Cour suprême du Canada
Metro. Toronto c. Loblaw, [1972] R.C.S. 600
Date : 1972-06-29
Municipality of Metropolitan Toronto (Expropriante) Appelante;
et
Loblaw Groceterias Company Limited (Réclamante) Intimée.
1971: les 1er, 2, 3, 4 et 5 mars; 1971: le 5 octobre.
Nouvelle audition 1972: le 29 mai; 1972: le 29 juin.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Hall et Spence.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario qui a majoré le montant adjugé par le Juge de Cour de comté Moore dans une pro-
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cédure d’arbitrage découlant de l’expropriation de certains terrains de l’intimée. Appel accueilli en partie, les Juges Judson et Hall étant dissidents.
W.J. Anderson, c.r., J.B. Conlin, c.r., et R.R. MacDougall, pour l’expropriante, appelante.
W.L.N. Somerville, c.r., et J.A. Coates, pour la réclamante, intimée.
Le jugement des Juges Martland, Ritchie et Spence a été rendu par
LE JUGE SPENCE — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement prononcé par la Cour d’appel de l’Ontario le 18 mars 1970, par lequel cette Cour portait à $1,300,000 le montant adjugé à Loblaw pour l’expropriation des 25.45 acres de terrain que la Municipalité du Toronto Métropolitain avait pris en vertu du règlement n° 372, adopté le 6 mars 1956, et du règlement n° 653 adopté le 13 août 1957.
Dans son jugement, la Cour d’appel de l’Ontario faisait droit à l’appel interjeté contre la décision rendue le 23 octobre 1968 par Son Honneur le Juge Moore, agissant en qualité d’arbitre en vertu des dispositions du Municipal Act, R.S.O. 1950, c. 243, et du Municipal Arbitrations Act, R.S.O. 1960, c. 250, et par laquelle il accordait à la réclamante, la présente intimée, $635,000 à titre d’indemnité pour l’expropriation desdits biens-fonds.
Loblaw avait acquis ces terrains par suite d’une série d’achats commencée en 1953 et s’échelonnant jusqu’en 1955. Le prix global d’acquisition des terrains qui, je le répète, couvraient 25.45 acres, s’élevait à $374,050. Il semble convenu que l’érection d’un centre commercial moderne est le but que visait Loblaw en groupant ces terrains. M. le Juge Moore a dit:
[TRADUCTION] D’après la preuve, je suis convaincu que Loblaw, avant l’expropriation, avait la ferme intention d’aménager un centre commercial quelconque sur le terrain en question.
(C’est moi qui ai mis un mot en italique).
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Le terrain avait des caractéristiques très particulières. Situé presque en plein centre d’un vieux quartier de la ville de Toronto, à l’est de la rivière Don, il n’avait sur les rues voisines qu’une façade restreinte comportant un accès étroit sur l’avenue Greenwood, vers l’ouest, et sur l’avenue Chatham, vers le nord. L’avenue Chatham est à une rue au sud de l’avenue Danforth, qui est la plus importante artère de l’est de Toronto et qui, du pont Prince of Wales, sur la rivière Don, va vers l’est jusque dans Scarborough où elle rejoint Kingston Road; l’avenue Greenwood, qui va du nord au sud, est une rue d’importance moyenne qui, soit dit très sommairement, traverse le secteur, allant du bord du lac à la rivière Don. Le secteur est formé de maisons bourgeoises, dont plusieurs, et la plupart, aux alentours immédiats, furent construites il y a plus de 50 ans. Juste au sud des 25.45 acres acquises, l’emprise des Chemins de fer nationaux bordée d’emplacements industriels de toutes sortes traversait l’est de Toronto. Les terrains sont à environ trois milles et demi au nord et à l’est du centre-ville, mais ils sont reliés au centre-ville par d’excellents moyens de transport qui consistaient avant l’expropriation, en services de tramways et d’autobus, les premiers assurant la correspondance avec le métro de la rue Yonge, à l’angle des rues Yonge et Bloor.
Ce qui a permis de trouver quelque 25 acres de terrain nu dans ce secteur de Toronto en 1953, c’est le fait qu’un ravin très profond, de forme irrégulière, les traversait. Pendant nombre d’années, ce ravin avait servi de dépotoir municipal et, à certains endroits, ce remblai dit sanitaire avait soixante-dix pieds de profondeur. Le dépotoir avait été comblé et le ravin, couvert d’une couche de terre peu épaisse, était resté tel quel. Depuis la dernière acquisition, en 1955, et l’adoption du premier règlement d’expropriation, en 1956, Loblaw n’a guère été en état d’entreprendre l’aménagement d’un centre commercial. De fait, en dépit d’une abondance de preuves faisant état de projets d’utilisation du terrain, M.J.W. Combs, le principal témoin expert de Loblaw,
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n’a pu produire lors de l’arbitrage que des croquis très sommaires (pièces nos 42 à 49), dont les dates s’échelonnent du 20 juillet 1953 au 13 juin 1955. M. Combs a dit de ces croquis qu’ils donnaient les grands traits d’une utilisation fort inéconomique de l’emplacement, et il n’en a pas tenu compte dans ses travaux.
Le but de la municipalité du Toronto Métropolitain en expropriant était de fournir à la Toronto Transit Commission les chantiers de triage, de l’embranchement du métro de la rue Bloor, en construction à ce moment-là, et la propriété comprend maintenant la très importante gare de triage Greenwood, qui appartient à la commission.
Pendant quelques années après l’expropriation, Loblaw et la Toronto Transit Commission ont travaillé avec acharnement à l’élaboration d’un projet qui aurait permis à Loblaw d’utiliser l’espace au-dessus des chantiers de triage et d’y aménager un centre commercial. Tous ces pourparlers ont été vains, car il s’est avéré inéconomique d’asseoir sur ce terrain remblayé les fondations fort coûteuses qui auraient été nécessaires pour aménager les chantiers de triage et y construire, au-dessus, un centre commercial. Par conséquent, les procédures en expropriation ne se poursuivirent pas tant que Loblaw n’eut pas signifié son avis de réclamation, daté du 30 mai 1967.
