Cour suprême du Canada
Villemure c. Turcot et al., [1973] R.C.S. 716
Date: 1972-06-29
Dame Huguette Villemure (Demanderesse) Appelante;
et
l’Hôpital Notre-Dame
et
Docteur Georges H. Turcot (Défendeurs) Intimés.
1972: les 3 et 6 mars; 1972: le 29 juin.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Ritchie, Hall et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du Banc de la Reine, province de Québec[1], infirmant un jugement du Juge en Chef Challies. Appel accueilli, les Juges Ritchie et Pigeon étant dissidents.
J. Flynn, c.r., pour la demanderesse, appelante.
L.P. de Grandpré, c.r., pour le défendeur, intimé, l’Hôpital Notre-Dame.
P. Sébastien, pour le défendeur, intimé, Dr. Turcot.
Le jugement du Juge en Chef Fauteux et des Juges Abbott et Hall a été rendu par
LE JUGE EN CHEF — Pour les motifs donnés par M. le Juge Choquette de la Cour d’appel[2] de la province de Québec, j’accueillerais le pourvoi et rétablirais le jugement du Juge en Chef Challies de la Cour supérieure. L’appelante a droit à ses frais en cette Cour et en Cour d’appel.
Le jugement des Juges Ritchie et Pigeon a été rendu par
LE JUGE PIGEON (dissident) — Le pourvoi veut faire rétablir le jugement de la Cour supérieure
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qui a tenu l’hôpital et le psychiatre responsables du décès par suicide du mari de l’appelante. La partie essentielle des motifs du premier juge se lit comme suit:
[TRADUCTION] La Cour est d’avis qu’à la lumière des avertissements, en particulier de celui qu’avait donné le docteur Maugile — «Patient à surveiller» — , le docteur Turcot aurait dû laisser le patient dans l’aile psychiatrique, où il y avait des barreaux dans les fenêtres, qu’il aurait dû donner instruction au personnel infirmier de prêter une attention particulière et qu’il aurait dû, personnellement ou par l’entremise du personnel de l’hôpital, demander aux patients qui étaient dans la même chambre (à moins qu’il n’y ait eu des indications que cela les aurait dérangés et aurait retardé leur guérison) de garder un œil sur lui.
La Cour ne peut accepter l’opinion des docteurs Fortin et Saucier. Il se peut qu’ils auraient agi exactement comme l’a fait le docteur Turcot. En eût-il été ainsi qu’ils auraient été, selon la Cour, fautifs et négligents. Ce n’est pas une réponse que de soutenir qu’il est impossible d’empêcher absolument une personne de se suicider, à moins qu’elle ne soit mise dans une camisole de force. Cela est, bien entendu, évident. Mais il est certainement possible de l’empêcher de se suicider pendant 30 heures et jusqu’à ce qu’un examen suffisant ait été fait de son état afin d’être en mesure d’arriver à un diagnostic plus précis. La Cour rejette également l’opinion du docteur Saucier qu’il y avait plusieurs facteurs indiquant que l’état du patient n’était pas aussi sérieux qu’on a pu d’abord le croire. Les faits qui ont été établis au sujet de ce qui s’est produit avant l’entrée à l’hôpital, ajoutés aux incidents survenus dans l’hôpital même, indiquent à la Cour que la situation en était plutôt une qui aurait dû inciter le docteur Turcot et les infirmières à prendre particulièrement soin du défunt.
A mon avis, c’est à bon droit que la majorité en Cour d’Appel[3] a jugé ce raisonnement erroné. Comme le signale M. le Juge Taschereau, les trois experts psychiatres qui ont témoigné en cette cause ont déclaré que s’ils avaient eu le patient sous leurs soins, ils auraient «fait absolument la même chose que le docteur Turcot a faite». Aucune preuve n’a été apportée à l’encontre de ces témoignages et, avec respect, je ne puis voir sur quoi le premier juge a pu se fonder pour refuser d’accepter l’opinion des
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experts et pour déclarer que s’ils avaient agi comme le docteur Turcot, ils auraient commis une faute.
