Cour suprême du Canada
Backer c. Beaudet, [1973] R.C.S. 628
Date: 1972-05-01
Theodore J. Backer (Défendeur) Appelant;
et
Michèle Beaudet (Demanderesse) Intimée.
1972: le 15 février; 1972: le 1er mai.
Présents: Les Juges Abbott, Judson, Ritchie, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel confirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel rejeté.
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A.J. Campbell, c.r., pour le défendeur, appelant.
R.G. Chauvin, c.r., pour la demanderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — L’appelant Backer se pourvoit à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure le condamnant à payer à l’intimée une somme totale de $50,425 pour dommages découlant du décès de son époux.
Le 20 mai 1963, la demanderesse faisait route vers Ottawa dans la petite Volkswagen que conduisait son époux. Il faisait nuit. Tout à coup surgit sur la route, dans la paroisse de Vaudreuil, une petite jument noire que le mari de l’intimée ne put éviter de frapper. Cette première collision en provoqua une autre avec une grosse voiture venant en sens inverse. L’époux de l’intimée fut projeté sur la chaussée et mourut presque instantanément.
Backer était propriétaire de la bête échappée et il l’avait récemment confiée à un nommé Jesty, le propriétaire de l’écurie où il la logeait auparavant ayant décidé de fermer son établissement. Voici comment le juge de première instance décrit l’entente conclue par Backer.
Il s’entendit donc en mai 1963 avec Jesty pour loger la jument, qui était encore une pouliche, dans un des bâtiments de la ferme de ce dernier: Jesty fournissait la nourriture, le logement et s’occupait de l’entretien; en retour, sa fille pouvait monter le cheval, mais la fille de Backer le montait aussi en fin de semaine: Jesty, avant que cette convention n’intervienne, s’était plutôt occupé des travaux de ferme et des chevaux de ferme; son expérience des chevaux d’équitation était à peu près nulle.
Jesty n’avait pas d’écurie pour chevaux d’équitation et c’est dans une ancienne glacière convertie en remise pour tracteurs qu’il fut décidé de loger la jument. Le bâtiment était sans fenêtres, on y avait accès par une grande porte suspendue à une glissière de métal. Derrière
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cette porte, on installa dans l’ouverture une barrière du type de celles qu’on utilise pour les enclos en clôture métallique. D’un côté, cette barrière était accrochée au cadre de la porte, de l’autre, elle était retenue par une chaîne qui était fixée au cadre et que l’on accrochait à un crochet fixé à l’extérieur. Cela permettait de laisser la porte à coulisse entr’ouverte pour fournir la ventilation indispensable. Cette installation de fortune avait été faite de commun accord par Backer et Jesty.
Le juge de première instance les a jugés tous deux responsables des dommages réclamés par l’intimée, mais Jesty n’ayant pas interjeté appel, seule la responsabilité de Backer est en litige. Voici ce que le juge de première instance dit à son sujet:
Quant au défendeur Backer, il a lui-même contribué à créer une situation de fait dangereuse, malgré que son expérience et son sens d’observation lui avaient appris que des chevaux d’équitation étaient gardés dans des conditions de sécurité totalement différentes de celles dans lesquelles était gardée sa jument; non seulement, il n’a pas protesté contre de semblables conditions mais il y a contribué et collaboré lui-même en aidant le défendeur Jesty à aménager un local de fortune devant servir de box à sa jument; en outre, il a confié son animal à un gardien qui, s’il avait l’expérience des chevaux de ferme, n’avait pas l’expérience des chevaux d’équitation.
Il faut cependant signaler que plus loin, il dit avant de conclure:
CONSIDÉRANT qu’en vertu de l’article 1055 du Code Civil, les défendeurs ne pouvaient repousser la présomption de cet article qu’en prouvant faute de la victime, ou faute d’une tierce personne ou force majeure;
CONSIDÉRANT qu’ils n’ont pas repoussé cette présomption;
Ces motifs ont été repris en appel, M. le Juge Rinfret disant avec l’accord de ses collègues:
L’appelant Backer soutient que c’est Jesty et non lui qui avait la garde juridique du cheval.
