Cour suprême du Canada
Drew Brown Ltd. c. Le navire “Orient Trader”, [1974] R.C.S. 1286
Date: 1972-12-22
Drew Brown Limited (Demanderesse) Appelante;
et
Le navire «Orient Trader» et ses propriétaires (Défendeurs) Intimés.
1972: les 14, 15 et 16 mars; 1972: le 22 décembre.
Présents: Les Juges Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL à l’encontre d’un jugement de la Cour de l’Échiquier du Canada rejetant une réclamation pour dommages-intérêts et accueillant une demande reconventionnelle, mais sans intérêts; APPEL INCIDENT à l’encontre du refus d’accorder des intérêts sur la demande reconventionnelle. Appel rejeté; appel incident accueilli.
F.O. Gerity, c.r., et T. Marshall, pour l’appelante.
A.R. Paterson, c.r., et D.B. MacDougall, pour les intimés.
LE JUGE RITCHIE — Je souscris aux motifs de jugement de mon collègue le Juge Pigeon.
Il s’agit d’une action en dommages-intérêts pour violation d’un contrat de transport attesté par des connaissements qui, selon une de leurs propres clauses, doivent être interprétées conformément à la loi des États-Unis d’Amérique, sous réserve de stipulations contraires.
La cause d’action de l’appelante naît du contrat et quoique le déroutement, dont la réalisation a été prouvée, donne à l’appelante le droit de déclarer qu’elle n’est plus liée par ses dispositions, les droits créés par ce contrat subsistent et sa violation forme le fondement de l’action de l’appelante.
Puisque les parties ont conclu leur entente sous l’empire de la loi des États-Unis d’Amérique, cette dernière est la loi applicable au contrat et la loi en vertu de laquelle, selon leur propre choix, il faut déterminer les droits et les recours légaux des parties relativement au transport de la cargaison de l’appelante.
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Puisqu’il a été prouvé en première instance que la loi des États-Unis ne tiendrait pas le transporteur intimé responsable des dommages subis par la cargaison, à moins que ne soit établi un lien de causalité entre le déroutement et l’incendie, et puisque aucun lien semblable de causalité n’a été établi, le transporteur ne peut être tenu responsable des dommages causés à ses marchandises par le feu.
Comme je l’ai indiqué, à l’instar de mes collègues les Juges Pigeon et Laskin, je suis d’avis de rejeter le présent appel avec dépens et d’accueillir l’appel incident de l’intimé avec dépens pour les motifs énoncés par mon collègue le Juge Laskin.
Le jugement des Juges Hall et Spence a été rendu par
LE JUGE SPENCE (dissident) — Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’un jugement que le Juge en chef Wells, siégeant comme juge local en amirauté, a prononcé le 28 mai 1971. Dans ce dernier jugement, le Juge en chef Wells a rejeté la réclamation de l’appelante au montant de $21,686.78 à titre d’indemnité pour le dommage causé à des saumons d’étain et il a accueilli la demande reconventionnelle des intimés pour un montant de $112,367.48, soit le montant du règlement d’avarie commune imposé à l’appelante en vertu d’un règlement d’avarie commune effectué le 1er mai 1968.
L’appelante a intenté son action en qualité de détenteur contre valeur de deux connaissements en vertu desquels les intimés s’étaient engagés à transporter deux cargaisons de saumons d’étain de Penang (Malaisie) à Hamilton. Les connaissements étaient désignés comme connaissement no D.B. 2 et connaissement no D.B. 3; ils ont été produits au procès comme pièces 1 et 2. Chaque cargaison pesait 56,000 lbs. Les saumons d’étain ont été chargés à bord du Orient Trader le 5 juin 1965 ou vers cette date, et les connaissements étaient censés être de la même date. A son arrivée à Penang, la cale no 5 du Orient Trader était pleine. Sur l’écoutille entre l’entrepont et la cale, on avait mis des barrots mobiles fixés dans les supports de chaque côté
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de ladite écoutille et, en travers de ces barrots, on avait placé environ 6 planches d’écoutille de manière à former un panneau solide sur l’écoutille. Selon le témoignage de Pateras, le second du Orient Trader, les saumons d’étain ont été chargés dans l’entrepont de la cale no 5, en travers du navire, d’un abord du navire à l’autre. Les saumons d’étain ont été chargés sur le pont de l’entrepont en piles d’environ 6 saumons; on en a également mis sur la partie avant du panneau d’écoutille, par piles de deux ou trois saumons. Comme je l’ai dit, ces saumons étaient à destination de Hamilton (Ontario).
