Cour suprême du Canada
Trottier c. J.L. Lefebvre Ltée, [1973] R.C.S. 609
Date: 1972-05-01
Marcel Trottier (Demandeur) Appelant;
et
J.L. Lefebvre Ltée (Défenderesse) Intimée.
1971: le 18 octobre; 1972: le 1er mai.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Judson, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la Reine, province de Québec[1], infirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel accueilli, le Juge en Chef Fauteux et le Juge Abbott étant dissidents.
L. Dansereau, pour le demandeur, appelant.
P. L’Heureux, c.r., et A. Savoie, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement du Juge en Chef Fauteux et du Juge Abbott a été rendu par
LE JUGE EN CHEF (dissident) — Il s’agit d’une action en dommages-intérêts intentée par l’appelant — demandeur en reprise d’instance — à la suite d’un accident dont il a été victime dans l’exercice des fonctions auxquelles il était employé depuis 17 mois par l’intimée qui exploitait un commerce de boucherie et d’épiceries. Le travail de Trottier, alors âgé de 17 ans, consistait à faire un peu de tout et notamment, à l’occasion, — soit trois ou quatre fois à peu près chaque semaine — hacher de la viande à l’aide d’un hachoir électrique. Ce hachoir était une machine munie d’un plateau ayant au centre un orifice au fond duquel se trouvaient des couteaux. L’opération relativement simple de mise en hachis consistait à placer la viande sur le plateau, pour ensuite la pousser à l’intérieur de l’orifice à l’aide d’un pilon. La surface du plateau se trouvait à une hauteur d’environ 5′ du sol de sorte que lorsque l’appelant — mesurant
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alors 5′6″ — se tenait devant la machine, le rebord de la surface du plateau lui arrivait à mi‑chemin entre le nez et l’extrémité du menton. A moins de s’élever en utilisant un tabouret ou autrement, il ne pouvait voir les couteaux au fond de l’orifice. La chambre où se trouvait le hachoir était éclairée par trois lampes dont l’une était à une distance de 5′ de biais à la machine et le commutateur qui en assurait l’opération était fixé au mur en face et à la droite de l’opérateur. Trottier avait été averti que pour éviter tout danger, il ne devait pas utiliser le hachoir autrement qu’en se servant du pilon. Le jour de l’accident, on lui demanda de hacher une certaine quantité de viande. Après avoir opéré le hachoir à ces fins, il dût quitter la pièce pour aller quérir ailleurs le supplément de viande dont il avait besoin pour satisfaire à cette demande. Avant de quitter la pièce, il négligea, contrairement à ses habitudes, d’interrompre le courant électrique afin de mettre la machine à l’arrêt. De retour avec la viande et alors que le moteur activant les couteaux du hachoir était toujours en marche, Trottier, tout en regardant dans une autre direction, introduisit sa main droite dans l’ouverture conduisant aux couteaux, chercha en tâtonnant d’y saisir le pilon qu’il croyait erronément y avoir laissé. C’est alors que sa main pénétra jusqu’aux couteaux et fut, en conséquence, sérieusement blessée. D’où l’action en dommages contre l’intimée.
En Cour supérieure, on maintint cette action en s’appuyant sur les art. 1053 et 1054 C.C. Au regard de l’art. 1053, on considéra qu’il y avait eu négligence de la part de l’employeur en ce qui concerne le système d’éclairage, la hauteur de la table en relation avec celle de Trottier, la distance séparant l’opérateur du commutateur dont l’atteinte en devenait moins facile, l’absence d’une garde autour de l’orifice du hachoir et les instructions données à Trottier quant au danger pouvant résulter de l’utilisation de cette machine. Au regard de l’art. 1054, on jugea que l’employeur, étant propriétaire du hachoir qu’il avait requis l’employé d’utiliser, n’avait pas démontré qu’il avait été incapable d’empêcher l’acte qui causa le dommage.
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En Cour d’appel[2], on infirma ce jugement et rejeta l’action. Les motifs de cette décision unanime sont ainsi exprimés, au nom de la Cour, par M. le Juge Owen:
[TRADUCTION] Le dommage n’a pas été causé par le «fait autonome de la chose». En conséquence, la défenderesse n’avait aucune présomption à repousser en vertu de l’art. 1054 C.C.
