Cour Suprême du Canada
Alspan Wrecking Limited c. Dineen Construction Limited, [1972] R.C.S. 829
Date: 1972-03-30
Alspan Wrecking Limited Appelante;
et
Dineen Construction Limited Intimée.
1971: le 9 novembre; 1972: le 30 mars.
Présents: Les Juges Abbott, Martland, Judson, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU MANITOBA
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel du Manitoba[1], accueillant un appel d’un jugement du Juge Molloy de la Cour de Comté. Appel rejeté, le Juge Laskin étant dissident.
W.L. Ritchie, c.r., pour l’appelante.
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G.O. Jewers, pour l’intimée.
Le jugement des Juges Abbott, Martland et Judson a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — L’appel est à l’encontre d’un arrêt unanime de la Cour d’appel du Manitoba[2] accueillant l’appel que la présente intimée avait porté contre un jugement de la Cour de comté de Winnipeg. Les procédures en cette dernière Cour avaient été engagées par un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance portant décharge d’un cautionnement de $101,000 souscrit par l’intimée, en sa qualité de débitrice principale, et par la Great American Insurance Company, en sa qualité de caution; ce cautionnement remplaçait un privilège ouvrier enregistré par l’appelante.
Le 15 avril 1969 ou vers cette date, l’intimée, en sa qualité d’entrepreneur général, a conclu avec la Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, ci-après appelée «la Corporation», en sa qualité de propriétaire, un contrat prévoyant le remplacement du pont Maryland, à Winnipeg. Le 2 mai 1969, ou vers cette date, l’intimée concluait avec l’appelante, celle-ci en qualité de sous-traitant, le contrat de démolition du pont Maryland, un pont en arc de béton.
Par la lettre du 28 août 1969 qu’elle a envoyée à l’appelante, l’intimée a résilié le contrat de sous-entreprise. La lettre se lit comme suit:
[TRADUCTION]
Alspan Wrecking Limited 196, nord, avenue Parkdale, Hamilton, Ontario
A L’ATTENTION DE M.S. KEPIC
Monsieur,
OBJET: REMPLACEMENT DU PONT MARYLAND WINNIPEG, MANITOBA
Veuillez vous reporter à votre contrat de sous-entreprise de démolition relativement
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au contrat précité et à l’appendice «A»; il y est stipulé que la Banque de Nouvelle‑Écosse doit reconnaître et accepter certains arrangements relatifs au crédit et à un dépôt de garantie d’exécution.
Aucun engagement écrit à cet effet n’a été reçu.
De plus, vous n’avez pas respecté les conditions relatives à l’assurance stipulées dans le contrat précité.
Cela étant, nous nous voyons dans l’obligation de résilier le contrat de sous-entreprise et de faire d’autres arrangements pour l’achèvement des travaux. De plus, vous serez tenu responsable des pertes, frais, dommages et dépenses résultant du défaut de respecter les conditions et engagements du sous-contrat de sous-entreprise.
DINEEN CONSTRUCTION LIMITED
Bien à vous,
J.E. Franklin, ingénieur vice-président
JEF:lg
Rien dans les documents soumis à notre examen n’indique que l’on a répondu à cette lettre mais, le 24 octobre 1969, l’appelante a enregistré un privilège ouvrier daté du 25 septembre 1969, qu’elle déclarait être applicable aux droits détenus par la Corporation et David Alexander. Robertson, mécanicien de Winnipeg, sur le lot 9 du plan d’arpentage relatif à une partie du lot 71 de la paroisse St. James et enregistré au bureau d’enregistrement de Winnipeg sous le numéro 2221. Le privilège était pour travaux, soit la démolition de bâtiments d’un garage et d’un pont, faits pour le compte de Dineen Construction Limited. Le montant du privilège était de $100,000 (prix global du contrat de sous-entreprise); il était allégué que les travaux avaient été effectués le 25 septembre 1969 ou auparavant. La déclaration sous serment présentée à l’appui était celle de Stephen Kepic, président d’Alspan Wrecking Limited; il y affirmait avoir pleine connaissance des faits exposés au bordereau de privilège et attestait que le privilège revendiqué était bien fondé.
