le stock visé par sa garantie n’appartenait pas à Bedford et elle a demandé qu’un état détaillé des stocks de Bedford et Gourmet soit dressé. La banque avait comme politique d’exiger que les avances soient garanties en stocks pour une valeur de 125 pour cent. L’ensemble du stock étant évalué à une somme se situant entre $1,100,000 et $1,200,000, Bedford ne pouvait s’endetter pour plus de $900,000.
En février 1965, un état détaillé révéla que le stock appartenait à Bedford à concurrence d’environ $750,000 et à Gourmet à concurrence de $350,000, cette dernière somme n’étant pas grevée. Pour remédier à cette situation, Gourmet signa des documents le 15 février 1965 en conformité de l’art. 88 de la Loi sur les banques.
Le 28 février 1965, Gourmet donna à la banque un billet de $300,000 payable sur demande et portant intérêt à six pour cent l’an. Le 1er mars
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1965, Gourmet a fait en faveur de Bedford un chèque de $300,000 qui fut visé par la banque. Ce montant fut d’abord porté au crédit du compte courant de Bedford, puis au débit, et la dette au compte d’avances fut réduite de $900,000 à $600,000. La banque prêta $300,000 à Gourmet en portant cette somme au crédit de son compte pour couvrir le chèque fait en faveur de Bedford.
Le prêt de $300,000 à Gourmet faisait partie d’une marge de crédit renouvelable pouvant atteindre un maximum de $500,000. C’était la première d’une longue série d’avances, s’élevant à $765,000 au total, qui ont été consenties par la banque à Gourmet après le 1er mars 1965 et jusqu’à la date de la faillite.
Au début d’août 1965, sur pétition de la banque, des ordonnances de séquestre furent rendues contre Bedford et Gourmet. La banque réalisa $246,632.93 en vendant le stock de Gourmet.
Le syndic contesta la validité de la garantie de la banque pour le motif qu’aucun prêt de $300,000 n’avait été consenti à Gourmet et qu’il n’y avait eu en quelque sorte que des écritures comptables destinées à transporter une partie de la dette préexistante de Bedford à Gourmet — en d’autres termes, que l’opération était en violation de l’art. 90 (1) de la Loi sur les banques:
90. (1) La banque ne doit acquérir ni détenir aucun récépissé d’entrepôt ou connaissement, ni aucune garantie prévue à l’article 88, pour garantir le paiement d’une dette, d’un engagement, d’une avance ou d’un prêt à moins que la dette ou l’engagement ne soit contracté, ou que l’avance ou le prêt ne soit consenti,
(a) à l’époque de ladite acquisition par la banque, ou
(b) sur la promesse ou convention écrite qu’un récépissé d’entrepôt, un connaissement ou une garantie prévue à l’article 88, serait donné à la banque, auquel cas la dette ou l’engagement peut être contracté, ou l’avance ou le prêt consenti avant ou après cette acquisition ou à l’époque de l’acquisition,
et la dette, l’engagement, l’avance ou le prêt peut être renouvelé, ou le délai pour son paiement peut être prorogé, sans atteindre une garantie ainsi acquise ou détenue.
Eu égard à ces faits, le juge de première instance et, à l’unanimité, la Cour d’appel, ont conclu
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qu’il n’y avait pas eu violation de l’art. 90 de la Loi sur les banques et que la garantie en vertu de l’art. 88 était valide. La conclusion de la Cour d’appel est bien résumée dans l’extrait suivant des motifs du Juge Hyde:
[TRADUCTION] Je partage entièrement cet avis. Les opérations effectuées sont parfaitement claires, d’après les archives de la banque et des compagnies concernées. La Banque aurait pu exiger que Bedford réduise son emprunt à $600,000 par d’autres arrangements, puis elle aurait pu faire un nouveau prêt à Gourmet en vertu de l’art. 88. Rien au dossier n’indique que la situation financière des compagnies était précaire à ce moment-là; de fait, Edward Tinmouth, l’un des vérificateurs des deux compagnies, a témoigné (dossier, page 176) que les affaires de Gourmet allaient normalement à la fin de 1964 et que d’après l’examen qu’il avait fait de ses écritures, Gourmet, qui avait garanti les obligations de Bedford, pouvait faire honneur à ses obligations au fur et à mesure de leur échéance. Pour des raisons que je ne puis comprendre, on l’a empêché de témoigner à propos de l’état financier consolidé des deux compagnies. Je ne puis rien voir au dossier qui indique que les arrangements relatifs au prêt avaient été revisés pour des raisons autres que le fait que l’on s’était rendu compte que Bedford n’était pas propriétaire de tout le stock censément donné en garantie à la Banque.
J’estime comme le juge de première instance que c’était là une opération sans détours et parfaitement régulière qui ne comportait aucune intention de commettre une fraude ou de faire autre chose que de régulariser les arrangements relatifs à la garantie.
En d’autres termes, une fois connue cette situation, Gourmet a payé à Bedford la valeur du stock dont elle avait, d’après la Banque, la possession et la propriété. Pour ce faire, elle a emprunté $300,000 à la banque et a donné la garantie prévue à l’art. 88.
