Cour suprême du Canada
Hood c. Hood, [1972] R.C.S. 244
Date: 1971-06-28
Nancy Ann Hood (Demanderesse) Appelante;
et
John Russell Hood (Défendeur) Intimé.
1971: les 10 et 11 mai; 1971: le 28 juin.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Hall et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, rejetant l’action de la demanderesse et infirmant le jugement du Juge Donoghue, qui avait accordé à la demanderesse une pension alimentaire. Appel rejeté, les Juges Hall et Laskin étant dissidents.
E.A. Cherniak, pour la demanderesse, appelante.
G.D. Findlayson, c.r., pour le défendeur, intimé.
Le jugement des Juges Martland, Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — Le présent appel est à l’encontre d’un arrêt unanime de la Cour d’appel de l’Ontario accueillant l’appel du présent intimé d’un jugement où il était déclaré que la présente appelante vivait séparée de l’intimé, parce que ce
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dernier l’avait abandonnée, et qu’elle avait droit à une pension alimentaire de $750 par mois.
Les parties se sont mariées le 30 novembre 1963. L’appelante avait alors 43 ans et l’intimé 55. Ils n’ont pas d’enfant. L’appelante a quitté le foyer matrimonial le 16 octobre 1966. Le lendemain, elle portait une accusation de voies de fait contre son mari devant la Cour de la famille et des jeunes délinquants de la ville de Stratford. Le 1er novembre 1966, elle a engagé des procédures contre l’intimé devant la Cour suprême de l’Ontario, pour excès et sévices. Elle a par la suite modifié sa demande et allégué que l’intimé l’avait abandonnée.
La cause a été entendue et le 11 janvier 1968 l’action a été rejetée. Le juge de première instance a conclu que l’attitude perturbatrice de l’appelante durant toute la période de cohabitation était voulue et délibérée, qu’elle avait quitté le foyer matrimonial, que l’intimé n’avait pas abandonné son épouse et que l’accusation de voies de fait avait été portée en vue de fonder la demande alimentaire.
Avant le procès, l’appelante avait, par l’intermédiaire de son avocat, fait des ouvertures de réconciliation qui sont demeurées vaines.
L’appelante a interjeté appel du jugement de première instance, mais l’appel a été rejeté. Pendant que l’appel était pendant, l’avocat de l’appelante a écrit la lettre suivante à l’avocat de l’intimé:
[TRADUCTION] Ma cliente renouvelle son offre; elle est clairement disposée à retourner habiter avec son mari, à oublier les différends passés et à recommencer à neuf.
L’avocat de l’intimé a répondu:
[TRADUCTION] Mon client croit, tout comme doit le croire votre cliente, que l’union est brisée à tout jamais; il ne sert donc à rien de pousser l’affaire plus loin.
L’appel a été rejeté le 2 avril 1968. Quelques jours plus tard, l’appelante a retiré son accusation de voies de fait, alors pendante.
Le même mois, le 20 avril, l’appelante écrivait la lettre suivante à l’intimé:
[TRADUCTION] J’aimerais te parler au sujet de la possibilité de reprendre notre vie commune. Je sais que nous avons déjà eu des différends, mais je crois
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que nous pourrions recommencer à vivre ensemble avec succès, maintenant que nous avons été séparés quelque temps.
A notre âge, il nous reste encore plusieurs années dont nous pourrions jouir ensemble si nous recommencions à vivre sous le même toit. Je suis prête à revenir et à essayer et je sais que nous pouvons réussir si nous y mettons tous deux du nôtre. Cela m’a fait beaucoup de peine que tu aies refusé de me voir au mois de décembre dernier, lorsque j’ai demandé à mon avocat de parler au tien, de sorte que le procès a dû avoir lieu en janvier. Je crois que nous aurions pu en discuter à ce moment-là et reprendre notre vie conjugale. Vraiment, nous serions tous deux plus heureux si nous passions le reste de notre vie ensemble. Rappelle-toi ce que tu m’as déjà dit, lorsque après une querelle j’ai tout fait pour que tu acceptes la réconciliation, que si je n’avais pas agi ainsi, tu ne l’aurais jamais fait de toi-même. Tu as dit que tu ne pouvais pas céder, ce n’était pas dans ta nature. Eh bien, j’essaie encore et j’aimerais que tu y penses sérieusement et aussi à ce que nous manquons tous deux en n’étant pas ensemble. J’attends ta réponse avec impatience.
