Cour suprême du Canada
Commission de la Capitale Nationale c. McFarland Construction Co. Ltd., [1974] R.C.S. 1088
Date: 1972-06-29
La Commission de la Capitale Nationale Appelante;
et
H.J. McFarland Construction Company Limited Intimée.
1972: le 4 mai; 1972: le 29 juin.
Présents: Les Juges Abbott, Judson, Hall, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement de la Cour de l’Échiquier du Canada fixant le montant d’indemnité relative à une propriété expropriée. Appel accueilli et jugement modifié, quant au montant. Appel incident rejeté.
E.M. Thomas, c.r., et G.W. Ainslie, c.r., pour l’appelante.
W.B. Williston, c.r., et J. Laskin, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — Le présent appel est à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier fixant à $90,000 l’indemnité relative à une propriété expropriée par la Commission de la capitale nationale (la Commission). La propriétaire expropriée (la Compagnie) a interjeté un appel incident.
La propriété en question est une terre de culture dans le canton de Nepean, à environ deux milles à l’ouest du village de Bells Corners, et la compagnie l’a acquise avec l’intention de
[Page 1090]
l’exploiter comme carrière. La Compagnie fait affaires à titre d’entrepreneur dans la région d’Ottawa depuis 1951. Elle s’est surtout occupée de la construction de pistes à l’aéroport d’Uplands et aussi de la construction de quelques routes. Elle exploitait une usine d’asphalte et une carrière mais ces opérations se faisaient sur le terrain de l’aéroport et elle n’avait pas le droit d’exploiter la carrière à d’autres fins. Le 15 avril 1958, elle prit une option de trois mois sur le terrain en cause, à $250 l’acre. Un forage au diamant a alors été exécuté et un puissant dynamitage a produit une bonne quantité de pierre à des fins d’analyse. Le résultat des analyses ayant été jugé satisfaisant, la Compagnie fit l’acquisition des 50 acres. Ce secteur empruntait la forme d’un triangle borné d’un côté par l’emprise du C.P., et il n’avait que neuf pieds de front sur un chemin tracé constituant sa seule voie d’accès à une grande route. Afin de bénéficier d’une voie d’accès convenable et aussi, a-t-on dit, de faciliter la pose d’un embranchement, la Compagnie a acheté du propriétaire d’un lot adjacent une autre acre de terrain au prix de $5,000. Cette parcelle additionnelle a été expropriée avec le terrain principal, la superficie totale expropriée étant de 51.112 acres.
En 1959, la Compagnie avait conclu un accord avec le ministère fédéral des Travaux publics pour la construction d’un trançon important de la promenade Riverside et elle se proposait d’utiliser à cette fin de la pierre concassée qu’elle était pour extraire de la propriété en question au cours de l’hiver suivant. Avant la fin de l’année, on l’informa qu’elle n’aurait pas le droit d’ouvrir une carrière à cet endroit, vu qu’il se trouvait à l’intérieur de la Ceinture de verdure. Le 6 avril 1960, la Commission écrivit au courtier en immeubles de la Compagnie pour lui donner avis qu’elle avait [TRADUCTION] «décidé de poursuivre son programme d’acquisition de tous les terrains situés à l’intérieur de la Ceinture de verdure», ce qui [TRADUCTION] «comporterait l’acquisition» de la propriété en question. Peu après, soit le 25 mai 1960, la Compagnie a acquis des droits dans un autre emplacement, en dehors de la Ceinture de ver-
[Page 1091]
dure, sur la promenade Moodie, au prix de $126,750 pour 174.75 acres.
L’avis d’expropriation a été enregistré le 14 juin 1961 et la Commission a offert $31,000 à titre d’indemnité globale. La Compagnie réclamait $430,000. Au procès, un exposé des faits concédés a été produit; il y est déclaré [TRADUCTION] «que la valeur marchande de la propriété en question, à la date de l’expropriation, le 14 juin 1961, était de $31,000.» Il a aussi été admis que la Compagnie [TRADUCTION] «avait, à la date de l’expropriation, dépensé une somme d’à peu près $15,000 en frais d’administration et d’exploration». La preuve produite au nom de la Compagnie fait état non seulement du coût beaucoup plus élevé de l’autre carrière, mais aussi des frais de transport supplémentaires que le nouvel emplacement occasionnait réellement. On a aussi fait état dans la preuve de toutes les économies qu’aurait permis de réaliser l’utilisation d’un embranchement ferroviaire à l’emplacement exproprié, chose impossible à la promenade Moodie. D’autre part, la Commission a mis en preuve, par ses experts, que les frais de forage et de concassage auraient été plus élevés à l’emplacement exproprié, parce que la roche à cet endroit-là était du grès et non du calcaire. Les experts de la Compagnie n’ont pas nié que les coûts auraient été plus élevés pour cette raison, mais ils ont considéré l’augmentation insignifiante en regard des autres facteurs.