Deux points subsidiaires ont été discutés en première instance et en appel. Le premier était la question de savoir s’il y avait eu un transport de biens de Gourmet à Bedford, une fois la garantie donnée. Sur ce point les Cours ont considéré, entre autres choses, des procès‑verbaux du conseil d’administration non signés; ceux de Bedford étaient datés du 7 avril 1965 et ceux de Gourmet, du 30 avril 1965. Le juge de première instance a cru qu’il y avait eu transport. La Cour d’appel n’a pas accepté cette conclusion, décidant qu’il
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n’y en avait pas eu; mais elle a confirmé la validité de la garantie donnée par Gourmet en vertu de l’art. 88. Sur ce point, je suis d’accord avec la Cour d’appel.
Le syndic de la faillite, en première instance comme en appel, et l’appelante en cette Cour, ont cherché à démontrer que la banque n’avait pas obtenu un prix suffisant en aliénant le stock. Là encore, je suis d’accord avec les deux Cours que cette allégation n’est pas fondée.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens,
LE JUGE PIGEON (dissident) — La banque intimée a consenti des avances importantes à Bedford Foods Limited, entreprise industrielle. Ces avances étaient garanties par une cession de stock en conformité de l’art. 88 de la Loi sur les banques. Au cours de l’automne de 1964, la banque s’est rendue compte qu’une partie importante du stock sur lequel elle s’était fondée pour consentir les avances à Bedford n’appartenait pas à sa débitrice mais à une filiale en propriété exclusive, Gourmet Sales Inc. Au mois de février 1965, il a été établi que le stock de la filiale valait environ $350,000 et celui de la compagnie mère, $750,000.
Gourmet a alors signé des documents en conformité de l’art. 88 et le 28 février 1965 elle a donné à la banque un billet de $300,000 payable sur demande. On a considéré que c’était là un emprunt et le montant a été porté au débit d’un compte d’avances. La somme prêtée a été portée au crédit du compte courant de Gourmet et elle en a été retirée le lendemain, le 1er mars 1965, au moyen d’un chèque de $300,000 fait par Gourmet en faveur de la compagnie mère. La banque a visé le chèque et l’a porté au crédit du compte courant de la compagnie mère. Mais on a immédiatement inscrit un montant égal de $300,000 au débit de ce compte, diminuant ainsi le compte d’avances de la compagnie mère de $900,000 à $600,000. Voici comment le gérant de la banque a décrit l’opération à la barre des témoins:
[TRADUCTION] Nous sommes une banque. Nous prêtons de l’argent sur une garantie. La garantie, c’est le stock, que nous croyons être au nom de Bedford Foods. Durant quelque temps c’est sur cette base que nous avons agi; lorsque nous avons
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appris qu’en réalité une partie du stock appartenait à la filiale, Gourmet, ce fut une affaire bien simple que d’appliquer à Gourmet l’article quatre-vingt-huit (88). Ce qui a suivi l’inscription du prêt n’était que simple formalité.
Il a également dit ne pas croire qu’il aurait visé le chèque de $300,000 pour d’autre fin que de diminuer le montant du prêt de Bedford.
Le compte d’avances de $300,000 de Gourmet est demeuré inchangé jusqu’au début d’août 1965 alors que Gourmet fit faillite. Le solde du compte courant, qui s’élevait alors à $3,299.56, a été porté au crédit du compte d’avances, ce qui a réduit celui-ci à $296,700.44. La banque a pris possession du stock et l’a vendu, réalisant $246,632.93.
Le syndic de la faillite a engagé des procédures réclamant à la banque la valeur des marchandises pour le motif que la garantie n’était pas valide vu l’art. 90 de la Loi sur les banques. Il a été allégué que la garantie n’avait pas réellement été prise pour une nouvelle avance mais pour une partie d’une avance déjà consentie à la compagnie mère. De fait, Gourmet devait déjà à la banque la somme avancée, ayant signé une convention de garantie par laquelle elle se rendait solidairement responsable des dettes de Bedford envers la banque; Bedford, elle, demeurait responsable de l’ensemble de la dette car elle avait donné une garantie semblable à l’égard des dettes de Gourmet.
La banque a contesté la requête, soutenant non seulement que la garantie était valide à cause du prêt de $300,000 mais qu’elle l’était également à cause de ce qu’elle prétendait avoir été des avances subséquentes s’élevant à $765,938.75. La pièce R-11 produite par le gérant de la banque indique que ce montant, qui y est décrit comme représentant le Mouvement (du compte), n’est rien d’autre que le total des sommes portées au débit du compte courant de Gourmet. Je ne puis voir comment ces paiements peuvent être considérés comme des avances. Les dépôts représentaient une couverture plus que suffisante parce qu’en définitive, il y avait un solde excédentaire au compte courant. Je ne puis voir non plus comment une partie de ces sommes ait pu être considérée
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comme une dette envers la banque au moment où celle-ci a pris des mesures pour réaliser sa garantie, ou à tout autre moment. A mon avis, les dispositions du Code civil relatives à l’imputation des paiements, art. 1158 à 1161, lues en regard des art. 1227 et 1228, s’opposent de façon concluante à cette prétention.