Considérant la question à la lumière des dispositions de l’article 1053 C.C., je suis d’avis que les faits prouvés ne démontrent aucune faute de la part de la défenderesse ou d’une personne pour les actes de laquelle elle est responsable, mais plutôt, que l’accident était dû entièrement à la négligence de la victime. Alors que le moteur du hachoir était en marche, la victime, tout en regardant dans une autre direction, a mis sa main dans l’ouverture donnant sur les couteaux pour chercher le pilon. Pour atteindre les couteaux, elle devait insérer sa main dans l’entonnoir jusqu’à sept ou huit pouces au-dessous du plateau.
De là le pourvoi à cette Cour.
Il est depuis si longtemps judiciairement réglé que la présomption édictée par l’art. 1054 C.C. n’a pas d’application dans un cas où, comme ici, le dommage ne résulte pas du fait autonome de la chose, qu’il ne me paraît pas nécessaire de référer à la jurisprudence sur la question. Aussi bien, à l’instar de la Cour d’appel, je me dispenserai de ce faire et passerai immédiatement à la considération de l’appel au regard de l’art. 1053.
Il est pertinent de rappeler ici la règle jurisprudentielle voulant que lorsqu’un jugement rendu en première instance sur les faits est infirmé par une première cour d’appel, une seconde cour d’appel doit intervenir seulement dans le cas où elle est clairement satisfaite que le jugement de la première cour d’appel est erroné. Voir notamment Symington c. Symington[3] et Demers c. Montréal Steam Laundry Company[4]. Tenant compte de cette règle, je ne saurais, pour ma part, justifier, en l’espèce, une intervention de cette Cour. Je ne puis affirmer, — soit dit en tout respect pour l’opinion contraire, — que la Cour d’appel s’est uniquement arrêtée à ne considérer que la faute de la victime alors que M. le Juge Owen, parlant au
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nom de la Cour, a cité verbatim toute cette partie du jugement de première instance où sont mentionnés les faits reprochés à l’intimée et les a subséquemment énumérés un à un au jugement a quo, avant de conclure que non seulement les faits prouvés n’établissaient aucune faute de la part de l’intimée ou des personnes pour les actes desquels elle était responsable mais qu’au contraire, l’accident était dû entièrement à la négligence de la victime.
Assumant même que les reproches faits à l’intimée par le juge de première instance soient justifiés par la preuve, — ce qui n’est sûrement pas le cas en ce qui concerne la suffisance des instructions données à l’employé pour parer au seul danger que pouvait présenter l’opération de cette machine, — je dirais, d’accord avec tous les juges de la Cour d’appel, que la cause véritable de ce malheureux accident est exclusivement imputable à ce jeune homme de 17 ans qui, ayant utilisé cette machine plusieurs fois par semaine pendant plus d’un an, était assurément conscient du danger — évident pour tout le monde — qu’il y avait de s’introduire distraitement la main dans le hachoir, d’y tâtonner comme il l’a fait alors que les couteaux étaient en pleine opération.
Je n’oublie pas que l’employeur a le devoir de ne pas exposer l’employé au danger. Encore faut-il préciser le critère à suivre pour déterminer si ce devoir a été violé. Dans Procureur Général c. Mouette[5], M. le Juge Pratte, parlant au nom de tous ses collègues, s’en exprime ainsi à la page 71:
Il faut bien reconnaître, cependant, que l’employeur a le devoir de ne pas exposer son employé à un danger que ce dernier ne soupçonne pas, ou dont il ne peut apprécier la gravité, ou contre lequel il n’est pas en mesure de se protéger. Mais ce devoir ne va pas jusqu’à obliger le maître à se tenir lui-même ou à garder un moniteur, auprès de son employé pour empêcher celui-ci d’être imprudent. Dans le cas d’un travail qui n’est pas dangereux par nature, ou qui ne
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comporte qu’un danger connu de l’ouvrier et contre lequel ce dernier est en mesure de se protéger, le patron qui a recommandé la prudence et qui a fourni les moyens de protection requis ne doit pas être tenu de prévoir qu’on va passer outre à ses recommandations. Le maître est tenu de prévoir, comme un bon père de famille, mais on ne peut exiger de lui qu’il ait le don de divination. Il peut être tenu de protéger son employé contre les imprudences prévisibles dont ce dernier peut se rendre coupable, mais pas des autres. Décider autrement rendrait le rôle de maître pratiquement intenable.