Affectueusement,
Nancy.
Au bas de la lettre, le mari écrit: “Non. Merci quand même”, et il est à présumer qu’il a renvoyé la lettre ainsi annotée à son épouse.
Le 15 juillet 1968, l’appelante a intenté une seconde action contre son mari. Elle alléguait que le refus de celui-ci de reprendre la cohabitation constituait un abandon, ce qui lui dormait le droit de vivre séparée de lui et de recevoir une pension alimentaire.
La situation est donc qu’après une décision judiciaire qui détermine les rapports juridiques entre les parties, décision confirmée en appel le 2 avril 1968 et portant que l’intimé n’avait pas abandonné son épouse, l’appelante allègue maintenant que l’intimé l’a abandonnée parce qu’il n’avait pas recommencé à habiter avec elle à la suite de la lettre qu’elle lui avait adressée.
La seconde action a été accueillie. Les passages pertinents des motifs du jugement de première instance sont les suivants:
[TRADUCTION] Après le rejet de son appel dans la première action, la demanderesse a écrit à son mari le 20 avril 1968, pièce 5.
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Comme une bonne partie du présent litige porte sur la question de savoir si la demanderesse à réellement offert de reprendre la cohabitation et si elle était de bonne foi à cet égard, il importe d’examiner cette lettre avec soin. Selon moi, la demanderesse a rédigé cette lettre dans un esprit de conciliation, et le ton affectueux dont elle se sert sied à une personne sérieuse; elle y fait des excuses sans aller jusqu’à l’abaissement, il s’agit d’un geste positif par lequel elle manifeste clairement son désir de recommencer à habiter avec le défendeur. Celui-ci a renvoyé la lettre à la demanderesse, après avoir inscrit au-dessus de ses initiales: «Non. Merci quand même.»
La demanderesse affirme qu’après cette lettre du 20 avril 1968, elle a écrit de petites notes au défendeur, lui rappelant les bons moments de leur vie matrimoniale. Le défendeur n’a pas nié l’existence de ces notes, il ne les a pas produites ni expliquées. Je puis seulement déduire qu’elles ne favorisaient pas sa cause. La demanderesse dit également qu’au cours de l’hiver de 1969, elle a rencontré son mari par hasard et qu’il a refusé de lui parler.
La demanderesse m’a favorablement impressionné. Elle a témoigné de façon franche et directe. Au cours du contre-interrogatoire, M. Isbister a exprimé l’avis qu’elle avait entrepris la conquête du défendeur alors qu’il était séparé de sa première épouse. C’est avec franchise qu’elle a répondu à cela en disant que c’était vrai dans une certaine mesure mais qu’elle était sûre qu’il s’intéressait également à elle. De plus, lorsqu’on lui a demandé si elle voulait vraiment revenir au défendeur, elle a dit qu’elle avait été prête à lui revenir au cours du premier procès et de l’appel, mais qu’elle n’en était plus certaine. Elle a dit qu’elle retournerait si le défendeur se montrait bon envers elle. C’est en toute honnêteté et avec franchise que la demanderesse a fait ces réponses. Ni à ce moment-là ni depuis, en y réfléchissant bien, je n’ai considéré que ces réponses laissaient entendre qu’elle avait changé d’idée et qu’elle ne voulait plus revenir à son mari, mais plutôt que, parce qu’il avait repoussé toutes ses avances de façon aussi sèche, elle commençait à perdre espoir, doutant de sa bonté envers elle si jamais elle lui revenait. A mon avis, la demanderesse avait des motifs suffisants de craintes, si elle décidait de revenir à son mari, craintes qu’elle a pu exprimer au procès. C’est lui qui le premier a mêlé les avocats à cette rupture, s’il y en a bien eu une. Son refus péremptoire de lui parler est demeuré inexpliqué.
Le jugement de première instance a été infirmé en appel. Dans les motifs de jugement, il est fait
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mention de la cause H. v. H.[1], et de la nécessité pour l’appelante, dans les circonstances particulières de l’espèce, d’établir que l’intimé vivait séparé d’elle:
1. sans motif suffisant; et
2. dans des circonstances qui permettraient à celle-ci, en vertu du droit d’Angleterre, d’obtenir une ordonnance de reprise des relations conjugales.