Dans une telle situation, quand il s’agit de l’expropriation d’un terrain nu, spécialement, d’un terrain nu unique en son genre, il y a deux manières de fixer le montant de l’indemnité d’expropriation. Je n’ai pas à citer de nouveau les diverses décisions où l’évaluation est décrite, mais la meilleure description est peut-être celle qu’a donnée le Juge Rand dans Diggon-Hibben c. Le Roi[1], à la p. 715:
[TRADUCTION]…le propriétaire au moment de l’expropriation est réputé sans titre, mais tout le reste demeurant inchangé, et la question est de
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savoir ce qu’il aurait, en homme avisé, payé pour la propriété plutôt que d’en être évincé.
Les deux méthodes suivant lesquelles peut être faite cette évaluation qu’a définie ainsi le Juge Rand sont, respectivement, la méthode dite par comparaison et la méthode du calcul de la valeur résiduelle des terrains (land residual). On peut décrire brièvement la méthode comparative comme l’analyse de ventes de terrains semblables à la même époque et dans un secteur semblable, et la détermination, d’après cette comparaison, de la valeur marchande courante des terrains en question au moment de l’expropriation. Je reviendrai sur cette méthode-là.
La seconde méthode, la méthode du calcul de la valeur résiduelle est beaucoup plus compliquée. Au départ, on tient compte du but visé lors de l’achat des terrains et qui, pour reprendre les termes du Juge Moore, était «d’aménager un centre commercial quelconque», puis, on détermine, par une série de calculs très précis et savants, quel genre de centre commercial constituerait l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel des terrains, le revenu estimatif qui en découlerait s’il était permis d’aménager ce genre de centre commercial sur ces terrains; on calcule le coût de construction du centre commercial et la différence entre le revenu capitalisé des terrains et le coût de construction du centre commercial constitue le résidu attribuable à la valeur des terrains.
Les deux méthodes d’évaluation ont été débattues devant le Juge Moore au cours d’une audition qui a duré plusieurs semaines. Le Juge Moore, dans des motifs de jugement très longs, très circonstanciés et très soignés a rappelé, avec minutie, les dépositions des témoins tant de la réclamante que de la municipalité sur ces deux sujets. Les dépositions des témoins de la réclamante, d’une part, et celles des témoins de la municipalité, d’autre part, ont donné des résultats si différents quant à la valeur résiduelle des terrains que le Juge Moore n’a pu accepter cette méthode d’évaluation.
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La différence était effectivement saisissante. M. Combs, témoin de la réclamante Loblaw, aurait attribué une valeur de $2,655,013 aux terrains achetés moins de deux ans plus tôt. M. Kelly, un autre témoin de la réclamante, arrivait au chiffre encore plus élevé de $3,600,000. M. Harris, déposant pour l’expropriante, n’aurait conseillé à personne d’acquérir les terrains pour y aménager un centre commercial, notamment parce qu’ils ne valaient pas le prix de $374,050 qu’ils avaient coûté. Pour conclure ainsi, il appuyait son analyse du potentiel commercial sur un rapport fait par M. Hatfield, un analyste des marchés. M. le Juge Moore s’est donc tourné vers la méthode comparative.
Il semblerait que les témoins, tant de la réclamante que de l’expropriante, ont cité peu d’éléments de comparaison. Le Juge Moore, pour arriver à sa conclusion, n’a tenu compte que de deux des propriétés dont il avait été question dans les témoignages, jugeant qu’elles étaient les seules comparables à la propriété en litige, et il a dit:
[TRADUCTION] De toutes les ventes dont on a parlé, je suis d’avis que celles des propriétés Dufferin et Laidlaw sont les plus étroitement comparables, la première, fixant une valeur de $25,000 l’acre en 1955 et la seconde, une valeur de $50,000 en 1956.
Dans l’application de ces données à l’emplacement dont il est ici question, j’énumérerais comme suit les différences ou facteurs négatifs que comporte l’aménagement dudit emplacement. Premièrement, sa superficie est trop étendue, eu égard à ma conclusion qu’il n’a de potentiel que pour un centre commercial de quartier. Deuxièmement, le coût d’aménagement serait élevé, vu la nature de l’emplacement. Troisièmement, c’est un emplacement «à l’intérieur», sans façade sur une artère importante. Il créerait ainsi des problèmes de circulation car il serait difficile d’y entrer ou d’en sortir. Le côté ouest de Greenwood était affecté à différents usages: chantiers de démolition et cours à bois par exemple, ce qui offre une vue peu attrayante. Quatrièmement, l’évacuation du méthane se dégageant du remblai poserait un problème. Il paraîtrait, d’après les témoignages, que des dispositifs mécaniques permettraient de résoudre ce problème, toutefois. Il eut été
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nécessaire de faire modifier un règlement de zonage, mais la pièce n° 60 semble indiquer qu’on eût obtenu cette modification sans grande difficulté. Enfin, il y aurait les droits de passage qui, dans le cas où ils ne pourraient être éteints, poseraient des problèmes relativement à l’érection de bâtiments sur l’emplacement.
Pour ce qui est des facteurs positifs, je retiendrais l’absence de concurrence dans ce secteur ou, tout au moins, l’absence de concurrence réelle, la densité de la population et les murailles commerciales naturelles qui entourent le secteur. Il y aurait amplement d’espace pour stationner sur l’emplacement même.
En attribuant une moins-value pour les facteurs négatifs et une plus-value pour les facteurs positifs, et en tenant compte de ce que le centre entrerait en activité en 1960 ou 1961, je conclus que Loblaw aurait payé $635,000 pour le fonds en question plutôt que d’en être évincé en mars 1956, le terrain exproprié en 1957 compris. Ce chiffre représente la contrepartie en argent de la valeur différée pour la réclamante des terrains en question, compte tenu des facteurs énumérés plus haut au jour de la prise de possession.
J’accorde donc à la réclamante, à titre d’indemnité complète pour les terrains expropriés, la somme de $635,000, avec intérêt à 5% l’an à compter du 6 mars 1956. La demanderesse a droit à ses dépens calculés selon le tarif de la Cour suprême en matière de frais entre parties.
Les honoraires de l’arbitre, de son greffier et du sténographe officiel sont à la charge de la réclamante et de l’expropriante, chacune pour moitié, la moitié de la réclamante à être recouvrée de l’expropriante comme partie de ses dépens.