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Le privilège ayant été enregistré, la Corporation a refusé de payer à l’intimée, tant que subsisterait le privilège, les montants échus au fur et à mesure de l’exécution des travaux qu’elle lui devait. Par conséquent, l’intimée a obtenu, le 2 décembre 1969, une ordonnance de radiation de privilège devant prendre effet lors de la production au greffe du tribunal, à titre de garantie, d’un cautionnement à la place du privilège.
Le 4 décembre 1969, l’appelante a intenté contre l’intimée une action en Cour suprême de l’Ontario. Elle y alléguait le contrat que les parties avaient conclu en mai 1969, lequel stipulait le paiement par l’intimée à l’appelante de la somme de $100,000 en contrepartie de la démolition par l’appelante du pont Maryland et de la station-service Robertson Motors.
Elle ne réclamait pas, à titre de montant échu pour achèvement des travaux convenus, tel qu’allégué dans le bordereau du privilège, le montant global stipulé. Elle réclamait plutôt à l’intimée des dommages-intérêts pour rupture illicite de contrat. Dans le factum de l’appelante, déposé en cette Cour le 30 mars 1971, il est énoncé que [TRADUCTION] «l’appelante n’a pas encore intenté d’action au Manitoba.»
Dans la déclaration sous serment de John E. Franklin, vice-président de l’intimée, datant du 1er mai 1970 et déposée dans les présentes procédures, il est catégoriquement affirmé, après la mention du contrat de sous-entreprise existant entre l’intimée et l’appelante:
[TRADUCTION] QUE Alspan Wrecking Limited n’a effectué aucun travail et n’a pas fourni de matériaux pour ledit projet.
L’appelante n’a déposé aucune déclaration sous serment en réponse et elle n’a pas demandé l’autorisation de procéder à un contre-interrogatoire au sujet de la déclaration sous serment déposée par l’intimée. La déclaration sous serment de Stephen Kepic présentée à l’appui du privilège n’était à la disposition de la Cour que parce que le bordereau de privilège était joint, à titre de pièce, à la déclaration sous serment de Franklin.
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L’intimée a demandé décharge du cautionnement pour le motif que l’appelante n’avait pas le droit de réclamer le privilège que remplaçait le cautionnement déposé, vu que:
(1) l’appelante n’avait exécuté aucun travail sur les bien-fonds et immeubles grevés par le privilège enregistré et n’avait pas fourni de matériaux à cet égard;
(2) ces biens-fonds et immeubles étaient utilisés pour le pont Maryland, à Winnipeg, soit une partie d’une rue et d’une voie municipale.
Initialement, la requête a été rejetée sans motifs écrits. Les questions soulevées par l’intimée ont été tranchées comme suit par la Cour d’appel:
[TRADUCTION] Quant à la première question, nous sommes étonnés que l’allégation précise figurant dans la déclaration sous serment de M. Franklin n’ait pas été contredite par quelque déclaration sous serment déposée par Alspan en réponse. Mais de toute façon, nous croyons qu’il est possible de se prononcer sommairement sur l’affaire en examinant le second motif d’appel.
Dans la cause Shields v. City of Winnipeg, (1964) 49 W.W.R. 530, le Juge Dickson (alors juge puîné) a décidé qu’il était impossible d’enregistrer un privilège sur une rue publique. Le même raisonnement s’appliquerait à un pont public. A notre avis, la décision rendue dans la cause Shields précitée est bien fondée.
Étant donné qu’il n’existait aucun droit à un privilège et que le cautionnement visait à remplacer celui-ci, décharge devrait être donnée du cautionnement.
Quant à la première question en litige, l’appelante soutient que la Cour n’aurait pas dû se prononcer sommairement sur l’affaire [TRADUCTION] «uniquement parce que M. Franklin affirme, dans sa déclaration sous serment, que la déclaration sous serment fournie par Alspan est fausse.» Toutefois, cette prétention ne constitue pas un résumé exact de l’état des choses. La déclaration sous serment de Stephen Kepic est à l’appui d’un
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bordereau de privilège alléguant que l’appelante a droit à la somme de $100,000 (prix global stipulé dans le contrat de sous-entreprise) du fait qu’elle a complété ses travaux de démolition le 25 septembre 1969 ou auparavant, soit moins d’un mois après la résiliation du contrat par l’intimée. Lorsque le cautionnement a été déposé le 2 décembre 1969, l’appelante n’a pas cherché à mettre à exécution sa demande de paiement en vertu du cautionnement par des poursuites au Manitoba. Plutôt, elle a intenté deux jours plus tard des procédures en Ontario, non pas en vue de recouvrer le montant qui lui était dû par suite de l’exécution de contrat de sous-entreprise, mais pour obtenir des dommages-intérêts pour rupture illicite du contrat en question par l’intimée.