Appliquant ce critère à l’espèce, je ne saurais conclure que le patron ait violé ce devoir envers l’employé qui avait l’âge voulu pour apprécier un danger aussi évident, danger qu’on lui avait indiqué en lui donnant des instructions spécifiques qu’il a négligé d’observer. S’il avait regardé vers l’orifice de la machine au lieu de se détourner la tête, Trottier pouvait se rendre compte que le pilon ne s’y trouvait pas puisque lorsqu’on le laissait dans le hachoir, il en dépassait l’ouverture d’environ ¼″ ou ½″. Il s’est introduit la main sans regarder. Ceci ressort de son témoignage, notamment aux pages 35 et 36:
Q. Maintenant, c’est bien clair qu’en vous collant le menton sur le plateau, vous pouvez voir l’ouverture?
R. Oui.
Q. Le dalot qui se trouve au-dessus du moulin?
R. Oui.
Q. Mais, en fait, vous n’avez pas regardé?
R. C’est justement ce que je veux dire; en levant la main, j’ai tourné la tête, je ne voyais pas.
Q. Vous vous êtes mis la main avant de regarder si le pilon était là ou non?
R. Justement, je me suis tourné la tête, en levant la main.
Pour toutes ces raisons, je ne puis conclure que ce jugement unanime de la Cour d’appel est erroné. Je rejetterais le pourvoi avec dépens.
Le jugement des Juges Judson, Pigeon et Laskin a été rendu par
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LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi est à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel[6] qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure accueillant l’action en dommages intentée par l’appelant contre l’intimée.
A l’instar de la Cour d’appel, je commencerai par reproduire l’exposé des fait qu’a rédigé le premier juge.
[TRADUCTION] Le 10 décembre 1963, le demandeur en reprise d’instance, Marcel Trottier, avait 17 ans. Il était à l’emploi de la défenderesse, qui exploite une boucherie et épicerie. Le jeune Trottier avait pour tâche de hacher la viande. Cette opération s’effectuait à l’aide d’une machine composée d’un plat; au centre il y avait un trou dans lequel on poussait la viande à hacher; au fond du trou se trouvait le dispositif de hachage, formé de couteaux broyeurs aiguisés. L’opération de hachage, passablement simple, consistait à placer la viande dans le plat, à la pousser dans le hachoir à l’aide d’un pilon de bois, et parfois à la presser ou tasser sur les couteaux broyeurs.
Ce plat était sur une tablette de sorte que le dessus se trouvait à une hauteur d’environ 5 pieds. Derrière l’opérateur il y avait des lampes; à sa droite et devant lui, de l’autre côté du plat, l’interrupteur permettant d’actionner la machine; pour la mettre en marche il fallait étendre le bras au-dessus du plat pour ouvrir ou fermer l’interrupteur. Lors de l’accident, Marcel Trottier mesurait environ cinq pieds six pouces; par conséquent, lorsqu’il se tenait devant la hachoir, le rebord du plat lui arrivait entre le nez et le bout du menton. L’orifice dans lequel la viande était poussée se trouvait au centre du plat. A moins de monter sur une boîte ou sur un tabouret, le jeune Trottier ne pouvait donc voir que juste au-dessus du bord de l’orifice mais pas à l’intérieur, où la viande était hachée. Il n’y avait aucun dispositif protecteur autour du trou au fond duquel se trouvaient les couteaux broyeurs. Le jour de l’accident, telle était donc la situation en ce qui concerne la machine et l’opérateur, le jeune Trottier.
D’après la preuve, le jeune Trottier n’a pratiquement reçu aucune directive; on lui a seulement montré comment utiliser la machine en lui disant qu’il y avait des couteaux dangereux au fond du trou. On l’avait également averti qu’il devait pousser la viande dans le trou uniquement à l’aide du pilon.
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Le 10 décembre 1963, on a envoyé le jeune Trottier hacher une certaine quantité de viande; il était seul dans la cave pour le faire. Il travaillait déjà depuis quelque temps lorsqu’il s’est éloigné de la machine pour aller chercher d’autre viande dans la glacière. Il affirme que d’habitude, il arrêtait la machine lorsqu’il ne s’en servait pas. Mais, cette fois-là, après avoir déposé le pilon, il a laissé la machine en marche. Lorsqu’il est revenu avec la viande, il n’a pas pu trouver le pilon; croyant que celui-ci devait être dans le trou, il y a mis la main droite et l’a cherché à tâtons. Sa main a touché aux couteaux broyeurs et s’est engagée de sorte qu’il lui a été très difficile de la retirer. Il a dû étendre le bras gauche par-dessus le plat pour manœuvrer l’interrupteur. Sa main droite a été gravement mutilée; par la suite, les trois doigts du centre ont dû être amputés. On l’a mené à l’hôpital où il est resté quelque temps. Au cours de l’année qui a suivi, il a subi sept interventions chirurgicales.