La Banque a également soutenu, en se fondant sur des procès-verbaux d’assemblées non signés, que Gourmet avait vendu son stock à la compagnie mère le 1er janvier 1965. Le juge de première instance a accepté cette prétention mais la Cour d’appel a décidé, avec raison à mon avis, que la preuve à cet égard n’établissait pas une telle vente, et elle a signalé que le compte courant à la banque indiquait que Gourmet avait continué à faire le commerce jusqu’à la date de l’ordonnance de séquestre.
La Cour d’appel a toutefois décidé que la garantie était valide parce que: [TRADUCTION] «la banque aurait pu exiger que Bedford réduise son emprunt à $600,000 par d’autres arrangements, puis elle aurait pu faire un nouveau prêt à Gourmet en vertu de l’article 88». Elle a également déclaré que: [TRADUCTION] «C’était là une opération sans détours et parfaitement régulière qui ne comportait aucune intention de commettre une fraude ou de faire autre chose que de régulariser les arrangements relatifs à la garantie».
Je dois dire, respectueusement, que je ne puis accepter ce raisonnement. Il ne s’agit pas de savoir s’il était possible d’obtenir une garantie valide dans les circonstances, ni si une fraude a été commise. A mon avis, il s’agit uniquement de savoir si les exigences de la loi ont été satisfaites. Le droit d’obtenir une garantie en vertu de l’art. 88 de la Loi sur les banques est en soi exceptionnel. C’est là une dérogation aux règles générales de droit (art. 1970, C.C.). En outre, l’art. 90 est de par ses termes une loi prohibitive qui emporte nullité en cas de violation. Par conséquent, ce n’est pas une question d’intention honnête mais de droit strict.
Dans Le Ministre du Revenu National c. Cox[1], cette Cour a unanimement exprimé l’avis suivant: «L’échange simultané des chèques alors qu’aucun des deux ne devait être honoré, faute de provision
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suffisante, s’il n’avait été compensé par l’inscription de l’autre, ne peut être considéré que comme une seule opération».
Dans Smythe c. Le Ministre du Revenu national[2], cette Cour a exprimé un avis semblable à l’égard d’une opération préalablement convenue, qui comprenait non seulement un échange de chèques mais également une avance temporaire par une banque. Remarquons que dans cette dernière affaire, cette Cour a expressément déclaré ne pas s’appuyer sur l’art. 137 (2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui prévoit dans certains cas un impôt «nonobstant la forme ou l’effet juridique des opérations». Par conséquent, la décision implique que l’on s’est fondé sur la véritable nature juridique de l’opération.
Dans Monarch Securities Ltd v. Gold[3], il a été décidé que la forme des documents n’empêche pas les tribunaux de déterminer la véritable nature d’une opération.
De même, dans Maas v. Pepper[4], il a été jugé qu’une vente de meubles suivie d’une convention de location-vente était en réalité un prêt et qu’elle était par conséquent invalide vu le défaut d’enregistrement. Dans cette dernière cause comme en la présente, il y avait eu contrepartie, mais à la lumière de la véritable nature de l’opération, on n’avait pas satisfait aux conditions de la loi pour que la garantie fût valide.
En vertu de l’art. 90, une nouvelle avance est une condition essentielle de la validité de la garantie prévue à l’art. 88. Cette condition n’est pas remplie par l’obtention d’un nouveau billet pour une ancienne dette, comme en l’espèce. Cette condition est une question de fond, et non une simple formalité.
Pour les motifs ci-dessus exposés, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens en cette Cour en faveur des appelantes, d’infirmer les jugements de la Cour d’appel et de la Cour supérieure, et d’accueillir la requête du syndic avec dépens dans les deux Cours d’instance inférieure, de déclarer invalide la garantie donnée à la Banque et de condamner cette dernière à payer au syndic la
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somme réalisée grâce à cette garantie, soit $246,632.93, avec intérêt à 5 pour cent à compter du 9 août 1965, au bénéfice des appelantes en cette Cour suivant leurs réclamations respectives et les frais subis dans ces procédures au-delà du montant taxé contre l’intimée, le solde, s’il en est, devant faire partie de l’actif de la débitrice faillie.
Appel rejeté avec dépens, LE JUGE PIGEON étant dissident.
Procureurs des appelantes: Chait, Salomon, Gelder, Ciaccia, Reis & Bronstein, Montréal.
Procureurs de l’intimée: Martineau, Walker, Allison, Beaulieu, Phelan & MacKell, Montréal.
[1] [1971] R.C.S. 817, [1971] C.T.C. 227, 71 D.T.C. 5150, 20 D.L.R. (3d) 1.
[2] [1970] R.C.S. 64, [1969] C.T.C. 558, 69 D.T.C. 5361, 10 D.L.R. (3d) 73.
[3] [1940] 3 D.L.R. 124, [1940] 2 W.W.R. 615, 55 B.C.R. 70.
[4] [1905] A.C. 102.