Dans ces conditions, le fait que l’appelante n’a pas produit de réponse à l’allégation figurant dans la déclaration sous serment de Franklin et n’a pas contre-interrogé ce dernier sur sa déclaration, prend énormément d’importance. A mon avis, la Cour d’appel aurait eu raison de décider contre le renvoi d’une question litigieuse et de se prononcer sommairement sur l’affaire.
Si l’affirmation figurant dans la déclaration sous serment de Franklin est acceptée, le bordereau de privilège tel qu’enregistré doit être rejeté. Dans celui-ci, il est fait mention des droits de la Corporation et de David Alexander Robertson, mécanicien, mais les documents soumis à notre examen montrent que le contrat principal a été conclu entre la Corporation et l’intimée, et aussi que le contrat de sous-entreprise a trait à des travaux de démolition se rapportant au contrat principal et stipule également la démolition de la station-service Robertson Motors. Il est clair que tous les travaux visés par le contrat de sous-entreprise avaient pour but de permettre la construction du nouveau pont Maryland, lequel devait remplacer le pont existant. Les biens-fonds désignés dans le bordereau de privilège sont ceux sur lesquels était construit ce pont.
On n’invoque aucune raison permettant à l’appelante de réclamer un privilège sur les droits
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ou intérêts de Robertson dans les biens-fonds en question, par opposition à ceux de la Corporation. La démolition du garage de la station-service Robertson Motors faisait partie du contrat de sous-entreprise conclu avec l’intimée et des travaux requis en vertu du contrat principal que l’intimée avait conclu avec la Corporation. Seule cette dernière a demandé l’exécution de ces travaux. En vertu de l’art. 4(1) du Mechanics’ Liens Act, R.S.M. 1954, c. 157, tout privilège se limite à la somme réellement due par le propriétaire. Le seul montant réellement dû par le propriétaire des biens-fonds en question était celui que la Corporation devait. Robertson n’était pas partie au contrat principal ni au contrat de sous-entreprise en vertu duquel les travaux de démolition devaient être effectués.
La Cour d’appel a fondé sa décision sur ce qu’il est impossible d’enregistrer un privilège sur un pont public: à cet égard, elle s’est appuyée sur l’arrêt Shields v. City of Winnipeg[3], quelle a approuvé.
Dans l’affaire Shields, il a été signalé qu’en vertu de l’art. 683 de la Charte de Winnipeg de 1956, 1956 (Man.), c. 87, la pleine propriété des rues de Winnipeg est dévolue à la Couronne, la seule possession étant dévolue à la Ville. Notons que la définition de l’expression «rue» donnée dans cette loi vise les ponts. Il a été décidé que la ville avait un droit ou un intérêt dans les rues au sens de l’art. 5(1) du Mechanics’ Liens Act, mais après un examen minutieux des ouvrages et arrêts, le Juge Dickson (alors juge puîné) a décidé que ce droit ou cet intérêt ne pouvait pas faire d’objet d’un privilège ouvrier, étant donné le droit primordial qu’a le public de passer sur ces rues. La vente d’une rue en vertu d’un privilège ouvrier serait contraire à l’intérêt public.
Le Juge d’appel Stuart, qui a rendu jugement au nom de la Chambre d’appel de la Cour suprême d’Alberta dans la cause Western Canada Hard-
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ware, Limited v. Farrelly Brothers Limited[4], a exprimé une opinion semblable.
Dans l’arrêt Anthes Imperial Limited et al. v. Village of Earl Grey[5], rendu par la Cour d’appel de la Saskatchewan, certaines réserves ont été apportées aux conclusions énoncées dans la cause Shields. Toutefois, dans cette cause-là, le privilège ouvrier réclamé ne grevait pas une rue municipale, mais des biens-fonds appartenant au Village sur lesquels se trouvaient des champs d’épandage, une station de pompage et une partie d’un projet d’aqueduc et d’égout. Il n’était pas question du droit du public d’utiliser la propriété à l’égard de laquelle le privilège était réclamé. La contestation du privilège devait se fonder sur la proposition qu’il est impossible de réclamer un privilège sur des biens municipaux. Cette proposition est trop générale. La question de savoir s’il est possible d’enregistrer un privilège sur des biens municipaux peut fort bien dépendre de leur utilisation et des fins auxquelles ceux-ci sont possédés, comme l’a laissé entendre le Juge d’appel Stuart dans la cause Western Canada Hardware Company (précitée), à la p. 1025.
