Cour suprême du Canada
Mussens Ltd. c. Verhaaf, [1973] R.C.S. 621
Date: 1972-05-01
Mussens Limited (Défenderesse) Appelante;
et
Gerrit Pieter Carolus Verhaaf (Demandeur) Intimé.
et
Mussens Limited (Défenderesse) Appelante;
et
Dame Marie Imelda Côté et al. (Demandeurs) Intimés.
1972: le 3 mars; 1972: le 1er mai.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Judson, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPELS ET APPELS INCIDENTS de jugements de la Cour du Banc de la Reine, province de Québec[1], confirmant les jugements de la Cour supérieure. Appels et appels incidents rejetés.
Louis-Philippe de Grandpré, c.r., pour la défenderesse, appelante.
D. Angus et P. O’Brien, pour les demandeurs, intimés.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE ABBOTT — Ce litige découle d’un accident survenu le 19 août 1965 sur l’une des voies d’accès de l’autoroute des Cantons de l’Est. Brièvement, voici les faits, qui ne sont pas contestés. Feu Joseph-Émile Côté et son fils
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mineur, Damien Côté, voyageaient dans une niveleuse motorisée conduite par un nommé Jacques Ouellette, qui exécutait alors le travail pour lequel Désourdy Construction Limitée l’employait. L’appelante Mussens Limited était la propriétaire enregistrée de la niveleuse qu’elle avait louée à Désourdy en mai 1965.
Il est reconnu que la niveleuse était en bon état de fonctionnement et que seule la négligence du conducteur Ouellette a causé l’accident. Joseph-Émile Côté, son fils Damien et Ouellette étaient tous à l’emploi de Désourdy, qui exploitait une entreprise assujettie aux dispositions de la Loi des accidents du travail, S.R.Q., 1964, c. 159.
Par suite de l’accident, Joseph-Émile Côté a été tué et son fils Damien Côté a été blessé.
Deux actions contre Mussens Limited — lesquelles font l’objet des présents appels — furent intentées en vertu de l’art. 3 de la Loi de l’indemnisation des victimes d’accidents d’automobile, S.R.Q. 1964, c. 232, l’une par la veuve et par l’intimé Verhaaf en sa qualité de tuteur aux quatre enfants mineurs du de cujus, et l’autre par Verhaaf en sa qualité de tuteur audit Damien Côté. Dans l’action intentée au nom de Damien Côté, Mussens a été condamnée à payer $10,508.50. Dans l’action intentée par la veuve du de cujus personnellement et au nom de ses quatre enfants mineurs, Mussens a été condamnée à payer une somme globale de $45,332. En appel[2], par un arrêt majoritaire, la responsabilité de Mussens dans les deux actions a été maintenue, mais les montants adjugés à titre de dommages-intérêts ont été réduits à $6,358 dans le cas de Damien Côté, et à $25,000 dans le cas de la veuve. M. le Juge Turgeon, dissident, aurait rejeté les deux actions.
Mussens a interjeté appel en cette Cour sur la question de sa responsabilité et les intimés ont interjeté un appel incident quant aux dommages-intérêts.
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Dans les Cours d’instance inférieure tout comme en cette Cour, Mussens a soutenu qu’une partie lésée qui a droit aux avantages de la Loi des accidents du travail n’a pas le droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’art. 3 de la Loi de l’indemnisation des victimes d’accidents d’automobile, qui se lit comme suit:
3. Le propriétaire d’une automobile est responsable de tout dommage causé par cette automobile ou par son usage, à moins qu’il ne prouve
a) que le dommage n’est imputable à aucune faute de sa part ou de la part d’une personne dans l’automobile ou du conducteur de celle-ci, ou
b) que lors de l’accident l’automobile était conduite par un tiers en ayant obtenu la possession par vol, ou
c) que lors d’un accident survenu en dehors d’un chemin public l’automobile était en la possession d’un tiers pour remisage, réparation ou transport.
Le conducteur d’une automobile est pareillement responsable à moins qu’il ne prouve que le dommage n’est imputable à aucune faute de sa part.
Le dommage causé, lorsque l’automobile n’est pas en mouvement dans un chemin public, par un appareil susceptible de fonctionnement indépendant qui y est incorporé ou par l’usage d’un tel appareil n’est pas visé par le présent article.
Mussens a aussi prétendu qu’elle n’était pas la «propriétaire» de la niveleuse, selon la définition de ce terme à l’art. 2(10) de la Loi de l’indemnisation. Les Cours d’instance inférieure ont rejeté cette prétention et l’avocat de Mussens y a renoncé au début de sa plaidoirie en cette Cour.
Les dispositions de l’art. 3 sont claires et explicites. Cet article impose une responsabilité statutaire au propriétaire d’un véhicule à moteur à l’égard des dommages causés par le véhicule ou par son usage, à moins qu’il ne puisse invoquer en sa faveur l’une des exceptions spécifiées.
En concluant à la responsabilité de l’appelante en vertu dudit art. 3, M. le Juge Hyde, en son nom et au nom de M. le Juge Montgomery, a dit:
[TRADUCTION] Les deux actions ont été intentées sous le régime de l’article 3 de la Loi de l’indemnisa-
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tion des victimes d’accidents d’automobile (S.R.Q., 1964, c. 232) en vertu duquel «le propriétaire d’une automobile», terme qui englobe le véhicule en question, «est responsable de tout dommage causé par cette automobile ou par son usage», à moins qu’il ne puisse invoquer en sa faveur certaines exceptions, dont celle de l’alinéa a), applicable en l’espèce, qui exige que le propriétaire prouve «a) que le dommage n’est imputable à aucune faute de sa part ou de la part d’une personne dans l’automobile ou du conducteur de celle-ci».