Il s’agit là d’une question de faits et le premier juge en a décidé contre lui et l’on ne nous a pas démontré d’erreur manifeste dans cette décision.
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Il a tenté de repousser la présomption qui pèse sur lui mais n’y a pas réussi.
L’entente entre les parties était que Jesty devait héberger le cheval et s’en occuper; en compensation il obtenait pour sa fille le privilège de monter le poney tous les jours sauf le samedi et le dimanche, qui étaient réservés à la fille de Backer.
Celui-ci avait donc la garde juridique du cheval, il en avait également la garde matérielle par l’entremise de son préposé Jesty.
Il a accepté que son cheval soit gardé dans un endroit inacceptable pour un cheval d’équitation: dans une ancienne glacière sans issue autre que la porte.
…
Non seulement a-t-il accepté cette ancienne glacière mais il a aidé à y installer une barrière qu’il aurait dû savoir inadéquate et qui s’est avérée telle dans les circonstances.
Il faut d’abord reconnaître que l’appelant a raison de soutenir que Jesty n’était pas son préposé. Le contrat intervenu entre eux ne saurait être considéré comme un contrat de louage de services personnels. Il n’en a pas les caractéristiques essentielles, on n’y trouve pas le «caractère de subordination» indispensable à son existence (Quebec Asbestos Corp. c. Couture[1]).
Ensuite on doit se demander si Backer avait vraiment conservé la garde juridique de sa jument après l’avoir confiée à Jesty. Avec respect pour l’opinion contraire, il faut noter que ce n’est pas une question de fait car il s’agit ici de l’effet juridique d’une convention donnée. La jurisprudence et la doctrine françaises sont presque unanimes à considérer que celui qui prend en pension un animal en devient le gardien juridique et que le propriétaire cesse de l’être. C’est en ce sens que s’est prononcée la Cour de Cassation dans Evrard c. Marquet[2]. Il s’agissait là aussi d’un accident d’automobile causé la nuit par un animal échappé. La Cour a statué «qu’en acceptant de ‘prendre en pension’ l’animal, c’est‑à‑dire de le surveiller, de le soigner et de le nourrir, Evrard passait un contrat impliquant, par sa nature même, transmission de la garde;…»
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Il faut maintenant rechercher si, du fait que Jesty avait la garde juridique de l’animal lorsqu’il s’est échappé, Backer se trouve exempt de la responsabilité prévue aux deux premiers alinéas de l’article 1055 C.C. qui se lisent comme suit:
Art. 1055. Le propriétaire d’un animal est responsable du dommage que l’animal a causé, soit qu’il fût sous sa garde ou sous celle de ses domestiques, soit qu’il fut égaré ou échappé.
Celui qui se sert de l’animal en est également responsable pendant qu’il en fait usage.
Ces textes diffèrent quelque peu de celui de l’art. 1385 du Code Napoléon qui est dans les termes suivants:
Art. 1385. Le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est responsable du dommage que l’animal a causé, soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé.
Il convient donc de se demander si c’est à bon droit qu’antérieurement à l’arrêt sous examen on a suivi au Québec la jurisprudence et la doctrine françaises à l’effet que la responsabilité dont il s’agit est alternative et non cumulative: Bacon c. Fréchette[3]; Trudel c. Hossack[4]. La version française de notre article pourrait signifier que le propriétaire d’un animal est responsable dans deux cas: premièrement lorsqu’il est sous sa garde ou sous celle de ses domestiques, deuxièmement lorsqu’il est égaré ou échappé. Mais si l’on regarde la version anglaise, on constate qu’elle précise que la deuxième alternative ne s’applique que lorsque l’animal s’est échappé de cette garde (“have strayed or escaped from it”). Il faut donc tenir pour exactes, au Québec comme en France, la doctrine et la jurisprudence voulant que la responsabilité du propriétaire s’attache à la garde juridique et que, par conséquent, elle disparaît lorsque cette garde passe à un tiers. Par conséquent, il faut admettre que, tant en Cour supérieure qu’en Cour d’appel on a fait erreur en considérant que Backer avait à repousser une «présomption». Il
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n’avait pas à se disculper. C’était à la demanderesse, aujourd’hui intimée, de démontrer qu’il avait commis une faute cause du dommage.