De toute façon, la décision de la Cour de la Saskatchewan n’est pas incompatible avec le jugement rendu dans l’affaire Shields en ce qui concerne les rues publiques de Winnipeg, et ce jugement, à mon avis, était bien fondé.
A mon avis, le jugement de la Cour d’appel est bien fondé; je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
LE JUGE PIGEON — J’ai eu l’occasion de lire les motifs de mes collègues les Juges Martland et Laskin. Tout en étant d’accord avec le premier sur le principe de l’invalidité d’un privilège ouvrier sur un pont public, je souscris à l’avis du second sur la conséquence de l’affirmation incontestée du droit d’un particulier dans le bien-fonds sur lequel le privilège a été revendiqué. A mon
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avis, aucune preuve valable ne démontre que le bien-fonds a été en entier affecté à la construction d’un pont public.
D’autre part, je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il y a contestation sur les faits par suite de la déclaration sous serment déposée à l’appui du bordereau de privilège. Il y est déclaré qu’Alspan a gagné le plein montant de $100,000 stipulé dans le contrat de sous-entreprise pour l’exécution de certains travaux, alors que dans la déclaration sous serment présentée à l’appui de la requête, il est affirmé qu’aucun travail n’a été effectué. Normalement, cela serait une contestation. Mais, Alspan a elle-même fourni une preuve concluante que sa déclaration sous serment ne doit pas être prise au sérieux en instituant en Ontario une action par laquelle elle réclame, non pas le montant stipulé pour l’exécution de travaux, mais des dommages‑intérêts pour la rupture de son contrat de sous-entreprise par résiliation. Cette résiliation est un fait non contesté et rien ne tend à démontrer que des travaux pouvant donner lieu à un privilège ont réellement été effectués. Dans ces conditions, je ne vois rien qui nécessite une enquête. Le bordereau de privilège a été produit en affirmant que les travaux avaient été complétés. De toute évidence, c’était faux. Si Alspan prétendait avoir droit à un privilège pour une partie des travaux, elle aurait dû soulever cette question. D’après le dossier, elle s’est contentée de réclamer des dommages-intérêts. Or, une pareille réclamation ne peut évidemment pas donner lieu à un privilège.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
LE JUGE LASKIN (dissident) — En l’espèce, le jugement a quo a pour effet de radier sommairement un bordereau de privilège régulièrement enregistré sans donner à celui qui revendique le privilège l’occasion de le faire valoir par action. S’il était passablement clair à la lecture du dossier que le bordereau de privilège était injustifiable, il serait inconcevable d’intervenir dans la décision sommaire de la Cour d’appel du Manitoba. Je ne
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trouve pas que le cas soit si clair; la preuve par déclaration sous serment — la seule qui a été présentée devant les Cours du Manitoba — laisse plutôt voir une contradicition dans les faits importants et soulève également une question de droit non résolue. En pareilles circonstances, celui qui revendique un privilège devrait être recevable à le faire valoir en conformité des prescriptions du Mechanics’ Liens Act, R.S.M. 1954, c. 157 (actuellement R.S.M. 1970, c. M80).
Alspan, qui revendique le privilège, était un sous-traitant de l’intimée Dineen, qui avait conclu un contrat avec Greater Winnipeg en vue du remplacement d’un pont. Le contrat de sous‑entreprise, conclu le 2 mai 1969, prévoyait la démolition du pont au coût de $100,000. Le 28 août 1969, Dineen a résilié le contrat de sous-entreprise pour le motif qu’Alspan n’avait pas respecté certains engagements contractuels. Le 25 septembre 1969, Alspan a enregistré un bordereau de privilège sur les droits de Greater Winnipeg et David Alexander Robertson dans certains bien-fonds désignés, alléguant que des travaux y avaient été effectués, soit la démolition de bâtiments d’un garage et d’un pont, et affirmant que la somme de $100,000 lui était due pour l’exécution de ces travaux. A l’appui du bordereau était produite une déclaration sous serment du président attestant que le privilège revendiqué était fondé.