Il est difficile de déterminer quelle utilisation le Juge Moore a faite de ces éléments de comparaison, s’ils en sont. Assurément, la propriété Dufferin est presque exactement comparable. Comme l’ont fait remarquer divers témoins, c’était un fonds inoccupé d’une superficie d’environ vingt acres et qui avait autrefois servi de champ de courses. Sis dans un secteur semblable formé à la fois de résidences bourgeoises et d’industries légères, il se trouvait au nord-ouest du centre-ville et à peu près à la même distance de celui-ci
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que l’était, au nord-est, la propriété en litige. Il était desservi par des moyens de transport du même genre et il était en tous points semblable, sauf que les bâtiments y érigés n’exigeraient pas les fondations très coûteuses que nécessiterait le remblai de l’emplacement en litige. Je l’ai déjà fait remarquer, le prix payé pour ce terrain-là en 1955 n’a été que de $25,000 l’acre, tandis que le terrain de la cour à bois Laidlaw, à l’angle de Bloor ouest et Dundas, dans un secteur quelque peu supérieur, d’une étendue de dix acres seulement et n’ayant qu’une étroite façade sur la seule rue Dundas, avait été acquis au coût de $50,000 l’acre en 1956. Il est difficile d’évaluer les facteurs positifs et négatifs dont a parlé le Juge Moore dans cette partie de ses motifs que j’ai citée plus haut, et il est difficile de juger à quel point son évaluation finale de $635,000 est exacte.
Dans les motifs qu’il a donnés au nom de la Cour d’appel, le Juge d’appel Kelly s’est dit incapable d’accepter la décision du Juge Moore, fondée sur une utilisation comparable, et il est arrivé à la conclusion que, vu la situation particulière de la propriété en litige, la méthode du calcul de la valeur résiduelle est la seule qui puisse donner un résultat convenable. Je dois dire respecteusement que j’adopte ce point de vue et je vais maintenant considérer l’analyse qu’a faite le Juge d’appel Kelly de l’évaluation par le calcul de la valeur résiduelle.
Comme je l’ai déjà fait remarquer, les témoignages rendus par les divers experts sur ce point sont très divergents.
Le Juge Moore, lors de l’arbitrage, s’est prononcé dans les termes suivants au sujet du témoin Combs qui déposait pour la réclamante:
[TRADUCTION] Même si je ne mets pas en question la véracité de M. Combs en tant que témoin, je mets en question la valeur à accorder à son témoignage. Il a été appelé à titre d’expert pour donner son opinion afin de m’aider à déterminer la valeur de ces biens pour leur propriétaire. Il semble qu’il soit lié à Loblaw étroitement et depuis longtemps, tant sur une base d’affaires qu’en qualité de conseiller. M.
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Combs a témoigné en qualité d’expert pour la présente réclamante dans une cause antérieure dont l’objet était la fixation d’une indemnité (Re Loblaw Groceterias Co. Ltd. and Minister of Highways for Ontario, [1964] 1 O.R. 271). On veut trouver de l’indépendance chez un témoin cité à titre d’expert. Je ne vois pas en M. Combs ce degré d’indépendance qui ferait accepter son témoignage sans l’examen le plus minutieux et sans étude de sa déposition et de toute autre déposition qui pourrait contredire la sienne.
Je dois dire respecteusement que je fais miennes les observations du Juge d’appel Kelly sur ces remarques visant le témoignage de M. Combs. Celui-ci témoignait pour la réclamante et l’on peut naturellement s’attendre à ce que sa déposition ait été aussi favorable à la cause de la réclamante que sa conscience ait pu le permettre. C’est le devoir de tout tribunal d’étudier la preuve et, une fois la crédibilité du témoin acceptée, comme l’a fait le Juge Moore dans le cas de Combs, de l’apprécier, et de lui attribuer la valeur probante que le tribunal juge appropriée. Le Juge d’appel Kelly s’est ensuite attaché non seulement à la déposition de Combs mais aussi à celle de tous les autres témoins experts appelés par la réclamante et par l’expropriante, et il a tenté en particulier d’analyser le très large écart entre les conclusions des témoignages rendus par les deux groupes de témoins. Ce qui divise ces deux groupes c’est évidemment le revenu brut qu’on pourrait s’attendre de tirer d’un centre commercial qui aurait été aménagé sur lesdits terrains.
Combs a estimé à 57 millions de dollars par année le potentiel de ventes du centre commercial à ériger, tandis que MM. Harris et Hatfield ont estimé que ce potentiel aurait varié de $5,530,000 par année, si l’on avait adopté un certain projet, à $10,990,000, si l’on en avait adopté un autre. Pour arriver à sa conclusion que le potentiel de ventes de beaucoup le moins élevé serait atteint, M. Hatfield a fait un calcul du revenu brut global des personnes résidant dans le secteur commercial selon le revenu par famille, et il a assimilé à une famille fictive tous les résidents du secteur com-
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mercial, qu’ils aient été réellement membres d’un groupe familial ou non. M. Combs, d’autre part, a basé ses calculs sur le revenu par ménage»
Le Juge d’appel Kelly a conclu, après analyse approfondie des statistiques de recensement, que la dernière méthode est la plus précise et, en conséquence, il a décidé que le revenu brut global de tous les résidents du secteur commercial du centre commercial projeté s’élevait à $382,916,000 par année.
Dans son analyse, M. Combs a divisé le secteur commercial en trois, sous les désignations suivantes: secteur commercial primaire, secteur commercial secondaire, et secteur commercial tertiaire. En portant à 57 millions son estimation du revenu brut pour le centre commercial projeté, il a attribué 43 millions de cette somme au secteur commercial primaire, 10 millions au secteur commercial secondaire et 4 millions au secteur commercial tertiaire.