Les précautions à prendre envers les malades déprimés sont manifestement du domaine de la médecine psychiatrique. Ceux qui pratiquent cet art difficile ont abandonné le régime de surveillance constante ou de claustration qui jadis était de règle. De quel droit les tribunaux leur en feraient-ils reproche? Nous n’avons pas à nous demander si le régime de la porte ouverte est vraiment préférable à celui des barreaux dans les fenêtres pour décider si le docteur Turcot a commis une faute en accédant au désir de son patient d’être logé dans une chambre semi-privée au lieu de la salle aux fenêtres grillagées. Le critère qui doit nous guider est le suivant: Est-ce un acte conforme à la pratique médicale actuelle? Or, la preuve n’est pas controversée. Les experts sont unanimes à le dire y compris celui dont le premier juge ne parle pas, le docteur Straker. On n’admettrait sûrement pas que, pour trouver un psychiatre en faute d’avoir prescrit une dose insuffisante de sédatif un juge se fonde sur son opinion personnelle à l’encontre de celle des experts sur la suffisance de cette dose. Je ne vois pas pourquoi il en serait autrement pour ce qui est du régime de surveillance, surtout alors qu’il est clairement établi par les experts que c’est un facteur thérapeutique qui doit entrer en ligne de compte dans le traitement propice à la guérison.
Mais, dit le juge de première instance, il est sûrement possible d’empêcher quelqu’un de se suicider pendant trente heures. Cet énoncé peut être séduisant à première vue, mais il ne résiste pas à un examen approfondi. Tout d’abord, où va-t-on tirer la ligne? Ici il s’agit de trente heures. Demain, il s’agira peut-être de quarante-huit ou de soixante-douze heures. Quand donc le psychiatre pourra-t-il commencer, sans commettre une faute, à appliquer le régime de la porte ouverte qui, d’après ses connaissances, est thérapeutiquement désirable? Et puis, sur quoi se fonde-t-on pour trouver ainsi dans le suicide survenu dans les trente heures de l’admission à
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l’hôpital la preuve d’une faute à la charge du psychiatre? A mon avis, on arrive à ce résultat uniquement en présumant que ce fait ne se produit pas sans faute. Or, c’est ce que la preuve ne permet pas de faire ici. En faisant état du fait brutal comme preuve de faute, l’on perd de vue le principe fondamental que l’obligation du médecin envers son patient est une obligation de moyen et non de résultat. Cela ne veut pas dire que la faute professionnelle du médecin ne peut pas, comme toute autre faute, se prouver par présomption mais, pour qu’il en soit ainsi, il faut que se rencontrent les conditions requises, savoir comme l’a énoncé le Juge Taschereau (avant de devenir juge en chef) dans Parent c. Lapointe[4].
Quand, dans le cours normal des choses, un événement ne doit pas se produire, mais arrive tout de même, et cause un dommage à autrui, et quand il est évident qu’il ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu de négligence, alors, c’est à l’auteur de ce fait à démontrer qu’il y a une cause étrangère, dont il ne peut être tenu responsable et qui est la source de ce dommage.
J’ai mis les mots «quand il est évident qu’il ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu de négligence» en italique. Voilà ce qu’il est essentiel de prouver avant que le résultat puisse être considéré comme preuve de faute. Dans Martel c. Hôtel-Dieu St-Vallier[5], la responsabilité a été admise parce que cette preuve y avait été faite. Les experts médicaux avaient témoigné que le genre d’anesthésie pratiquée ne donnait pas lieu à la parésie dont le demandeur était affligé, à moins d’une faute opératoire. Ici, il n’y a aucune preuve qui tende à établir une faute du psychiatre excepté le fait brutal, c’est-à-dire le résultat.
