Cour suprême du Canada
Lambert c. Lastoplex Chemicals, [1972] R.C.S. 569
Date: 1971-12-20
Edison Howard Lambert et Elizabeth Helen Lambert (Demandeurs) Appelants;
et
Lastoplex Chemicals Co. Limited et Barwood Sales (Ontario) Limited (Défenderesses) Intimées.
1971: les 8 et 9 novembre; 1971: le 20 décembre.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Hall, Spence et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, infirmant un jugement du Juge Morand. Appel accueilli.
W.G. Button et B.J.E. Brock, pour les demandeurs, appelants.
P.B.C. Pepper, c.r., et J.L. McDougall, pour les défenderesses, intimées.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE LASKIN — En l’espèce, il s’agit de savoir si le fabricant d’un produit inflammable, soit un bouche-pores à séchage rapide, a une responsabilité délictuelle envers celui qui utilise le produit et qui a lu certains avertissements figurant
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sur les étiquettes des contenants, lorsque ce dernier a subi des blessures corporelles et des dommages matériels par suite d’un feu et d’une explosion survenus alors qu’il utilisait le produit dans les circonstances ci-après exposées.
L’appelant, ingénieur-conseil diplômé en génie mécanique, a acheté d’une maison se spécialisant dans les planchers deux bidons d’un gallon de Supremo W-200, bouche-pores à séchage rapide fabriqué par l’intimée. Il se proposait de l’utiliser sur le parquet mosaïque qu’il était en train de poser dans la salle de jeu de sa maison, dont il était propriétaire avec son épouse co-appelante. La salle de jeu est au sous-sol; au sud-ouest, un escalier mène à l’étage supérieur. Dans le sous-sol, il y a la salle de jeu, d’une superficie de 600 pieds carrés et, à l’est, une salle de service, où se trouve le chauffage central; cette dernière salle est séparée de la salle de jeu en partie par un mur en contreplaqué et en partie par un foyer. A l’extrémité nord, une ouverture sans porte permet de passer d’une pièce à l’autre. Dans la salle de service, il y a une fournaise à air chaud fonctionnant au gaz naturel munie, près du devant, d’une veilleuse masquée par un panneau, ainsi qu’un chauffe-eau au gaz naturel équipé d’une veilleuse qui est placée à l’intérieur de l’enveloppe du chauffe-eau et qui se trouve également hors de vue. C’est là que sont les appareils et articles de buanderie.
Le matin du 3 juin 1967, l’appelant s’apprêtait à appliquer le bouche-pores. Il a laissé la porte ouverte au haut de l’escalier menant à la salle de jeu, il a enlevé tous les meubles et autres objets qui se trouvaient dans cette pièce et les a mis dans la salle de service attenante, il a balayé le plancher de la salle de jeu et a ouvert une fenêtre au nord-ouest de la salle et une autre au sud-est. Dans la salle de service se trouve une fenêtre de sous-sol qu’il a laissée fermée; il n’a pas éteint les veilleuses de la fournaise et du chauffe-eau. C’était une journée chaude (la température enregistrée était de 71 degrés lorsque l’appelant s’est mis à débarrasser la salle vers les 9 heures et elle s’élevait à 76 degrés à 10 h et à 80 degrés à 11 h); il était peu probable que la fournaise automatique se mette à fonctionner, mais il a néanmoins baissé le thermostat.
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Il a commencé à appliquer le bouche-pores vers 10 h, de l’est vers l’ouest où il pouvait sortir de la pièce par l’escalier. Avant de commencer, il a lu les étiquettes; il a témoigné ne pas se rappeler avoir lu l’une des trois étiquettes figurant sur chaque bidon, mais il n’a pas été soutenu que sa situation juridique n’en était que meilleure. Après avoir travaillé pendant une heure et terminé les cinq sixièmes du plancher environ, il a vu une traînée de flammes s’avançant vers lui depuis le côté est de la salle de jeu. Il a laissé tomber le rouleau applicateur et a gravi en courant l’escalier, mais une explosion s’est produite avant qu’il n’atteigne le haut de l’escalier. L’explosion lui a causé des blessures et, bien sûr, a entraîné des dommages matériels. Les parties se sont entendues sur le montant des dommages et le litige ne porte que sur la question de la responsabilité.
Au cours du procès devant le Juge Morand, et de l’audition en Cour d’appel de l’Ontario, laquelle a infirmé la décision rendue contre la présente intimée, les procédures se sont déroulées sur la base qu’il était convenu entre les avocats des parties que le feu qui a précédé l’explosion était directement attribuable au contact des vapeurs ou gaz émis par le bouche-pores avec l’une ou l’autre des veilleuses. D’après la preuve, l’explosion s’est produite lorsque les flammes ont atteint l’un des bidons de bouche‑pores, ouvert et encore à moitié plein (le deuxième était alors vide), qui se trouvait sur la portion encore non recouverte du plancher de la salle de jeu. Apparemment, la fournaise et le chauffe‑eau se trouvent à quelque cinq pieds de la cloison qui sépare la salle de jeu de la salle de service, et la distance de l’unité de chauffage jusqu’à l’ouverture menant à la salle de jeu est entre dix-huit et douze pieds et se rapproche probablement davantage de ce dernier chiffre.