Le Juge d’appel Kelly a dit: «Il semble improbable qu’un centre commercial érigé sur l’emplacement en question aurait attiré un nombre considérable de clients de l’extérieur. Pour ce motif, je n’accepterai pas le chiffre de $57,005,000 de Combs.» Le Juge d’appel Kelly a, comme je l’ai dit, retenu un revenu brut de $382,916,000 et il a estimé que 44 pour cent de ce montant-là servirait à l’achat de ce qu’il a appelé des marchandises d’assortiment, c.-à-d., les marchandises susceptibles d’être vendues dans le centre commercial proposé. Ce montant serait dépensé annuellement par les résidents du secteur commercial primaire pour l’achat de telles marchandises à la fois dans le secteur commercial primaire et ailleurs. Le résultat donne le chiffre de $168,483,000. J’accepte cette analyse comme constituant le calcul le plus précis qu’on puisse faire.
Le centre-ville de Toronto compte très peu de résidents, étant occupé presque totalement par des emplacements commerciaux: établissements de gros, de détail, bureaux. Cependant, la preuve offerte montre que 15.9 pour cent de toutes les ventes de marchandises d’assortiment effectuées
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dans la région du Toronto métropolitain se faisaient dans le centre-ville. Le Juge d’appel Kelly a donc réduit de 15 pour cent le chiffre de $168,483,000, le ramenant à $141,694,300, et il a Conclu que ce dernier chiffre représenterait le montant des ventes de marchandises d’assortiment aux résidents du secteur commercial primaire par le centre commercial projeté, pour une année. En fait, les statistiques invoquées montrent que, dans le secteur commercial primaire, les ventes de telles marchandises n’étaient que de $134,106,300 à l’époque de l’arbitrage; le Juge d’appel Kelly a donc fait la moyenne de ces deux chiffres et retenu $137,900,300 comme étant «une prévision d’une précision très raisonnable des achats des marchandises d’assortiment faits dans le secteur commercial primaire par les résidents du secteur.» Avec respect, je dois dire que je doute fort de la précision d’un tel calcul. Il présuppose que les résidents de ce secteur commercial particulier achèteraient la même proportion de marchandises dans le centre-ville que les résidents de chacun des autres secteurs, y compris plusieurs secteurs de banlieue, beaucoup plus étendus, où habitent une foule de gens dont le revenu est bien supérieur à celui des résidents du secteur commercial primaire.
Je ne sais pas s’il serait possible d’établir la statistique de la proportion des matchandises achetées dans le centre-ville par les résidents de North York en regard de ceux d’East Toronto mais, abstraction faite de statistiques du genre, je suis d’avis que l’application globale de 15.9 pour cent à chaque secteur de la ville de Toronto ne peut, au mieux, qu’être une estimation sommaire.
Même en acceptant le chiffre de $137,900,300, je ne puis, et je le dis respectueusement, souscrire à l’opération suivante faite par le Juge d’appel Kelly. Ayant conclu que les achats globaux de marchandises d’assortiment par les résidents du secteur commercial primaire se chiffreraient ainsi, dans ce secteur-là, il en a ensuite attribué les deux tiers à des concurrents du même secteur, et l’autre tiers au centre commercial projeté, accor-
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dant à ce dernier un potentiel de ventes de l’ordre de $45,966,800. M. Combs, témoignant pour l’expropriante, avait imparti 75 pour cent des achats de marchandises d’assortiment effectués dans le secteur à d’autres magasins concurrents, et 25 pour cent seulement au centre commercial projeté. Ce faisant, M. Combs envisageait un centre commercial de premier ordre. Dans le monde du commerce, il y a trois genres de centre commercial: premièrement, le centre commercial régional; deuxièmement, le centre commercial local; et troisièmement, le centre commercial de quartier. Le centre commercial régional doit avoir comme attraction essentielle au moins un grand magasin de première importance. M. Combs semble avoir prévu que le centre commercial projeté contiendrait deux grands magasins, dont un, peut-être, d’importance limitée. Le centre commercial local ne doit contenir comme locaux de ventes qu’un seul grand magasin d’importance limitée tandis que le centre commercial de quartier n’a pas besoin de contenir ce genre de magasin, sauf peut-être, seulement, un magasin de variété.
Le témoin Hatfield, l’analyste des marchés, a présenté une preuve solide concluant que l’emplacement en question ne pourrait jamais attirer un grand magasin de première importance. Il n’y avait à Toronto, à cette époque-là en 1957, que trois grands magasins de cette classe: Eatons, Simpsons et Morgans (maintenant la Hudson’s Bay Company). A ce moment-là aucun d’eux n’avait de succursale hors du périmètre du centre-ville, si ce n’était dans la banlieue, secteur où une population toujours croissante constituée de familles plutôt bien nanties s’étendait de plus en plus loin du centre commercial dans lequel était située la succursale. On peut trouver plusieurs de ces exemples dans un demi-cercle formé autour du Toronto métropolitain, mais on ne saurait en trouver dans les secteurs contigus au centre‑ville. Peu de temps après, la compagnie T. Eaton ouvrait une succursale dans une entreprise connue sous le nom de Shoppers World, à quelque deux milles et demi plus à l’est, sur Danforth, que l’emplacement en litige. A mon avis, l’emplace-
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ment en litige ne pouvait être considéré comme permettant d’établir une entreprise égale à celle du magasin Eaton du Shoppers World. Il était, je l’ai dit, à deux milles et demi plus près du centre-ville et n’avait pas l’avantage d’être contigu à Scarborough dont la croissance très rapide assurait un chiffre de ventes sans cesse grandissant pour plusieurs années. C’est ce facteur qui a porté M. Hatfield à croire très fermement qu’aucun grand magasin n’irait jamais s’établir sur l’emplacement en question. Je trouve fort convaincant le témoignage de M. Hatfield sur ce point et je pense, par conséquent, qu’il faut considérer l’emplacement comme appartenant à la catégorie de ceux où pourrait s’exploiter efficacement un centre commercial local, mais non un centre commercial régional.
Comme le Juge d’appel Kelly le fait remarquer, la possibilité d’un centre commercial régional ne saurait être écartée entièrement et il faut l’apprécier au même titre qu’une autre; mais ce faisant, je lui conférerais très peu de valeur. Je ne vois donc pas comment on serait justifié de majorer, de 25 pour cent du montant brut à être dépensé dans le secteur pour des marchandises d’assortiment, à 33⅓ pour cent, le potentiel de ventes de l’emplacement en litige. J’attribuerais au potentiel de ventes annuel de la propriété en litige, une fois dotée d’un centre commercial local, le quart du chiffre dont s’est servi le Juge d’appel Kelly, soit $137,900,300, chiffre total des ventes de marchandises d’assortiment dans le secteur, et j’arrondirais la somme à $34,500,000.