Cette erreur doit-elle entraîner l’annulation de la condamnation? Je ne le crois pas. Il reste en effet, que les deux Cours ont retenu à l’encontre de Backer une faute personnelle qui consiste à avoir permis que l’animal lui appartenant ait été, à sa connaissance et de son consentement, gardé dans un lieu où des précautions insuffisantes étaient prises pour l’empêcher de s’échapper. Comme le juge de première instance l’a signalé, la remise où l’on avait placé la jument était tout près d’une grande route et il n’y avait aucune clôture pour l’empêcher de s’y engager si, par malheur, elle sortait du bâtiment. Backer ne pouvait ignorer le grave danger qu’est pour le public la présence d’un cheval échappé sur une grande route. Un accident comme celui qui est survenu était à prévoir si jamais la jument sortait de la remise où il n’y avait rien autre chose qu’une chaîne accrochée à l’extérieur pour retenir la barrière fermant l’ouverture de la porte. Ayant entendu les témoignages d’experts, le juge de première instance a dit:
La jeune jument avait 12 mains de hauteur seulement; en terme d’équitation anglaise, c’était un «pony», c’est-à-dire un cheval plus petit que la moyenne ordinaire des chevaux d’équitation; ces petits chevaux, a déclaré l’expert Adams à l’audience, ont plus d’un tour dans leur sac: il a remarqué que le carreau de broche à travers lequel passait la chaîne fermant la barrière (voir photo P-5C) était passablement agrandi par rapport aux autres carreaux, parce que l’animal y avait sans doute introduit sa tête plus petite que celle d’un cheval moyen et ensuite, déplacé la chaîne avec ses lèvres ou ses dents;
Le défendeur Jesty a bien déclaré qu’il avait constaté dans la soirée qui a précédé l’accident que la chaîne était accrochée à son crochet et que la porte coulissante était fermée en laissant une embrasure d’environ 2 pieds, mais il n’en reste pas moins que la jument s’est échappée de son box et qu’elle n’a pu en sortir que par la porte; il a bien déclaré aussi que des étrangers s’étaient introduits dans les poulaillers des environs à cette époque, mais cette preuve illégale ne peut être retenue et il lui appartenait de démontrer que la barrière avait été ouverte par des tiers, preuve qu’il a été incapable d’établir.
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Ces observations ont été en somme retenues par la Cour d’appel. Comme il s’agit bien là d’une question de fait, je ne vois pas de raison d’intervenir. L’appelant n’a pas réussi à démontrer qu’en tirant cette conclusion-là on a commis une erreur manifeste. Il est bien vrai que si la chaîne destinée à retenir la barrière était vraiment après l’accident, comme Jesty en a témoigné, dans la position indiquée par la photographie versée au dossier, il est impossible que ce soit l’œuvre de la jument. Mais malgré cela, le premier juge a considéré que Jesty n’avait pas réussi à faire la preuve que c’est par l’intervention d’inconnus que la bête s’était échappée. La Cour d’appel n’a pas trouvé qu’il avait commis une erreur en venant à cette conclusion et le moins que je puisse dire, c’est qu’il ne me paraît pas évident que l’on s’est trompé en décidant ainsi. Il ne me paraît pas non plus que l’on puisse croire que les erreurs de droit sur l’application de l’art. 1055 aient eu quelque rapport avec cette conclusion.
Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs du défendeur, appelant: Campbell, Pepper, Durand & Laffoley, Montréal.
Procureur de la demanderesse, intimée: Roland G. Chauvin, Montréal.
[1] [1929] R.C.S. 166.
[2] 18 déc. 1964, Bull. civ. II, n° 835, p. 613.
[3] [1959] B.R. 619.
[4] (1895), 4 B.R. 370.