Supremo W-200, le produit de l’intimée, a un point d’éclair très bas, presque aussi bas que celui de l’essence, et son inflammabilité le rend donc très dangereux. Le danger tient au fait qu’à une température ambiante donnée, les gaz ou vapeurs qu’il dégage pourraient probablement s’allumer au contact d’une simple étincelle émise par un commutateur, et il en irait de même, cela va de soi, au contact d’une flamme nue ou d’une veilleuse à gaz allumée. Un point d’éclair peu
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élevé suppose une plus grande volatilité; même si la durée de séchage s’en trouve réduite, la diffusion de gaz accroît le risque, selon les sources d’inflammation qui se trouvent à proximité. Sur la plus grande des trois étiquettes des bidons de Supremo W-200 se trouve, sous le titre: [TRADUCTION] «Durée de séchage», l’inscription suivante: [TRADUCTION] «De 30 à 60 minutes environ, selon la température». Si la température de la pièce est élevée, il faudra moins de temps pour que le bouche-pores sèche parce que sa volatilité en sera accrue.
Sur les trois étiquettes apposées sur les bidons du produit de l’intimée figurent respectivement les avertissements suivants: (1) L’étiquetage la plus grande, de forme rectangulaire, porte le nom et la description du produit, et au bout, en plus des renseignements relatifs à la durée de séchage, les mots: [TRADUCTION] «Attention, inflammable! Tenir éloigné d’une flamme nue!» A côté de cette inscription, verticalement et en petits caractères, se trouvent les mots: [TRADUCTION] «Danger — ne pas avaler, éviter tout contact prolongé avec la peau, utiliser avec une ventilation suffisante, conserver hors de la portée des enfants». (2) Une étiquette rouge, en losange, faite conformément aux règlements d’emballage et d’étiquetage de la Commission des transports du Canada de l’époque et destinée au transport du produit, porte l’inscription suivante en gros caractères noirs: [TRADUCTION] «TENIR ÉLOIGNÉ DU FEU, DE LA CHALEUR ET D’UNE LAMPE À FLAMME NUE», «ATTENTION», «Les emballages qui COULENT doivent être transportés en lieu sûr», «NE PAS LAISSER TOMBER». (3) Sur une troisième étiquette, de forme rectangulaire, se trouve en quatre langues l’avertissement suivant dont voici la version française: «ATTENTION, INFLAMMABLE — Ne pas employer près d’une flamme ou lorsqu’on fume. Ventiler la pièce durant l’emploi».
D’après la preuve, le bouche-pores vendu par un concurrent de l’intimée était assorti d’une étiquette donnant un avertissement plus explicite quant au danger; le voici: «DANGER — INFLAMMABLE», «NE PAS FUMER. VENTILER SUFFISAMMENT VERS L’EXTÉRIEUR. IL NE DOIT Y AVOIR NI OBJET SUSCEPTIBLE DE PRODUIRE DES ÉTINCELLES NI
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FLAMME NUE (FOURNAISES, VEILLEUSES, COMMUTATEURS ÉMETTANT DES ÉTINCELLES, ETC.) À L’ENDROIT OÙ EST EFFECTUÉ LE TRAVAIL OU PRÈS DE CET ENDROIT.»
Une comparaison des avertissements des deux produits en concurrence indique que les étiquettes de l’intimée ne font pas mention des étincelles et ne disent pas expressément que les veilleuses ne doivent pas être laissées allumées à l’endroit où le travail est effectué ou près de cet endroit. Ni dans un cas ni dans l’autre n’est-il signalé que les vapeurs des produits se diffusent rapidement.
L’action des appelants contre l’intimée est fondée sur la négligence, notamment, ainsi qu’il ressort des allégations plus détaillées, sur la prétention qu’il n’y a pas eu avertissement suffisant quant au fait que le produit était volatile; tout au long des procédures, l’action a été contestée sur cette base, la défense alléguant, entre autres, que l’appelant avait été l’auteur de sa propre infortune. Le fabricant connaissait le risque d’incendie; il n’y a donc pas lieu de se demander si l’on est justifié de retenir une autre base de responsabilité dans le cas où le fabricant ne connaissait pas (pour autant qu’on puisse le concevoir) les dangers particuliers que son produit créait de fait pour le public en général ou pour une catégorie particulière d’usagers, ou dans le cas où l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il les connaisse.