Le juge de première instance a conclu dans les termes suivants:
La roche dont la défenderesse avait besoin pour son entreprise est relativement abondante et facile à trouver dans la région; il ne faudrait donc pas attribuer une valeur exagérée à la propriété uniquement parce qu’elle contient de la roche convenant à la construction routière et à des activités de cette nature; ce qui fait la différence entre la valeur d’une propriété contenant un tel dépôt rocheux et celle d’une autre propriété semblable, pour quelqu’un qui exploite une entreprise de gravier, d’asphalte et de construction routière, c’est l’emplacement d’un tel dépôt rocheux, son accès aux grandes routes par lesquelles on pourra l’acheminer aux chantiers, et son accès à un embranchement ferroviaire, dans la mesure où cet embranchement peut être utile à l’entreprise. Je crois qu’à
[Page 1092]
l’exception d’un seul fait négatif — le grès de ce terrain n’étant pas aussi satisfaisant que le calcaire des autres propriétés — ce terrain avait des avantages considérables pour son propriétaire, supérieurs à ceux des autres terrains disponibles dans la région à ce moment-là; d’ailleurs, la défenderesse a démontré que la meilleure propriété qu’elle pouvait trouver en remplacement présentait plusieurs inconvénients pour l’utilisation qu’elle comptait en faire, par rapport au terrain en question. Dans ces conditions, il apparaît que la défenderesse a démontré qu’elle aurait été prête à payer un prix très supérieur à la valeur marchande du terrain plutôt que d’en être dépossédée et empêchée de l’utiliser pour son entreprise, comme elle en avait l’intention. Bien qu’il soit difficile de déterminer cette valeur par un calcul mathématique, je fixerais, d’après la preuve qui m’a été soumise, la somme qu’elle aurait payée à $90,000.
Il est à remarquer que rien n’indique comment on est arrivé au montant de $90,000 et il ne paraît pas exister dans la preuve quelque fondement qui permette d’arriver à ce montant par un calcul mathématique à partir de chiffres soumis. Dans Jalbert c. Le Roi[1], le Juge Davis, s’expri-mant au nom de la Cour, après avoir déclaré (à la p. 68):
[TRADUCTION] La jurisprudence nous autorise donc clairement à procéder à l’évaluation des dommages en nous basant sur le fait que l’immeuble a été exproprié.
a dit (à la p. 72):
[TRADUCTION] Les avocats des deux parties conviennent que personne n’a déposé au procès sur la valeur du droit du requérant dans les biens-fonds avant la construction de l’ouvrage public incriminé, ni sur sa valeur après cette construction. L’avocat du requérant a admis que la preuve étayant la réclamation en dommages-intérêts tendait uniquement à montrer qu’il en coûtait davantage au requérant pour exploiter son entreprise forestière à cet endroit depuis que les conditions avaient été changées, et à établir une certaine valeur capitalisée de la perte. Ce n’est clairement pas le principe qu’il faut appliquer dans l’évaluation des dommages.
Dans la présente affaire, la situation du propriétaire exproprié est clairement moins favorable que celle du requérant dans l’affaire Jalbert. On n’a pas exproprié une entreprise prospère,
[Page 1093]
mais acquis un terrain en vue de l’établissement d’une entreprise. Même si la preuve fait voir que la Compagnie n’a pu se procurer un autre emplacement ayant accès à une voie ferrée, il est évident que les emplacements convenant à l’exploitation d’une carrière n’étaient pas rares dans la région en général. Par conséquent, la valeur marchande reflétait nécessairement la potentialité d’utilisation à cette fin. D’après la preuve recueillie, on en paraît pas avoir établi qu’une valeur économique spéciale existait au moment de l’expropriation, en sus de la valeur marchande. Tout ce qui est démontré, c’est que la Compagnie s’attendait, en exploitant une carrière à l’emplacement exproprié, à réaliser des bénéfices plus élevés qu’elle le ferait à un autre emplacement. Rien ne prouve qu’à cause de cela la propriété avait pour son propriétaire une valeur spéciale bien déterminée outre sa valeur marchande, qui tenait compte de son utilisation possible comme carrière.