Les motifs sur lesquels a été fondée la conclusion du premier juge à la responsabilité entière de l’employeur se lisent comme suit:
[TRADUCTION] Le soussigné est d’avis que la défenderesse est responsable de l’accident tant en vertu de l’article 1053 C.C. qu’en vertu de l’article 1054 C.C. La machine appartenait sans aucun doute à la défenderesse; on avait chargé le jeune Trottier de la faire fonctionner. Il y a eu négligence de la part de la défenderesse si l’on tient compte de l’éclairage, de la hauteur du plat par rapport à la taille de l’opérateur Trottier, de la distance séparant l’opérateur de l’interrupteur et de sa position incommode, de l’insuffisance des directives données au jeune homme et de l’absence de dispositif protecteur autour du trou au fond duquel se trouvait le mécanisme broyeur. En ce qui concerne la responsabilité en vertu de l’article 1054 C.C., d’après la preuve présentée devant cette Cour, la défenderesse n’a pas établi qu’elle n’a pas pu empêcher le fait qui a causé le dommage.
Disons d’abord que c’est à bon droit que la Cour d’appel a statué que le premier juge avait fait erreur en concluant à l’existence d’une responsabilité en vertu de l’art. 1054 C.C. Il est bien établi dans notre jurisprudence que cette responsabilité n’a lieu que pour le dommage causé par le fait autonome de la chose. Dans Lacombe c. Power[7], M. le Juge en chef Anglin a exprimé sur cette question l’opinion unanime de cette Cour dans les termes suivants (p. 412):
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[TRADUCTION] S’il fallait déduire de la preuve que la voiture a démarré d’elle-même, c’est-à-dire sans aucune intervention humaine, à cause de quelque chose dans le moteur même, il serait possible d’attribuer à la «chose», la voiture, le dommage qui en est découlé, et qui serait visé par l’art. 1054 C.C. Mais si son mouvement est dû à un acte conscient ou inconscient du défunt, le dommage a été causé non par la chose elle‑même mais par cet acte, peu importe qu’on doive le considérer comme purement involontaire et accidentel ou comme équivalant à une négligence ou faute. Dans cette dernière hypothèse, l’art. 1054 C.C., invoqué par l’appelant ne s’applique pas; ou bien il s’agit d’un pur accident, n’engageant aucune responsabilité, ou bien, s’il y a responsabilité, il y a une faute qu’il faut prouver et non pas simplement présumer et dont doit dépendre la responsabilité.
Dans le cas présent, il est évident que le dommage subi par l’appelant n’a pas été causé par le fait autonome de la chose. Il n’y a pas eu fonctionnement anormal. L’appelant a eu la main droite broyée parce qu’il l’a introduite dans une machine dont la fonction est précisément de broyer ce qu’on y introduit. Il ne s’agit pas, comme dans Shawinigan Carbide Co. c. Doucet[8] et dans Canadian Vickers c. Smith[9] de blessures causées par des substances dangereuses projetées violemment par l’appareil lui-même. Ici, l’appelant a été l’auteur de l’accident dont il a été victime en mettant la main dans l’ouverture destinée à recevoir la viande à broyer, alors que la machine était en mouvement et qu’il ne pouvait ignorer le danger auquel il s’exposait en faisant cela. Avec respect, je suis d’avis que le premier juge a fait erreur en disant:
[TRADUCTION] Il pourrait être question ici de négligence commune s’il avait été clairement démontré à la Cour que le demandeur avait été averti des conséquences possibles, et non pas simplement du danger que représentait le fait de plonger sa main dans le trou. Il est vrai qu’on lui avait dit que seul le pilon devait être plongé dans le trou, mais c’est tout. Par conséquent, je ne puis conclure à aucune négligence commune.
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Au contraire, il me paraît que l’on a eu raison de statuer en appel que l’appelant avait commis une faute, comme M. le Juge Owen le dit dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Alors que le moteur du hachoir était en marche, la victime, tout en regardant dans une autre direction, a mis sa main dans l’ouverture donnant sur les couteaux pour chercher le pilon. Pour atteindre les couteaux, elle devait insérer sa main dans l’entonnoir jusqu’à sept ou huit pouces au-dessous du plat.