Les fabricants sont tenus, envers ceux qui utilisent leurs produits, de voir à ce qu’il n’y ait aucun vice de fabrication susceptible de causer des dommages au cours d’une utilisation normale. Toutefois, leur devoir ne s’arrête pas là si le produit, bien que satisfaisant aux besoins pour lesquels il est fabriqué et commercialisé, est en même temps dangereux à utiliser; et s’ils savent qu’il s’agit d’un produit dangereux, ils ne peuvent pas simplement laisser le consommateur exposé au risque de blessures.
Le principe juridique qu’il faut appliquer pour apprécier la situation des parties en l’espèce peut s’énoncer comme suit. Lorsque des produits fabriqués sont mis sur le marché pour être finalement achetés et utilisés par le grand public et qu’ils sont dangereux (en l’espèce, à cause de la grande infiammabilité du produit), même utilisés
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pour les fins auxquelles ils sont destinés, le fabricant est tenu, connaissant le risque, de préciser les dangers concomitants, car il faut présumer qu’il est plus apte à apprécier ces dangers que le consommateur ou l’usager ordinaire. Un avertissement général, par exemple, l’avertissement que le produit est inflammable, ne suffit pas lorsque les probabilités d’incendie peuvent s’accroître en présence des conditions dans lesquelles on peut raisonnablement s’attendre que le produit sera utilisé. Les détails nécessaires dans l’avertissement dépendront évidemment des dangers susceptibles d’être courus au cours d’une utilisation normale du produit.
A mon avis, les avertissements des étiquettes apposées sur les contenants de Supremo W‑200 n’étaient pas suffisamment précis en regard des dangers pouvant naître de son utilisation dans une demeure où se trouvent installés les services de gaz. On ne peut raisonnablement s’attendre à ce que le propriétaire qui s’apprête à utiliser le bouche-pores sache, en lisant les trois avertissements, que le produit, lorsqu’il est appliqué selon les directives, émet des vapeurs à un point tel qu’il est susceptible de créer un risque d’incendie en présence d’une étincelle ou d’une veilleuse dans une autre partie du sous-sol. C’est là l’avis du juge de première instance; celui-ci a également conclu que même si l’appelant possédait des connaissances particulières, les avertissements n’étaient pas suffisants quant à ce dernier. A cet égard, la Cour d’appel s’est expressément déclarée d’avis contraire; elle a décidé que [TRADUCTION] «eu égard aux connaissances du demandeur en ce qui concerne les dangers inhérents à l’application de ce produit dans un lieu renfermé, l’avertissement donné par (le fabricant) était suffisant pour les besoins de la situation», et que le fait qu’il n’avait pas éteint les veilleuses après avoir baissé le thermostat constituait une erreur de jugement exonérant le fabricant quant à la responsabilité.
En cette Cour, les plaidoiries ont traité la question des connaissances particulières de l’appelant comme une question qui mettait en jeu le devoir de l’intimée envers lui et non la présence ou l’absence d’une faute de l’appelant contribuant à l’accident. L’intimée a invoqué l’existence de connaissances particulières en se basant sur le
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fait que l’appelant était ingénieur; ce dernier savait par expérience que tout bouche-pores est inflammable et émet des vapeurs et il savait donc qu’il était dangereux d’utiliser le produit près d’une flamme. Toutefois, cela ne permet pas de conclure que, compte tenu des avertissements donnés sur les étiquettes, l’intimée a rempli son devoir envers l’appelant.
Je ne crois pas qu’il soit possible de libérer l’intimée de son obligation envers l’appelant ou toute autre personne qui serait blessée dans des circonstances semblables, à moins qu’il ne soit démontré que le risque a volontairement été assumé. En l’espèce, cela ne pourrait être que s’il était prouvé que l’appelant connaissait le risque couru en laissant les veilleuses allumées et a délibérément pris ce risque. Le dossier n’étaie pas le moyen de défense invoqué, soit volenti non fit injuria. D’après la preuve, l’appelant n’a pas consciemment choisi de laisser les veilleuses allumées mais plutôt, il n’a pas pensé qu’il y avait risque probable d’incendie quand les veilleuses se trouvent dans une autre pièce. Il n’y a donc rien au dossier qui permet d’imputer une erreur de jugement à l’appelant. Je ne crois pas non plus qu’il soit possible de conclure — et cela ne mettrait en jeu que la faute commune — qu’il aurait dû savoir ou prévoir que s’il n’éteignait pas les veilleuses, il subirait probablement des blessures ou des dommages matériels en utilisant le bouche-pores dans la pièce voisine.
Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de la Cour d’appel et de rétablir la décision du Juge Morand en faveur des appelants. Ceux-ci auront droit à leurs dépens en toutes les Cours.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs des demandeurs, appelants: Montgomery, Cassels, Mitchell, Somers, Dutton & Winkler, Toronto.
Procureur des défenderesses, intimées: G.E. Vickers, Toronto.