La Cour d’appel n’a pas interprété la lettre de la même façon que le juge de première instance:
[TRADUCTION] Eu égard à l’ensemble des circonstances au moment où la lettre a été écrite, mes collègues et moi-même y décelons difficilement un esprit de conciliation; nous n’y discernons aucun sentiment d’affection; même s’il se peut que ce soit un geste positif, à notre avis, la demanderesse ne déclare nulle part de façon expresse qu’elle est réellement prête à reprendre la cohabitation.
En appréciant la sincérité de l’intimée uniquement d’après la lettre, il faut avoir à l’esprit que le Juge Moorhouse a conclu que son attitude, qui a amené la rupture, était voulue et délibérée, que l’intimée avait menacé son mari de lui nuire financièrement et de porter atteinte à sa réputation dans leur collectivité et qu’elle ne voulait pas vivre avec lui; au moment du second procès, elle a clairement fait savoir qu’elle ne voulait pas lui revenir.
La Cour d’appel est également d’avis que l’appelante, à cause de sa conduite, n’avait pas droit à une pension alimentaire:
[TRADUCTION] Il existe une autre raison pour laquelle l’action de l’intimée devait échouer. Selon moi, sa mauvaise conduite était suffisamment grave et importante pour qu’elle n’ait pas droit à une pension alimentaire. Je pense à sa menace de nuire à l’appelant, son allégation non fondée d’excès et sévices, son accusation non valable de voies de fait, et enfin le fait qu’elle n’a jamais, même pas dans la lettre, pièce 5, regretté sa mauvaise conduite antérieure, ni promis de s’améliorer. Par conséquent, nous croyons que l’appelant avait des raisons valables et suffisantes de refuser de discuter de l’affaire et que les circonstances sont ainsi très différentes de celles qui ont été portées à la connaissance de la Cour dans Dowcett v. Dowcett [1948] O.W.N. 685.
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A mon avis, la Cour d’appel est arrivée à la bonne conclusion. La Cour a soigneusement étudié l’effet de la première action de l’appelante contre l’intimé. La transcription des témoignages entendus lors du premier procès a été déposée devant le savant juge de première instance lors de la seconde action, mais ce dernier ne fait pas mention des conclusions du savant juge de première instance dans cette action-là.
Ce qui importe, c’est qu’une décision judiciaire a été rendue, en ce qui concerne les parties, l’une par rapport à l’autre. L’allégation d’excès et sévices formulée par l’appelante a été rejetée et son allégation d’abandon a aussi été rejetée, la conclusion étant que c’est l’appelante qui a abandonné son mari. Ce jugement a été confirmé par la Cour d’appel. Ce n’est que 18 jours plus tard que l’appelante a écrit la lettre sur laquelle s’est en grande partie fondé le savant juge de première instance dans la présente cause.
Dans ces circonstances, l’intimé avait à mon avis de bonnes raisons de refuser l’offre que renfermait la lettre. Le savant juge de première instance croit que l’offre est sincère. Mais cela ne résout pas l’affaire. L’intimé avait de bonnes raisons, à la lumière de ses relations avec l’appelante par le passé, de douter de la sincérité de celle-ci. De toute façon, qu’elle ait été sincère ou non, il avait des raisons valables de refuser son offre de recommencer à cohabiter. Compte tenu des faits particuliers de l’espèce, ce refus ne vaut pas abandon.
Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
Le jugement des Juges Hall et Laskin a été rendu par
LE JUGE LASKIN (dissident) — L’appel découle d’une demande en paiement de pension alimentaire, la seconde formée par l’épouse appelante contre son mari. La première action a été rejetée, le 11 janvier 1968, par le Juge Moorhouse dont les conclusions de fait étaient fortement contre l’épouse; l’appel interjeté par cette dernière a été rejeté le 2 avril 1968. La seconde demande a été formée le 15 juillet 1968; elle a été accueillie après avoir été entendue le 10 décembre 1969
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par le Juge Donohue qui a rendu jugement le 6 janvier 1970. La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé, le 24 juin 1970, la conclusion de fait du Juge Donohue en faveur de l’épouse, sur la question cruciale de savoir si celle-ci désirait sincèrement reprendre la cohabitation et les relations conjugales avec son mari. Cette Cour est maintenant saisie de l’affaire, et principalement de cette question.