Greater Winnipeg n’a pas elle-même contesté le bordereau, mais elle a obligé Dineen à agir, en refusant d’effectuer des paiements selon l’avancement des travaux jusqu’à ce que le privilège soit radié. Dineen a invoqué l’art. 25(2) du Mechanics’ Liens Act qui se lit ainsi:
[TRADUCTION] Sur présentation d’une requête, un juge peut autoriser un cautionnement ou une consignation de deniers au greffe du tribunal au lieu du montant réclamé au bordereau, et il peut dès lors radier l’enregistrement du privilège.
Elle a fourni une garantie de $101,000 et en vertu de cette disposition, une ordonnance a été rendue en sa faveur le 2 décembre 1969. Il est
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évident que cela a simplement eu pour résultat de substituer la garantie et non pas de contester la validité du bordereau de privilège.
La contestation s’est d’abord manifestée dans une requête en vue de faire annuler le cautionnement, entendue par le Juge Keith le 20 mars 1970 et rejetée avec dépens. Le 22 mai 1970, le Juge Molloy a entendu une autre requête semblable présentée par Dineen et l’a également rejetée avec dépens. Dans la déclaration sous serment fournie par un dirigeant de Dineen à l’appui de cette deuxième requête, il est attesté qu’Alspan n’a effectué aucun travail et n’a fourni aucun matériau pour le projet, bien que celle-ci ait enregistré un bordereau de privilège sur les droits de Greater Winnipeg et de David Alexander Robertson pour des travaux qu’elle aurait effectués sur la propriété en question, qui est décrite dans le bordereau et qui est située [TRADUCTION] «Où se trouvait le pont Maryland». Dans la déclaration sous serment, il est également fait mention du fait qu’Alspan avait intenté une action en dommages-intérêts contre Dineen en Ontario (le 4 décembre 1969) pour rupture de contrat et qu’Alspan n’avait engagé aucune procédure au Manitoba relativement au contrat de sous‑entreprise, soit en vertu du Mechanics’ Liens Act soit autrement. L’appel porté à l’encontre de l’ordonnance du Juge Molloy a été accueilli et il a été donné décharge du cautionnement pour le motif qu’il n’existait aucun droit à un privilège et par conséquent aucun droit à un cautionnement en remplacement du privilège.
La Cour d’appel, au nom de laquelle parlait le Juge Guy, s’est reportée aux deux moyens invoqués par Dineen pour obtenir décharge du cautionnement, soit que des travaux n’avaient pas été effectués, non plus que des matériaux fournis, en vertu du contrat de sous-entreprise, et qu’aucun privilège ne pouvait être réclamé à l’égard d’un pont public. Quant au premier moyen, la Cour s’est dite étonnée qu’Alspan n’ait pas contesté la déclaration sous serment
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fournie par Dineen dans laquelle il est affirmé que rien n’a été fait en vertu du contrat de sous-entreprise qui puisse fonder un bordereau de privilège. Toutefois, la Cour avait à sa disposition — de fait, il s’agit d’une pièce à l’appui de la déclaration sous serment de Dineen — le bordereau de privilège auquel était jointe la déclaration sous serment attestant que les travaux avaient été exécutés tel qu’allégué dans le bordereau. Cela suffisait sûrement à soulever une importante question de fait et à empêcher toute décision sommaire.
Ce n’est pas sur ce moyen que la Cour d’appel s’est prononcée, mais plutôt sur l’autre, en adoptant l’avis exprimé par le Juge Dickson, alors juge puîné, dans la cause Shields v. Winnipeg[6], qu’aucun privilège grevant une rue publique ne peut être enregistré, et en appliquant ce principe à un pont public. Des questions de fait et de droit ou des questions mixtes de fait et de droit sont en jeu ici; elles contribuent également à rendre prématurée toute décision sommaire.