A mon avis, on ne peut pas considérer comme une preuve de faute contre le docteur Turcot la note de l’interne, le docteur Maugile, «patient à surveiller». On conçoit que ce médecin résident n’ait pas voulu décider, avant l’arrivée du médecin du patient, à quel régime ce dernier serait
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soumis et ait alors opté pour un maximum de précautions. Rien dans la présente cause ne démontre qu’ensuite le docteur Turcot ait commis une faute professionnelle en décidant autrement. En effet comme nous l’avons vu, les trois experts ont été unanimes à dire qu’ils auraient fait comme lui dans les mêmes circonstances.
A plus forte raison, me semble-t-il, l’hôpital ne saurait être tenu responsable de ne pas avoir tenu compte des indications du docteur Maugile après avoir, sur les instructions du docteur Turcot, transporté le patient dans une chambre semi-privée. En prescrivant ce déplacement sans aucune indication de soins spéciaux, il est clair que le psychiatre entendait qu’il fût traité là comme un autre malade. L’hôpital ne commettait pas de faute en se conformant aux ordres du médecin, celui-ci agissant comme professionnel indépendant dont les services avaient été retenus, non pas par l’hôpital, mais bien par le patient lui-même par l’entremise de son médecin de famille. Sur ce point le Juge Taschereau me semble avoir correctement appliqué les principes énoncés dans l’affaire Martel. Si dans cette affaire-là, on a jugé que l’anesthésiste en faute était dans la situation de préposé de l’hôpital et engageait la responsabilité de ce dernier comme commettant, c’est parce que la preuve y avait démontré une situation juridique tout à fait spéciale. Les anesthésistes y étaient des salariés de l’hôpital pratiquant l’anesthésie des patients dans l’exécution de leurs fonctions et cela sans que leurs services soient requis, soit par le patient lui-même ou par l’intermédiaire de son médecin traitant. Ils n’étaient donc pas du tout dans le même situation que le docteur Turcot en cette affaire-ci, mais bien dans une situation juridique semblable à celle d’infirmières ou d’autres personnes préposées par l’hôpital à donner des soins aux patients.
Malgré toute la sympathie que peut susciter l’infortune de l’appelante, il ne faut pas perdre de vue l’absence complète de toute preuve médicale à l’appui de sa réclamation. Non seulement rien ne démontre une faute professionnelle mais il y a aussi cette circonstance troublante
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que le mari de l’appelante avait, avant son premier geste suicidaire, subi un grave amaigrissement. N’est-il pas possible qu’il ait consciemment choisi de mettre fin à son existence en se croyant irrémédiablement atteint? Cela n’a pas été démontré mais il n’est pas davantage établi qu’il a agi dans un moment de folie. Nous ne sommes pas en présence d’une victime d’accident mais bien d’une personne qui était gravement atteinte et manifestait des symptomes extrêmement inquiétants. Ne fallait-il pas, pour étayer une réclamation dans de telles circonstances, une preuve médicale établissant la probabilité de retour à la santé avec les soins voulus? Cette preuve on n’a pas tenté de la faire. En accueillant la demande, le juge du procès se trouve à avoir d’une part présumé que la mari de l’appelante s’est suicidé dans un moment de folie et d’autre part, que si l’on était parvenu à l’en empêcher, il aurait recouvré la santé et été en mesure de reprendre son travail.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Appel accueilli avec dépens, les JUGES RITCHIE et PIGEON étant dissidents.
Procureurs de la demanderesse, appelante: Flynn, Rivard & Associés, Québec.
Procureurs du défendeur, intimé, Hôpital Notre-Dame: Tansey, de Grandpré & Associés, Montréal.
Procureurs du défendeur, intimé, Dr. Turcot: Lafleur & Brown, Montréal.
[1] [1970] C.A. 538.
[2] [1970] C.A. 538.
[3] [1970] C.A. 538.
[4] [1952] 1 R.C.S. 376 à p. 381.
[5] [1969] R.C.S. 745.