Ce qu’il faut déterminer avant autre chose, à mon avis, c’est la position de cette Cour lorsqu’on lui demande d’opter entre les conclusions de fait différentes du juge de première instance et de la Cour d’appel provinciale sur le même point et en particulier lorsque, comme en l’espèce, la décision de ce point détermine le sort de la demande. Est-il préférable que cette Cour adopte l’attitude de ne modifier la conclusion de la Cour d’appel que si elle est convaincue que cette conclusion est erronée ou est-il préférable qu’elle décide de ne pas modifier la conclusion de la Cour d’appel dans les seuls cas où elle est convaincue que le juge de première instance a commis une erreur?
Évidemment, je me rends compte, étant donné la compétence de cette Cour pour modifier les conclusions de fait des cours d’instance inférieure, qu’il ne peut y avoir de règle absolue; il est certain que la Cour a exercé cette compétence même dans des cas de «conclusions concordantes», bien qu’on ait déclaré de façon générale qu’elle ne devrait le faire que très rarement. Le droit jurisprudentiel renferme de nombreuses formules d’abstention et d’intervention, chacune adaptée à une situation particulière. Toutefois, il serait téméraire de les considérer comme étant simplement axées sur les résultats; elles fournissent des critères, bien que leur emploi réitéré avec des résultats contraires leur enlève nécessairement de la valeur. Il vaut peut-être mieux exercer sans équivoque cette compétence pour revoir les faits dès qu’il s’agit de modifier des conclusions de fait.
Les deux façons d’aborder l’examen des faits, que j’ai mentionnées, dans les cas où le juge de première instance et la Cour d’appel ont une opinion divergente sur une question de fait, sont illus-
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trées dans Demers c. Montreal Steam Laundry Co.[2] et dans Palsky c. Humphrey[3]. Dans l’arrêt Demers, le Juge Taschereau a, au nom de la Cour, exposé la question en ces termes (p. 538):
[TRADUCTION] C’est un principe juridique établi sur lequel nous nous sommes souvent fondés en cette Cour que lorsqu’une cour de première instance a rendu jugement sur des faits et qu’une cour d’appel a infirmé ce jugement, la seconde cour d’appel ne devrait modifier le jugement rendu dans le premier appel que si elle est absolument convaincue que ce jugement est erroné.
(Je note l’expression «principe juridique établi» qui, à mon avis, exagère la situation, parce qu’il s’agit simplement de la pratique de la cour dans l’exercice d’une compétence reconnue.) Dans l’arrêt Palsky, le Juge Spence a affirmé ce qui suit, au nom de la Cour (p. 583):
[TRADUCTION] J’accepte les principes que l’avocat des appelants a énoncés en cette Cour, savoir que la conclusion (du juge de première instance) ne devrait être infirmée que si les déductions qu’il a tirées sont clairement erronées ou s’il s’est fondé sur un principe juridique inexact.
Cette Cour a parfois rétabli les conclusions de fait d’un juge de première instance sans s’arrêter à des principes directeurs, mais simplement après une revue des faits: voir, par exemple, Hayes c. Day[4]; Massicotte c. Les Commissaires d’Écoles d’Outremont[5]. Dans d’autres causes, on a justifié le point de vue Palsky, si je peux ainsi l’appeler, en se fondant sur la crédibilité accordée aux témoins par le juge de première instance: voir Granger c. Brydon-Jack[6], par le Juge Brodeur, p. 500. De fait, on a également dit que lorsque la crédibilité n’est pas en cause dans les conclusions du tribunal de première instance, cette Cour doit être convaincue que la cour d’appel provinciale a commis une erreur avant de modifier l’opinion contraire de celle-ci sur les faits: voir Duthoit c. Province of Manitoba[7], p. 132. Le point de vue exprimé dans l’arrêt Demers a également été repris par la suite: voir Annable c. Coventry[8], par le Juge Anglin, p. 588.
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Somme toute, d’après la lecture que j’ai faite des causes dont cette Cour a été saisie ces dernières années, la règle que les conclusions du juge de première instance doivent prévaloir sauf s’il a nettement commis une erreur l’emporte. Les jugements de la Chambre des Lords dans Powell v. Streatham Manor Nursing Home[9] et dans Watt or Thomas v. Thomas[10] ont exercé une influence considérable à cet égard. On le voit dans les jugements de cette Cour dans Prudential Insurance Co. Ltd. c. Forseth[11], Maze c. Empson[12], et Vinnal c. La Reine[13]. Néanmoins, l’autre point de vue a également été affirmé récemment, notamment dans l’affaire Dorval c. Bouvier[14], mais non sans dissidence.