Un autre facteur, toutefois, doit être pris en considération, savoir, le montant de $15,000 dépensé en frais de forage et d’analyse. Il est clair qu’il n’en a pas été tenu compte dans la valeur marchande établie en l’espèce. Le rapport de l’expert qui a conclu à cette valeur a été versé au dossier. Il comprend une liste de toute les ventes dont l’estimation s’est inspirée. La propriété en question y figure et le prix indiqué est uniquement ce que les vendeurs ont touché. De même, la propriété de la promenade Moodie y figure au prix payé, sans majoration pour les frais de forage et d’analyse. Il est donc manifeste que la valeur marchande établie et admise ne représente que le prix auquel on pourrait s’attendre à vendre la propriété, et ne tient aucunement compte des dépenses que la Compagnie a dû faire pour s’assurer que l’endroit se prêtait à l’exploitation d’une carrière. Il est tout aussi évident que l’expropriation a privé la Compagnie du bénéfice à tirer de cette dépense. Elle devrait donc être indemnisée. Dans Irving Oil Company Ltd. c. Le Roi[2], M. le Juge Kerwin dit:
[TRADUCTION] Dans la cause Federal District Commission c. Dagenais (1935) R.C.É. 25, on a soutenu
[Page 1094]
en Cour de l’Échiquier du Canada, devant feu le Président MacLean, qu’aucune indemnité ne pouvait être accordée pour certains chefs de réclamation parce qu’ils ne représentaient pas un droit dans les immeubles expropriés. Je ne me prononcerai pas sur le bien-fondé des chefs que le Président a énumérés et pour lesquels il a accordé une indemnité, mais je conviens comme lui qu’en la matière, le principe à suivre est le suivant: le propriétaire exproprié devrait, autant que possible, être laissé dans la même situation financière qu’avant l’expropriation, pourvu que le dommage, la perte ou la dépense à l’égard desquels une indemnité est réclamée soit directement attribuable à l’expropriation.
A mon avis, il faudrait ajouter la somme de $15,000 à la valeur marchande de $31,000 pour obtenir l’indemnité qu’il convient de payer pour les immeubles expropriés en l’espèce.
Il faudrait également prendre en considération le fait que la Commission a obligé la Compagnie à supporter tous les frais fixes de la propriété en question pendant près d’une année entière, sans pouvoir en tirer de bénéfice. Généralement, un propriétaire qui n’est pas troublé dans sa possession ne subit aucun tort par suite du retard à déposer de l’avis d’expropriation, parce qu’il continue à jouir des fruits du bien- fonds. Ici, il en va autrement. La Compagnie, après avoir reçu la lettre du 6 avril 1960, devait se procurer sans retard une autre carrière pendant que les fonds qu’elle avait investis dans la propriété en question demeuraient improductifs. Parce que l’avis d’expropriation n’a été déposé que le 14 juin 1961, l’intérêt sur l’indemnité court depuis cette date-là seulement.
Partant du principe que pour tout dommage causé par l’expropriation devrait être attribuée une indemnité, il me paraît qu’en toute justice pour le propriétaire, un certain montant devrait lui être attribué à ce titre. Aucun renseignement n’a été donné à l’égard des taxe municipales qui ne peuvent être considérables, vu l’évaluation très basse de $1,500. Cependant, le contrat relatif au terrain acquis en remplacement stipule un intérêt de six pour cent sur le prix d’achat. Dans les circonstances, il semble approprié d’accorder, à cause du retard, six pour cent sur l’indem-
[Page 1095]
nité, soit $2,760, pour un total global de $48,760.
Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel et de modifier le jugement de la Cour de l’Echiquier en substituant le montant de $48,760 à celui de $90,000, à titre d’indemnité payable, et le montant de $25,760 à celui de $67,000 à titre de solde dû sur lequel un intérêt est payable au taux de cinq pour cent par an à compter du 15 septembre 1961. Il y a lieu de rejeter l’appel incident et, vu que les parties n’ont eu que partiellement gain de cause et étant donné la nature de l’affaire, de n’adjuger aucuns dépens en cette Cour.
Appel accueilli et appel incident rejeté sans dépens.
Procureur de l’appelante: D.S. Maxwell, Ottawa.
Procureurs de l’intimée: Clark, MacDonald, Connolly, Affleck, Brocklesby, Gorman & McLaughlin, Ottawa.
[1] [1937] R.C.S. 51.
[2] [1946] R.C.S. 551.