Avec respect, je dois cependant ajouter qu’il me parait que la Cour d’appel a fait erreur en concluant que cette faute de la victime était la cause unique de l’accident. Bien qu’il ait énuméré les fautes que le premier juge a relevées à la charge de l’employeur, M. le Juge Owen ne paraît pas s’être, arrêté à les considérer. Il semble avoir jugé suffisant d’examiner celle de la victime. A mon avis, il y a là une erreur. Il ne suffit pas de dire que l’employé pouvait éviter l’accident en étant vigilant et attentif, quel qu’ait été par ailleurs le danger que présentait l’installation où il était appelé à travailler. Un employeur doit éviter tout ce qui est de nature à aggraver le risque d’accident. Comme le dit André Nadeau (Traité de Droit civil du Québec, tome 8, p. 283):
Il doit prévoir, non seulement les causes habituelles mais même possibles d’accidents, avec l’obligation de prendre les mesures propres à les écarter…
Dans Trust Général du Canada c. St-Jacques[10] un arrêt que cette Cour a confirmé avec une légère modification[11] M. le Juge Galipeault a dit (P. 22):
C’est le devoir des patrons de protéger les ouvriers, même contre leur imprudence, leur négligence, leur faiblesse et leur inhabileté.
Ici, il me paraît que c’est à bon droit que le premier juge a trouve l’employeur gravement fautif, Le hachoir dont il s’agit et qui a été exhibé au procès, était placé à une hauteur tout à fait anormale. Le dénommé Lefebvre, président de la société employeur de l’appelant, a témoigné que la table sur laquelle la machine
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était placée était à une hauteur telle que le rebord du plat où l’on déposait la viande à broyer se trouvait à cinq pieds deux pouces au-dessus du sol. Comme la taille de l’appelant n’était que de cinq pieds six pouces, il est bien évident que celui-ci ne pouvait pas voir convenablement à l’intérieur de ce plat au centre duquel se trouvait l’ouverture sous laquelle tournaient les couteaux broyeurs.
De plus, le pilon de bois que l’appelant devait utiliser pour pousser dans le conduit la viande à broyer était si court que, de l’aveu du nommé Lefebvre, lorsque selon l’habitude ce pilon était placé dans le conduit, le sommet ne dépassait l’orifice que d’un quart de pouce ou un demi pouce. Il est donc évident que pour prendre le pilon là où on le laissait, l’appelant devait mettre la main dans l’ouverture sous laquelle se trouvaient les couteaux de la machine. De plus, par suite de la hauteur à laquelle l’appareil était installé, le pauvre garçon devait faire cela à l’aveuglette. On s’explique très bien dans ces conditions comment cette habitude qu’on lui a fait contracter, de mettre la main dans l’orifice au centre du plat pour prendre le pilon, a pu l’amener à se faire prendre les doigts dans les couteaux le jour où, par malheur, il s’est trouvé que le pilon n’était pas à la place habituelle.
A mon avis, la conclusion du juge de première instance quant aux fautes de l’employeur sous l’art. 1053 C.C. était amplement justifiée par la preuve et rien ne permettait à la Cour d’appel de l’écarter. A vrai dire celle-ci n’a donné aucun motif pour ce faire, s’étant uniquement arrêtée à considérer la faute de la victime elle-même.
Dans les circonstances, il me paraît que la faute la plus grave est celle de l’employeur et je crois devoir lui faire supporter les deux-tiers de la responsabilité pour les dommages que le premier juge a fixés à $24,812.50.
Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer le jugement de la Cour d’appel et de rétablir le jugement de la Cour supérieure mais en réduisant le montant à
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$16,541.67, avec intérêt à compter du 25 novembre 1964, et les dépens dans toutes les cours.
Appel accueilli avec dépens, le JUGE EN CHEF FAUTEUX et le JUGE ABBOTT étant dissidents.
Procureurs du demandeur, appelant: Robert, Proulx, Dansereau, Barré & Latraverse, Montréal.
Procureurs de la défenderesse, intimée: P. L’Heureux, Montréal, et Lacoste, Savoie, Joncas, Smith & Léger, Montréal.
[1] [1970] C.A. 711.
[2] [1970] C.A. 711.
[3] L.R. 2 H.L. Sc. 415.
[4] (1897), 27 R.C.S. 537.
[5] [1955] B.R. 66.
[6] [1970] C.A. 711.
[7] [1928] R.C.S. 409.
[8] (1910), 42 R.C.S. 281.
[9] [1923] R.C.S. 203.
[10] (1931), 50 B.R. 18.
[11] [1931] R.C.S. 711.