Ces deux points de vue sont simplement des généralités et, par conséquent, ils ne paraissent pas dépendre d’une classification particulière des causes. L’application de l’un ou de l’autre est le reflet d’attitudes qui influent sur le jugement. Il est impossible de réduire leur application à des règles, l’un et l’autre étant limités, de façon à permettre aux juges d’aboutir à des résultats opposés à partir d’une norme commune. Le meilleur exemple que j’aie pu trouver est l’arrêt Little c. Little[15], une cause en matière de mariage où cette Cour était divisée, trois contre deux, quant au rétablissement de la conclusion de fait du juge de première instance, même si tous les membres de la Cour ont admis souscrire à l’opinion (reconnue dans Watt or Thomas v. Thomas, précité, comme étant particulièrement appropriée dans les causes en matière de mariage) que les conclusions du juge de première instance, qui a eu l’avantage d’entendre et d’observer les témoins, ne devraient pas être modifiées à moins d’être clairement erronées.
Cette brève revue ne m’a rien apporté, si ce n’est qu’elle me renforce dans mon opinion qu’en ce qui concerne les questions de fait, il convient, même en cette Cour, de déférer d’abord aux conclusions du juge de première instance. Cela dit, elle ne constitue qu’un simple exposé, un point de
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départ pour chaque juge dans l’examen de l’appel comme il l’entend. Quant aux limites qu’il faut s’imposer après avoir adopté le point de départ, c’est là une question trop particulière pour pouvoir être formulée en une règle générale de quelque utilité. On risque ainsi de tomber dans un cercle vicieux.
Ayant exposé la façon dont j’aborde le problème, j’examinerai d’abord les conclusions formulées en première instance dans le cas qui nous occupe, puis les conclusions contraires de la Cour d’appel. Pour réclamer une pension alimentaire après avoir échoué dans sa première demande, l’épouse devait prouver d’une part qu’elle désirait sincèrement revenir à son mari dont elle s’était séparée (à tort, comme il a été décidé dans la première demande) et reprendre avec son mari les relations conjugales, et d’autre part, que son mari avait refusé à tort cette réconciliation. Seule l’épouse a témoigné lors de la seconde demande et il est clair que le mari défendeur ne voulait pas qu’elle lui revienne.
Le droit d’une femme qui a abandonné le foyer conjugal de se réintégrer dans son rôle d’épouse, pour ainsi dire, n’est pas contesté. Si le mari refuse à tort de la reprendre, il doit en subir les conséquences et lui payer une pension alimentaire. Dans une cause comme celle-ci, où il y a déjà eu un jugement à l’encontre de l’épouse, il est compréhensible qu’il faille examiner avec soin si celle-ci est sincère dans son désir de revenir au foyer, de reprendre les relations conjugales avec son mari et de remplir les obligations y relatives. Toutefois, à mon avis, cette appréciation ne devrait pas aller jusqu’à enlever toute dignité à l’épouse et à l’abaisser. Remarquons qu’en l’espèce la mésentente entre les époux ne porte pas sur l’infidélité conjugale ni sur rien qui compromette la réputation de l’épouse.
Dans la présente cause, le dossier de la première demande en pension alimentaire a été déposé devant le Juge Donohue qui avait également une lettre du 20 avril 1968 que l’épouse a adressée à son mari quelques semaines avant le rejet de son appel dans la première demande, et dans laquelle elle demandait une réconciliation. L’épouse avait cherché à se réconcilier par l’entremise de ses avocats, une fois rendu le jugement de première instance dans la première action, mais ses
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avances ont été repoussées. A cette époque, une plainte de voies de fait, portée par l’épouse contre son mari à la suite d’un incident qui s’est produit le 16 octobre 1966 et qui a entraîné la séparation des époux, était pendante et elle l’est demeurée jusqu’après la date du jugement rendu en appel dans la première demande. Le mari a retourné la lettre du 20 avril 1968 avec la note: [TRADUCTION] «Non. Merci quand même».