M. le Juge d’appel Kelly a retenu comme facteur approprié pour la détermination de la superficie en pieds carrés des bâtiments susceptible de produire un tel volume de ventes annuelles de marchandises d’assortiment, le chiffre de $70 le pied carré. Il s’agissait là d’une moyenne approximative des divers taux que MM. Combs et Harris avaient estimés convenables pour les années 1957 à 1963 et, je le dis avec respect, cette moyenne me semblerait une jauge sûre pour déterminer les dimensions du bâtiment requis. Il faut se rappeler que le second projet de M. Harris et celui de
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M. Combs envisageaient un grand magasin de première importance, tandis que celui que j’ai déjà dit juger approprié à l’emplacement ne prévoyait aucun grand magasin du genre et, par conséquent, le chiffre de $70 le pied carré ne semble pas être plus à l’avantage de la réclamante. Il en résulterait des bâtiments contenant 492,857 pieds carrés. Le Juge d’appel Kelly a constaté que des différents projets dont fait état la preuve exposée par les témoins experts, il découle que la surface à louer représenterait 95 pour cent de la surface totale en pieds carrés des bâtiments. Me servant du même critère, je suis d’avis que les bâtiments auraient une surface totale de 518,796 pieds carrés.
Le Juge d’appel Kelly a fait une analyse des coûts fondée sur les dépositions des témoins experts et il a divisé ces coûts en deux éléments: premièrement, la préparation de l’emplacement et l’amélioration du terrain, et, deuxièmement, le coût réel de construction des bâtiments. Au premier élément, le Juge d’appel Kelly a attribué un coût de $1,986,000. Conscient de la possibilité d’une certaine réduction ultérieure de ce chiffre, qui avait été donné par M. Combs en rapport avec les bâtiments qu’il envisageait et dont les dimensions étaient supérieures à ceux qu’envisageait le Juge d’appel Kelly, il n’en a pas moins retenu ce chiffre pour les bâtiments de dimensions plus réduites vu la nécessité d’aménagement, même pour utiliser le terrain à des fins de stationnement. Pour le même motif, je suis disposé à retenir le même chiffre de $1,989,000 comme coût de préparation de l’emplacement et d’amélioration du terrain. J’adopte aussi le chiffre de $12 le pied carré attribué par le Juge d’appel Kelly au coût de construction des bâtiments. Certes, ce coût de construction est aujourd’hui peu réaliste, mais il ne faut pas oublier que chaque projet a pour objet des bâtiments sans étage construits en l’an 1960.
Le Juge d’appel Kelly a aussi adopté un chiffre pour le coût de l’aménagement. M. Combs avait cité un chiffre de $755,000 pour le coût d’aménagement de bâtiments contenant 794,650 pieds
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carrés. J’ai déjà fait remarquer que les bâtiments que j’envisage auraient eu 518,796 pieds carrés de surface brute et, par conséquent, j’adopte un pourcentage de ce chiffre pour aboutir à la somme de $492,000.
Donc, sans tenir compte du terrain, le coût total du centre commercial que j’envisage est le suivant:
Préparation de l’emplacement
et amélioration du terrain.................................. $1,986,000
Coût de construction de bâtiments
(518,796 pi2 à $12 le pi2).................................... 6,225,552
Coût de l’aménagement......................................... 492,000
__________
Coût total............................................................ $8,703,552
Le problème que devait ensuite résoudre le Juge d’appel Kelly et que j’aborde maintenant c’est celui du revenu annuel brut à réaliser par le propriétaire d’un tel centre commercial. M. Combs a cité un loyer net moyen de $1.77 le pied carré. M. Harris, lui, avait fixé un loyer net de $1.40 le pied carré dans son projet n° 1, et de $1.33 dans son projet n° 2, mais ces deux chiffres ne représentaient que les loyers minimums et, de toute évidence, la location d’un espace quelconque dans un centre commercial, dans toutes les affaires modernes, se fait sur une base de pourcentage et M. Harris a conclu qu’en tenant compte de ces pourcentages le taux net de location serait de $1.59 pour son projet n° 1 et de $1.50 pour son projet n° 2. Le Juge d’appel Kelly a donc adopté un taux de $1.55 le pied carré. Je suis d’avis que ce taux de loyer n’aboutirait pas à une indemnité équitable pour le propriétaire d’un centre commercial du genre que j’avais en vue. Il faut se souvenir que le projet de M. Combs visait un bâtiment composé d’un sous-sol, d’un rez-de-chaussée et d’un étage. M. Combs a retenu un loyer moyen de $2.04 le pied carré pour le rez-de-chaussée, de $1.86 pour l’étage et de 80¢ pour le sous-sol.
Je suis d’avis que le centre commercial que j’envisage, par le revenu net provenant des loyers se rapprocherait du projet n° 1 de M. Harris, une fois modifié de façon à tenir compte des loyers
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basés sur un pourcentage, vu que les bâtiments qui y seraient construits et que les magasins qu’il renfermerait répondraient plus précisément à la description d’un centre commercial local qui, aije conclu, correspondrait à l’aménagement le plus rémunérateur et le plus rationnel des terrains. M. Harris a retenu un loyer net de $1.59 le pied carré. Je choisis donc un chiffre rond de $1.60 le pied carré pour traduire le revenu net tiré de loyers. Pour une surface de 492,857 pieds carrés, ce chiffre donnerait un revenu net tiré de loyers de $788,571.20.
Le Juge d’appel Kelly a capitalisé le revenu net tiré de loyers en utilisant un taux de 8 pour cent. M. Combs avait insisté sur le fait que 8.5 pour cent était le taux approprié et, évidemment, il s’ensuit que le propriétaire récupère en douze ans le coût des bâtiments. La période de 12 ans est incontestablement une formule empirique fort utile dans les opérations commerciales. M. Harris favorisait l’utilisation d’un taux de capitalisation de 7.5 pour cent. Je dois dire respectueusement que je suis d’accord avec le Juge d’appel Kelly qui s’est servi du chiffre intermédiaire de 8 pour cento Au moyen de ce chiffre, on arrive à une valeur capitalisée de $9,857,140 pour le centre commercial; si l’on en soustrait $8,703,730, somme représentant les coûts que j’ai décrits ci-dessus, on arrive à une valeur résiduelle de $1,153,410.