Le Mechanics’ Liens Act du Manitoba, contrairement à celui de l’Ontario par exemple, n’exclut pas expressément les privilèges sur les rues publiques. Il en est de même pour le Mechanics’ Lien Act de la Saskatchewan, R.S.S. 1965, c. 277. La Cour d’appel de cette province a refusé, dans l’affaire Anthes Imperial Ltd. v. Village of Earl Grey[7], d’exempter de privilèges en vertu de cette Loi les biens-fonds appartenant à une municipalité sur lesquels se trouvent installés les systèmes d’égout et d’aqueduc. En l’espèce, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur le bien-fondé de cette décision ou de celle qui a été prise dans l’affaire Shields v. Winnipeg. Je remarque simplement que le terme «propriétaire», employé dans la Loi de la Saskatchewan, n’inclut pas expressément les municipalités, mais il a été décidé que le Village d’Earl Grey était visé par la Loi vu qu’il était un corps politique constitué,
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lequel est compris dans la définition du «propriétaire». Par opposition, la définition du terme «propriétaire» donnée par la Loi du Manitoba comprend (et je cite une partie de la définition) [TRADUCTION] «tout… corps politique constitué, y compris les municipalités».
Tout à fait indépendamment du principe établi dans l’affaire Shields v. Winnipeg, il existe en l’espèce, à l’encontre de Greater Winnipeg et d’un particulier, un bordereau de privilège relatif à un certain bien-fonds sur lequel ceux-ci auraient apparemment des droits. Dineen, dans la déclaration sous serment qu’elle a présentée, ne conteste pas cette allégation. Le bordereau est muet quant à la nature des droits ou intérêts de Greater Winnipeg ou de Robertson, et, pour autant qu’il fasse, il allègue la coexistence des droits de ceux-ci dans le bien-fonds spécifié. Même en tenant compte de l’affaire Shields v. Winnipeg, il existe en l’espèce une question de droit importante, celle de savoir si le principe établi dans cette cause-là s’applique pour exempter également un particulier ayant un droit concurrent (le cas échéant) dans le bien-fonds. Si Dineen cherchait à obtenir une décision sommaire quant au droit au privilège en se fondant sur l’affaire Shields v. Winnipeg, elle aurait dû avancer une explication sur le droit de Robertson, lequel est attesté dans la déclaration sous serment présentée par Alspan à l’appui du bordereau de privilège. On n’a même pas tenté de faire quoi que ce soit de la sorte; il nous reste une affirmation incontestée de l’existence du droit d’un particulier dans un bien-fonds à l’égard duquel un privilège a été revendiqué. Il n’a pas été soutenu que le fait que le Juge d’appel Guy ait fait mention, de façon narrative, d’un pont public, suffisait pour se prononcer sur cette question de fait en vertu de la doctrine de la connaissance judiciaire.
En somme, les pièces soumises à l’examen des Cours du Manitoba ne peuvent absolument pas servir de fondement pour décharger sommairement du cautionnement reçu à la place du privilège. Pas plus que la situation de Dineen ne
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se trouve améliorée en raison de l’action intentée en Ontario; cette action n’a influé en rien devant les Cours du Manitoba. Le fait qu’Alspan n’ait pas pris des mesures à l’égard du bordereau de privilège avant que Dineen n’eût présenté sa deuxième requête et, de fait, avant que l’appel n’eût été entendu, s’explique par l’art. 22 du Mechanics’ Liens Act, en vertu duquel celui qui a enregistré son privilège dispose de deux années à compter de l’achèvement des travaux pour engager des procédures en vue de le réaliser. De plus, l’art. 23 permet de forcer celui qui revendique un privilège à engager des procédures expéditives pour le réaliser et il ne semble pas que Dineen ait cherché à faire en sorte que Greater Winnipeg y ait recours.
Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais l’ordonnance de la Cour d’appel du Manitoba et je rétablirais l’ordonnance du Juge Molloy. L’appelante devrait avoir droit à ses dépens en toutes les Cours.
Appel rejeté avec dépens, le JUGE LASKIN étant dissident.
Procureurs de l’appelante: Thompson, Dewar, Sweatman, Winnipeg.
Procureurs de l’intimée: Fillmore, Riley & Company, Winnipeg.
[1] (1970), 16 D.L.R. (3d) 111.
[2] (1970), 16 D.L.R. (3d) 111.
[3] (1964), 49 W.W.R. 530, 47 D.L.R. (2d) 346.
[4] [1922] 3 W.W.R. 1017, p. 1027, 70 D.L.R. 480.
[5] (1970), 75 W.W.R. 566, p. 570, 13 D.L.R. (3d) 234.
[6] (1964), 49 W.W.R. 530, 47 D.L.R. (2d) 346.
[7] (1970), 75 W.W.R. 566, 13 D.L.R. (3d) 234.