Dans la seconde demande, le juge de première instance a entendu le témoignage de l’épouse, comme je l’ai déjà dit. Celle-ci a parlé de ses tentatives de réconciliation avant l’introduction de la seconde demande et de ses tentatives subséquentes pour établir de nouveau des rapports (en vue d’une réconciliation) en envoyant à son mari un certain nombre de notes, dont elle a conservé une copie de quelques-unes. Son témoignage est demeuré sans réponse à part un contre-interrogatoire qui a surtout porté sur des questions au dossier de la première demande et de l’appel qui a suivi. Bien que la première demande ait été réglée en faveur du mari, le dossier indique également qu’à compter de la date de la séparation, après le 16 octobre 1966, ce dernier a refusé d’envisager la possibilité d’une réconciliation, de rencontrer son épouse ou de correspondre avec elle, et a même refusé de lui parler lorsqu’elle l’a rencontré par hasard avant le procès devant le Juge Donohue.
Le savant juge a formulé un certain nombre de conclusions qui fondent l’accueil de la demande en pension alimentaire. Je me reporte aux conclusions essentielles du juge de première instance en le citant:
[TRADUCTION] (1) La demanderesse m’a favorablement impressionné. Elle a témoigné de façon franche et directe. Au cours du contre-interrogatoire, M. Isbister a exprimé l’avis qu’elle avait entrepris la conquête du défendeur alors qu’il était séparé de sa première épouse. C’est avec franchise qu’elle a répondu à cela en disant que c’était vrai dans une certaine mesure mais qu’elle était sûre qu’il s’intéressait également à elle. De plus, lorsqu’on lui a demandé si elle voulait vraiment revenir au défendeur, elle a dit qu’elle avait été prête à lui revenir au cours du premier procès et de l’appel, mais qu’elle n’en était plus certaine. Elle a dit qu’elle retournerait si le défendeur se montrait bon envers elle. C’est en toute honnêteté et avec franchise que
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la demanderesse a fait ces réponses. Ni à ce moment-là ni depuis, en y réfléchissant bien, je n’ai considéré que ces réponses laissaient entendre qu’elle avait changé d’idée et qu’elle ne voulait plus revenir à son mari, mais plutôt que, parce qu’il avait repoussé toutes ses avances de façon aussi sèche, elle commençait à perdre espoir, doutant de sa bonté envers elle si jamais elle lui revenait. A mon avis, la demanderesse avait des motifs suffisants de craintes, si elle décidait de revenir à son mari, craintes qu’elle a pu exprimer au procès. C’est lui qui a le premier mêlé les avocats à cette rupture, s’il y en a bien eu une. Son refus péremptoire de lui parler est demeuré inexpliqué.
(2) Comme une bonne partie du présent litige porte sur la question de savoir si la demanderesse a réellement offert de reprendre la cohabitation et si elle était de bonne foi à cet égard, il importe d’examiner cette lettre [du 20 avril 1968] avec soin. Selon moi, la demanderesse a rédigé cette lettre dans un esprit de conciliation, et le ton affectueux dont elle se sert sied à une personne sérieuse; elle y fait des excuses sans aller jusqu’à l’abaissement, il s’agit d’un geste positif par lequel elle manifeste clairement son désir de recommencer à habiter avec le défendeur.
(3) Je crois que toute la question se résume à savoir si l’épouse désirait sincèrement et réellement reprendre la cohabitation. Personne ne soutient ici que, pour quelque raison que ce soit, l’épouse n’a plus le droit de vivre avec son mari, chez lui… Je décide que la demanderesse a droit à la pension alimentaire.
A mon sens, ces conclusions montrent clairement que le juge de première instance a cru l’épouse demanderesse, qu’il a conclu que son offre de revenir et de reprendre la vie conjugale avec son mari était sincère et que toute crainte qu’elle pouvait avoir sur la façon dont son mari l’accueillerait était raisonnablement fondée, étant donné ses rebuffades répétées et son refus de la rencontrer.
Si la Cour d’appel a infirmé les conclusions du Juge Donohue, c’est parce qu’elle s’est fortement appuyée sur les conclusions qui ressortent du premier procès et, en fin de compte, parce qu’elle a refusé de croire à la sincérité de l’épouse, la première demande rendant cette sincérité douteuse. L’épouse a un locus poenitentiae; étant donné qu’elle a rendu un témoignage auquel on
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a ajouté foi et que son mari n’a pas témoigné, il m’est impossible de voir comment la Cour d’appel pouvait avec raison modifier la décision et les conclusions du juge de première instance.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’examiner au long les motifs du jugement rendu en appel. Toutefois, il est nécessaire d’en dégager certains points pour comprendre le point de vue auquel s’est placée la Cour d’appel pour rendre ses motifs qui sont entre autres les suivants:
(1) [TRADUCTION] «J’estime qu’il importe au plus haut point de noter qu’au procès devant le Juge Moorhouse l’épouse a affirmé qu’elle ne reviendrait pas à son mari si elle en avait l’occasion.» Or tel n’est pas le cas. Son avocat lui a demandé: [TRADUCTION] «Si votre mari vous traitait comme une épouse, seriez-vous disposée à retourner vivre avec lui?» Elle a répondu: [TRADUCTION] «S’il se montrait affectueux et bon, oui.» Cette réponse n’a pas été contredite.