Comme l’a fait remarquer M. le Juge d’appel Kelly, l’aménagement du terrain n’aurait pas eu lieu avant quatre ou cinq ans et, de toute évidence, il faut actualiser, au jour de l’expropriation, la valeur résiduelle du terrain pour cette période de quatre ou cinq ans. Le Juge d’appel Kelly s’est servi du facteur .7216 pour traduire cette valeur actuelle et, me servant du même facteur, j’arrive à une valeur actuelle de $832,300 suivant la méthode du calcul de la valeur résiduelle des terrains.
Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel de façon à modifier l’indemnité de $1,300,000, qui figure dans le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, en la diminuant à $832,300. Je ne modifierai pas l’adjudication des dépens faite par la Cour d’appel
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de l’Ontario mais l’appelante, la Municipalité du Toronto métropolitain, a droit à ses dépens en cette Cour.
Le jugement des Juges Judson et Hall a été rendu par
LE JUGE HALL (dissident) — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario qui a majoré de $635,000 à $1,300,000 le montant adjugé par l’arbitre, Son Honneur le Juge G.H.F. Moore, dans une procédure d’arbitrage découlant de l’expropriation par l’appelante de certaines propriétés de l’intimée, sises dans la ville de Toronto.
L’appelante a commencé en 1953 à grouper des terrains à partir de l’angle des avenues Chatham et Greenwood, à Toronto. En 1955, elle s’était portée acquéreur de 25.452 acres, par lots séparés mais contigus, au coût de $374,050 ($14,670 l’acre, environ).
L’acquisition de cette propriété avait pour but, personne ne le conteste, l’aménagement et la construction d’un centre commercial, dont l’un des locaux serait occupé par un supermarché d’alimentation Loblaw. Les centres commerciaux se répartissent en trois catégories:
1. Le centre commercial de quartier — une place d’achats où c’est un supermarché d’alimentation qui attire surtout la clientèle;
2. Le centre commercial local — une place d’achats où un supermarché d’alimentation de même qu’un magasin d’articles variés ou un grand magasin de seconde importance sont ce qui attire surtout la clientèle;
3. Le centre commercial régional — une place d’achats où ce sont surtout un ou plus d’un grand magasin de première importance qui attirent la clientèle.
Des éléments de preuve indiquant que l’intimée se proposait d’aménager un centre commercial régional ont été présentés devant le savant arbitre. La preuve est fort contradictoire sur ce point, l’appelante soutenant que l’implantation d’un centre commercial régional n’était ni pratique ni
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rentable, car aucun des grands magasins connus, Eaton et Simpson, par exemple, ne pouvait ouvrir de succursale dans un centre commercial à cet endroit, ni ne serait disposé à le faire, et que l’emplacement ne se prêtait pas à autre chose qu’un centre commercial local, répondant à la description n° 2 ci-dessus. Il fallait trancher la question en se fondant sur les opinions exprimées par divers témoins, car les projets de l’intimée n’étant forcément qu’au stade préliminaire d’élaboration ils n’avaient pas encore atteint le point avancé où une conclusion précise aurait pu être dégagée. En effet, peu après que l’intimée se fut portée acquéreur de l’emplacement de 25.452 acres, l’appelante l’expropriait en entier afin que la Toronto Transit Commission puisse s’en servir comme chantier de triage pour le métro.
Nul ne met en doute que l’intimée possédait les connaissances techniques, la capacité et les fonds nécessaires pour aménager et construire un centre commercial de son choix à cet endroit-là. Elle avait aménagé et construit des centres commerciaux régionaux d’importance comparable dans d’autres villes.
Il a fallu trois années à l’intimée, je l’ai déjà souligné, pour acquérir les propriétés en question, au coût de $374,050 et son projet de centre commercial à cet endroit était si bien arrêté que, au cours de plusieurs années après l’expropriation, elle a dépensé quelque $70,000 pour essayer d’amener la Toronto Transit Commission à aménager, de concert avec elle, l’emplacement en question d’une façon qui permettrait que le centre commercial soit érigé sur des poutres et colonnes extérieures au-dessus des chantiers de triage. Pour diverses raisons, ce projet d’aménagement conjoint échoua, surtout parce que quelque 16.75 acres de l’emplacement constituaient un remblai couvrant un ancien dépotoir et que, par conséquent, le sol n’aurait pu supporter le poids des structures qu’on envisageait de disposer sur des poutres ou des colonnes: d’où l’abandon du projet. N’y ayant pas d’autre emplacement, l’intimée a dû renoncer à son projet de centre commercial dans cette partie de Toronto.
Le secteur de Toronto entourant l’emplacement en question est une agglomération urbaine dont la population a passé de quelque 217,000 en 1957 à 220,000 en 1961; pour faire voir le secteur com-
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mercial que desservirait un tel centre, on a dit qu’en 1961 il n’y avait au Canada, exception faite de Toronto, que sept villes dont la population dépassait 216,000.
La question soumise à l’arbitre par le Municipal Act vise la fixation de l’indemnité à laquelle l’intimée a droit par suite de dépossession forcée de ses terrains. Dans sa sentence, l’arbitre a correctement énoncé les principes qu’il entendait suivre pour fixer l’indemnité et personne n’a relevé d’erreur dans les principes de droit dont il devait s’inspirer. En Cour d’appel, l’intimée a soutenu que l’arbitre n’avait pas correctement appliqué ces principes aux faits et à la preuve exposés devant lui.