Vu qu’il est reconnu que l’accident est imputable à la faute du conducteur du véhicule, si nous nous bornons à considérer cette loi-là il n’y a aucun doute sur la responsabilité de Mussens Limited.
Celle-ci prétend cependant qu’étant donné les dispositions de la Loi des accidents du travail, elle ne peut intenter une action récursoire contre le conducteur ou son employeur, et qu’en accueillant une action contre elle, on établit une responsabilité sans qu’il y ait faute et on permet à l’employé ou à ses représentants de faire indirectement ce qu’ils ne peuvent faire directement, c’est-à-dire de fonder leur recours sur la faute d’un co-employé.
Bien respectueusement, je ne puis accepter cette prétention. La Loi des accidents du travail prévoit une responsabilité sans qu’il y ait faute, comme le fait aussi l’article 3 de la Loi de l’indemnisation des victimes d’accidents d’automobile en certains cas.
Il est parfaitement vrai que Mussens Limited, en sa qualité de propriétaire, n’avait aucune autorité sur le conducteur de la niveleuse qui était en défaut, mais de la même façon, elle n’en aurait aucune sur un passager voyageant dans une automobile conduite par une personne à qui elle l’aurait prêtée ou louée et qui aurait été la cause d’un accident impliquant l’automobile.
C’est une maxime reconnue qu’une loi qui s’exprime clairement, comme le fait l’article 3 de la Loi de l’indemnisation des victimes d’accidents d’automobile, n’exige pas d’interprétation. Le fait que la conséquence de son application, d’après ses termes clairs, puisse entraîner des injustices n’est pas, à mon avis, du ressort des tribunaux mais de celui du législateur.
Je souscris à ces énoncés et je les fais miens.
Passons maintenant aux appels incidents. La question que chacun d’eux pose est celle de savoir si la Cour d’appel a eu raison de décider que le juge de première instance a commis une
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erreur de principe dans son appréciation des dommages, ou si elle a agi erronément en substituant son opinion à celle du juge de première instance. Dans son factum, l’avocat de Mussens n’a avancé aucun argument nouveau quant aux appels incidents et il s’est fondé sur les motifs de M. le Juge Hyde.
Dans l’action intentée par le tuteur de Damien Côté, la première réclamation rejetée concernait un montant de $150 pour frais médicaux futurs. Sur ce point, il y a certainement eu erreur de principe, car le juge de première instance a dit:
[TRADUCTION] Il y a toujours la possibilité de frais de ce genre à la suite d’un accident comme celui qu’a subi le mineur, Damien Côté. Mais, en l’espèce, il semblerait que cette possibilité soit faible, sinon tout à fait insignifiante.
A partir de cette conclusion, rien ne pouvait être accordé parce que, pour étayer une condamnation, il doit exister une probabilité. Ici, en fait, le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait réellement aucune probabilité, mais, malgré cela, il a adjugé un certain montant parce qu’il y a toujours une certaine possibilité, si faible soit-elle. Sur cette base, des dommages-intérêts seraient attribués à l’égard de conséquences improbables.
Les deux réclamations suivantes dont s’est occupée la Cour d’appel ont trait à un montant de $1,500 pour souffrances, et à un montant de $1,500 pour perte de jouissance de vie. Ces réclamations-là ont été jugées exagérées et ont été réduites à $500 chacune. Quand le juge de première instance a déjà accordé $740 pour incapacité temporaire à un jeune garçon encore aux études, qui n’aurait gagné que $140 par son emploi d’été et qui, par la suite, a pu terminer avec succès son année scolaire en dépit de l’accident, je ne puis dire que la Cour d’appel fait erreur en considérant qu’une telle indemnité est si élevée qu’elle constitue une estimation complètement erronée. Il ne s’agit pas ici d’une affaire où il peut être soutenu que la Cour d’appel n’avait aucune raison valable de substituer son opinion à celle du juge de première instance.
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En ce qui a trait à l’incapacité partielle permanente de 3%, la Cour d’appel a réduit l’indemnité de $5,000 à $3,000. Elle a dit que l’incapacité était réellement minime. Selon moi, elle a eu raison d’agir ainsi parce que le juge de première instance paraît avoir fondé son estimation sur le revenu que la victime de l’accident pouvait s’attendre à gagner 38 ans plus tard.
Quant à l’action intentée par la veuve, la Cour d’appel a eu pleinement raison de refuser l’indemnité de $882 pour frais funéraires pour le motif qu’il pouvait être déduit des faits relevés par le juge de première instance que le de cujus laissait une succession suffisante pour régler ces frais. En ce qui concerne l’indemnité pour perte de soutien, M. le Juge Hyde a fait remarquer que le juge de première instance s’est mépris sur la signification d’une rente garantie de dix ans. Il y a donc eu une erreur de principe qui justifiait l’intervention de la Cour d’appel.
Dans les circonstances de l’espèce, les appels incidents n’ont occasionné à l’appelante Mussens aucuns frais supplémentaires et je crois qu’ils peuvent bien être rejetés sans frais.
Je suis d’avis de rejeter les deux appels avec dépens et de rejeter les deux appels incidents sans dépens.
Appels rejetés avec dépens. Appels incidents rejetés sans dépens.
Procureurs de la défenderesse, appelante: Tansey, de Grandpré, Bergeron, Lavery, O’Donnell & Clark, Montréal.
Procureurs des demandeurs, intimés: Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb, Montréal.
[1] [1971] C.A. 27.
[2] [1971] C.A. 27.