(2) Se reportant aux motifs du Juge Donohue, la Cour d’appel a dit: [TRADUCTION] «Apparemment, il a décidé qu’elle était sincère… Toutefois, il n’a pas expressément conclu à cette sincérité.» A coup sûr, cette conclusion était suffisamment évidente sans qu’il soit nécessaire de l’accentuer.
(3) La Cour d’appel a dit: [TRADUCTION] «…à l’époque du second procès, elle a clairement manifesté qu’elle ne voulait pas lui revenir.» Cette affirmation n’est pas exacte; de plus, elle ne tient pas compte du contexte dans lequel la femme a témoigné et ne concorde pas avec la conclusion formulée par le juge de première instance sur ce point.
(4) La Cour d’appel a accusé le Juge Donohue de s’être trompé en disant dans ses motifs: [TRADUCTION] «personne ne soutient ici que, pour quelque raison que ce soit, l’épouse n’a plus le droit de vivre avec son mari, chez lui.» L’erreur, c’est la Cour d’appel qui l’a commise parce que, d’après le contexte, il est clair que le savant juge de première instance avait à l’esprit une mauvaise conduite de l’épouse, qui ne serait pas l’abandon du foyer conjugal auquel elle cherchait à mettre un terme. Autrement, on commet une erreur de logique en critiquant le juge de première instance quant à la question même sur laquelle il devait se prononcer.
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Bien qu’un grand nombre de causes aient été portées à l’attention de la Cour, dont plusieurs ont trait à l’obligation de tenir compte d’une offre de reprendre les relations conjugales, l’affaire repose essentiellement sur l’existence d’une offre réelle et sincère. Le juge de première instance et la Cour d’appel, indépendamment de ce à quoi j’ai déjà fait allusion, diffèrent d’opinion sur la question de savoir jusqu’à quel point l’épouse doit s’abaisser et prouver son abaissement. Le juge de première instance a vu et entendu l’épouse et conclu qu’on pouvait raisonnablement ajouter foi à son offre de réparation. A mon avis, il n’avait pas clairement tort, mais plutôt clairement raison, eu égard au fait que le mariage, au cours de son existence, n’est pas régi par les règles contractuelles sur les circonstances qui justifient la non-exécution. Bien que cela ne soit pas nécessaire pour étayer mon avis en l’espèce, le dossier justifierait la conclusion que le mari ne voulait pas accepter une offre de reprendre les relations conjugales, même si elle avait été faite en toute sincérité et avec le plus grand abaissement.
Il s’agit d’un cas où cette Cour devrait, en vertu de l’art. 46 de la Loi la créant, rendre le jugement que la Cour d’appel aurait dû rendre.
Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir le jugement du Juge Donohue accordant à l’épouse $750 par mois à compter du 1er mai 1968, et ses dépens sur une base procureur-client. L’épouse a également droit aux dépens en Cour d’appel et en cette Cour.
Appel rejeté avec dépens, les JUGES HALL et LASKIN étant dissidents.
Procureurs de la demanderesse, appelante: Lerner, Lerner, Bradley, Cherniak & Granger, London.
Procureurs du défendeur, intimé: Lash, Johnston, Sheard & Pringle, Toronto.
[1] [1944] O.R. 438.
[2] (1897), 27 R.C.S. 537.
[3] [1964] R.C.S. 580.
[4] (1908), 41 R.C.S. 134.
[5] [1969] R.C.S. 521.
[6] (1919), 58 R.C.S. 491.
[7] [1967] R.C.S. 128.
[8] (1912), 46 R.C.S. 573.
[9] [1935] A.C. 243.
[10] [1947] A.C. 484.
[11] [1960] R.C.S. 210.
[12] [1964] R.C.S. 576.
[13] [1970] R.C.S. 502.
[14] [1968] R.C.S. 288.
[15] [1958] R.C.S. 566.