La thèse présentée devant l’arbitre, aussi bien par l’appelante que par l’intimée, dépendait en très grande partie du potentiel commercial de l’emplacement et le potentiel commercial dépendait lui-même de deux facteurs: 1° la population et 2° la valeur en dollars des achats de biens de consommation dans le secteur desservi à partir de l’emplacement. Presque tous les témoignages entendus par le savant arbitre visaient à établir une évaluation sur cette base. Ce n’est pas sur elle que le savant arbitre a fondé l’indemnité adjugée, et il n’a pas tiré de conclusions précises de la preuve très circonstanciée et complexe qu’on lui a présentée sur cette façon d’en arriver à une indemnité judicieuse. Il a plutôt entrepris de fixer la valeur pour l’intimée au moyen de la méthode dite «par comparaison» et, en y recourant, il a adjugé l’indemnité en comparant les prix des terrains qui, achetés ailleurs dans la ville de Toronto, avaient été aménagés en vue d’une utilisation assimilable dans l’ensemble à celle qu’il a jugée la plus rémunératrice et la plus rationnelle pour les terrains en litige. A ce sujet, M. le Juge d’appel Kelly dit dans ses motifs:
[TRADUCTION] Aucun témoin n’a déposé que ces exemples étaient comparables, au sens ordinairement donné à ce mot en matière d’évaluation de terrains; aucun témoin n’a dit que son opinion sur la valeur des terrains en question reposait sur le prix payé pour les terrains dits comparables, ni qu’elle s’en était inspirée. En agissant comme il l’a fait, l’arbitre, à mon avis, n’a pas rendu une décision judiciaire basée sur des expertises, mais il a agi en évaluateur et s’est servi de certains passages des témoignages
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dans un but dépassant celui dans lequel ils avaient été rendus. Vu qu’il a procédé à la fixation de l’indemnité au moyen de la comparaison personnelle qu’il a faite d’opérations portant sur des emplacements qu’il a lui-même dû juger comparables et dont il ne pouvait conclure au caractère comparable en s’appuyant uniquement sur la preuve produite, l’indemnité fixée dans la sentence n’est pas une conclusion tirée judiciairement dans les limites du mandat confié à l’arbitre.
J’accepte cette conclusion.
M. le Juge d’appel Kelly poursuit:
[TRADUCTION] En étant arrivé à cette conclusion, je suis d’avis que la sentence ne peut valoir. Normalement, cette conclusion entraînerait le renvoi de l’affaire à l’arbitre pour une nouvelle appréciation de la preuve, en tenant compte de l’application juste des principes, que j’ai rappelés. En l’espèce, cependant, si l’on pense à la durée exagérée de l’audience devant l’arbitre et aux interrogatoire et contre-interrogatoire exhaustifs et exténuants qu’ont subis les témoins, il me paraîtrait inopportun de tarder davantage et inutilement à mettre fin, autant que faire se peut, à un débat portant sur une expropriation qui a eu lieu au mois de mars 1956, et d’obliger les parties à subir les frais qu’amènerait une répétition de ce qui s’est déjà fait devant l’arbitre.
Les avocats des parties ont admis que cette Cour a elle-même compétence pour fixer l’indemnité, et nous sommes incontestablement en présence d’un cas où la Cour doit exercer cette compétence.
Ce faisant, la Cour doit inévitablement assumer le rôle d’arbitre. Les constatations exposées dans les motifs de la sentence n’étant pas concluantes en ce qui a trait à la tâche qu’on nous demande d’accomplir, nous devons donc faire des constatations à partir de la preuve.
Les parties en cause et leurs témoins sont tous d’accord que l’utilisation la plus rémunératrice et la plus rationnelle des biens-fonds en question était d’y aménager un centre commercial. Quelque temps avant l’expropriation la demanderesse avait déjà l’intention bien arrêtée de les utiliser à cette fin; elle avait l’expérience et les ressources financières nécessaires pour amener son projet à un stade d’exploitation réelle et elle avait pris des mesures en vue d’acquérir des terrains adjacents qui compléteraient l’emplacement dont elle avait déjà acheté la plus grande partie.
Une étude du caractère général de la preuve soumise à l’arbitre me porte à conclure que, pour fixer
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I’indemnité, cette Cour doit s’appuyer sur les dépositions des témoins portant sur l’évaluation d’après la méthode du calcul de la valeur résiduelle des terrains.
(a) Rien dans la preuve ne donne à entendre qu’il serait opportun de recourir à d’autre méthode que celle qui se fonde sur les tendances du marché ou le prix de vente de propriétés comparables ou celle basée sur la valeur résiduelle des terrains — de fait, il semble qu’aucune autre méthode n’a même été considérée puis rejetée: la preuve donne l’impression qu’il n’existe pas d’autres méthodes.
(b) La prépondérance de la preuve est que la méthode du calcul de la valeur résiduelle des terrains convient mieux au problème que pose cette propriété au témoin expert — un terrain nu, mais auquel on reconnaît des possibilités d’aménagement en centre ou place commerciale.
(c) Quelle qu’ait été la valeur qu’il aurait été possible d’attacher à une opinion fondée sur la méthode comparative, personne n’a exprimé une telle opinion devant l’arbitre; il est en effet peu vraisemblable qu’on eût pu trouver quelqu’un pour l’exprimer, les témoins ayant tous admis l’inexistence de données quant à des opérations portant sur des propriétés vraiment comparables.
A l’arbitrage, beaucoup de temps a été consacré à la preuve traitant de la question de savoir si l’aménagement d’un centre commercial sur les terrains en litige eût pu attirer un grand magasin de première importance, et l’arbitre a déclaré qu’il rejetait «comme trop incertaine, lointaine et improbable la possibilité que l’emplacement eût pu attirer un grand magasin type, canadien ou américain»; partant de cette prémisse, il a déterminé la valeur du bien-fonds pour le propriétaire.
Je ne vois pas que les dépositions, même celles des témoins de la défenderesse, écartent la possibilité qu’à l’époque un grand magasin eût pu considérer favorablement cet emplacement — surtout si l’on tient compte du fait que T. Eaton Company Ltd. a ultérieurement ouvert une succursale dans un autre centre commercial, le Shoppers’ World, à peu de distance à l’est de l’emplacement en question. La preuve, à mon sens, indique que les possibilités de la propriété, à l’époque de l’expropriation, comprenaient celle de l’implantation d’un grand magasin. Dès lors, cette possibilité ne pouvait être écartée d’emblée: il fallait l’évaluer, comme tout autre possibilité.
M. le Juge d’appel Kelly s’est alors engagé dans une analyse minutieuse de la preuve faite de part
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et d’autre, puis, l’ayant considérée, il a conclu qu’il ne fallait pas tenir compte des opinions exprimées par MM. Combs et Hatfield. Il s’est ensuite attaché à chercher si d’autres chiffres appropriés pourraient être reliés à la preuve entendue par le savant arbitre et, après une analyse détaillée de cette preuve, il a conclu par ces mots:
[TRADUCTION] Le savant arbitre a dit se fier au témoignage de Harris concernant les prévisions de l’expropriante, fondée sur le potentiel de ventes de l’emplacement. Je ne voudrais pas mettre en doute cette appréciation de la crédibilité ou de la véracité de ce témoin mais, je l’ai déjà dit, Harris a adopté comme base de ses calculs et de son opinion les données que lui a fournies Hatfield, en particulier les chiffres figurant aux pages 5 et 7 de la pièce n° 66. Harris s’étant fié au rapport de Hatfield pour faire l’analyse du marché qui a été à la source des prévisions concernant le potentiel de ventes de l’emplacement, la déposition de Harris au sujet de la valeur résiduelle des biens-fonds perpétue les erreurs et inexactitudes que contient, d’après moi, l’évaluation de Hatfield. La thèse de Harris n’est qu’une superstructure érigée sur des fondations peu solides à mon avis. De fait, adopter le procédé de Harris et substituer un potentiel de ventes autres à celui que Hatfield lui a fourni, et se rapprochant davantage de ce que je considère un montant juste, produirait des résultats divergents au point qu’il serait impossible de les concilier avec la valeur résiduelle donnée dans son témoignage, et qui était basée sur le potentiel de ventes de l’emplacement prévu par Hatfield.
Leur conclusion tirée quant au potentiel de ventes de l’emplacement — Combs, d’après son propre procédé et Harris, d’après les prévisions de Hatfield — les témoins ont alors franchi l’étape suivante de leur méthode, notamment: déterminer en pieds carrés l’importance des installations requises pour satisfaire aux exigences des affaires prévues.
Tenant compte des chiffres donnés par Combs et Harris quant au potentiel de ventes, ainsi que de la superficie en pieds carrés et du chiffre d’affaires au pied carré, le Juge d’appel Kelly a conclu que ces chiffres correspondent à une surface de location de 656,668 pieds carrés qu’il a capitalisée à $1.55 le pied carré. Il a aussi accepté le chiffre de $10,930,400, ou $15.80 le pied carré de surface brute, comme coût d’aménagement total, pour en arriver à une valeur résiduelle, une fois l’aménagement terminé, de $1,792,100. Il a
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ensuite tenu compte d’un facteur de retard de .7216, réduisant ainsi le montant susdit à $1,293,000, somme qu’il a portée à $1,300,000 en chiffres ronds. C’est ce dernier montant que la Cour a adjugé, le substituant à celui de $635,000 adjugé par l’arbitre.
L’appelante conteste les chiffres et les conclusions du Juge d’appel Kelly sur trois points importants, savoir:
[TRADUCTION] (1) QUE, pour en arriver à la somme de $137,900,300 comme prévision raisonnablement exacte des achats de marchandises d’assortiment effectués dans le secteur commercial par les résidents du secteur, il n’a pas tenu compte dans ses calculs du chiffre de $57,005,000 établi par Combs, non plus que de l’appréciation de Hatfield sur le potentiel de l’emplacement.
(2) QU’IL a omis de faire les déductions nécessaires pour retard et autres faux frais, si l’on considère qu’il faudrait de quatre à cinq ans pour mener à bonne fin le projet global.
(3) QU’IL n’aurait pas dû accepter un loyer de base de $1.55 et qu’il aurait dû capitaliser le loyer net à 8.5 pour cent et non à 8 pour cent.
Je crois possible de décider le troisième point en disant que la preuve justifie pleinement l’utilisation du chiffre de $1.55 pour le loyer et l’utilisation du taux de 8 pour cent dans la capitalisation du loyer. Quant au 2e point mentionné ci-dessus, il a retenu un facteur de retard de .7216 basé sur un facteur de remise de 8.5 pour cent (5.5 pour cent pour les intérêts, plus 3 pour cent pour les taxes, risques et frais de détention autres que le prix de l’argent) ce qui a diminué de $1,792,100 à $1,293,000 la valeur résiduelle qu’avait en mars 1956 le bien-fonds une fois aménagé et ce qui représente une attribution de $499,100 pour couvrir le facteur de retard. Quant au prétendu écart dans l’estimation du revenu total brut pour le secteur commercial sur lequel est fondé le premier point, la preuve indique que Hatfield a sous‑évalué d’environ 45 millions de dollars par année le revenu total brut de ce secteur, si on le compare à celui que rapporte le Bureau fédéral de la statistique pour le même secteur, (pièce no 73).
Je ne puis relever aucune erreur de droit dans les motifs et les conclusions de M. le Juge d’appel
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Kelly et, par conséquent, je suis d’avis de confirmer l’indemnité de $1,300,000 qu’il a adjugée et de rejeter le pourvoi avec dépens.
Appel accueilli en partie avec dépens, les Juges JUDSON et HALL étant dissidents.
Procureurs de l’expropriante, appelante: Gardiner, Roberts, Anderson, Conlin, Fitzpatrick, O’Donohue et White, Toronto.
Procureurs de la réclamante, intimée: Borden, Elliott, Kelly et Palmer, Toronto.
A la suite de la nouvelle audition de cet appel, le jugement suivant a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — Dans son ordonnance du 20 décembre 1971, la Cour a autorisé une nouvelle audition de cet appel relativement aux questions soulevées dans l’avis de requête pour nouvelle audition. Ces questions visaient trois allégations différentes ayant trait à des erreurs dans les motifs de la majorité de la Cour.
La Cour a eu l’avantage d’entendre sur ces questions une nouvelle plaidoirie, très approfondie et fort bien présentée. La majorité de la Cour est d’avis que l’existence d’une erreur de conséquence dans ses motifs n’a pas été établie, et ses conclusions demeurent inchangées. Le jugement de la Cour prononcé le 5 octobre 1971 est donc maintenu. L’intimée quant à cette requête, The Municipality of Metropolitan Toronto, a droit aux dépens de la requête pour nouvelle audition, ainsi qu’aux dépens de la nouvelle audition.
[1] [1949] R.C.S. 712.