Après le chargement des saumons à Penang, on a aussi chargé à bord du Orient Trader 92 tonnes métriques de caoutchouc à destination de Ashtabula (Ohio) et, selon le témoignage de Pateras, le caoutchouc en balles a été déposé sur les saumons d’étain chargés sur le pont de l’entrepont et sur le panneau d’écoutille. Après qu’on eut fini de charger le caoutchouc sur l’étain, à Penang, il était impossible de voir d’en haut le carré de l’écoutille. L’Orient Trader a ensuite quitté Penang et fait escale à Betawan, où on a chargé une autre cargaison de 102 tonnes métriques de caoutchouc, également à destination de Ashtabula. Une fois chargé dans la cale no 5 de l’entrepont, le caoutchouc remplissait la cale jusqu’à l’hiloire d’écoutille, c’est-à-dire l’hiloire de l’écoutille du pont principal, et c’est ce qu’a noté le capitaine Agar lorsqu’il s’est rendu la première fois à bord du Orient Trader dans le port de Toronto.
En traversant l’Océan Indien, le Orient Trader a essuyé du gros temps et des vents allant jusqu’à la force 8 de l’échelle Beaufort, et dans leurs plaidoiries, les intimés ont invoqué «les périls de la mer». Cependant, le second du navire, Pateras, a témoigné qu’on pouvait s’attendre à ce genre de temps dans cette partie de l’Océan Indien au mois de juin et je pense donc comme le Juge en chef Wells que le moyen de défense excipant des «périls de la mer» peut être écarté.
Au lieu de rallier directement Hamilton, une fois dans le lac Ontario, l’Orient Trader est entré dans le port de Toronto où il avait une grosse
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cargaison à décharger. Les intimés et l’appelante ont convenu de décharger les 1,120 saumons d’étain dans le port de Toronto et de les transporter par camion du port à l’établissement du destinataire, à Hamilton. L’appelante avait consenti à cette modification du contrat et avait pris des mesures pour que des camions d’Hamilton viennent chercher le chargement d’étain.
L’Orient Trader est arrivé à Toronto dans la soirée du samedi, 17 juillet 1965. Aucun déchargement n’a eu lieu ce soir-là, mais on a commencé à décharger à 8 h. le dimanche 18 juillet. Le capitaine Agar, qui était surintendant de Cullen Stevedoring, a produit au procès le rapport de travail relatif au déchargement de la cargaison. Ce rapport indique que, le 18 juillet, seule la cale n° 3 était ouverte, mais le lundi 19 juillet, une équipe a déchargé la cale n° 5 de 8 h. à 12 h. et un autre groupe de débardeurs a travaillé de 13 h. à 17 h. Le 20 juillet, le groupe a encore travaillé sur l’écoutille n° 5 de 8 h. à 12 h. mais il a été par la suite affecté à la cale n° 4. On a effectué ce changement, a-t-on expliqué, quand on s’est aperçu, après avoir enlevé le caoutchouc à destination d’Ashtabula qui couvrait les saumons d’étain sur la partie avant du panneau d’écoutille de l’entrepont n° 5, qu’un des barrots traversant l’écoutille et sur lesquels reposaient les planches d’écoutille, était sorti de son support de bâbord et avait glissé de sorte qu’il reposait sur la cargaison arrimée en-dessous. L’extrémité du barrot d’écoutille ne s’était abaissée que d’environ 18 pouces, mais il avait fait pencher les planches d’écoutille qui formaient un V ou un creux dans lequel des balles de caoutchouc et des saumons d’étain avaient glissé. De plus, la pile de balles de caoutchouc placée juste à l’arrière des balles qui couvraient la partie avant de l’écoutille avant leur déchargement commençait à pencher et surplombait maintenant la partie avant de l’écoutille. Considérant la situation comme dangereuse, les débardeurs ont refusé de travailler et des agents de sécurité ayant été appelés pour examiner la situation, ce refus a été confirmé et approuvé. Le témoin Peacock, un employé de Peacock Shipping Limited, agent spécial de Hurum Ship-
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ping Limited, elle-même agent au Canada des propriétaires du Orient Trader, est monté à bord du Orient Trader et a examiné la situation. Il a appelé son bureau de New York pour le mettre au courant de la situation et on lui a dit qu’un certain capitaine Goussetis, représentant la Hurum Shipping Company, se rendrait immédiatement à Toronto. Il n’a pris aucune décision avant l’arrivée de ce dernier. Le lendemain, c’est-à-dire le 21 juillet 1965, le capitaine Goussetis, accompagné de Peacock, a examiné la situation et discuté avec les débardeurs. Le capitaine Goussetis a témoigné qu’ils (les débardeurs) voulaient décharger tout l’entrepont pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre chose de défectueux que le barrot décroché et ce déchargement aurait requis seize heures ou plus.
Le capitaine Goussetis a ajouté que les destinataires de la cargaison de caoutchouc à Ashtabula (Ohio) attendaient avec impatience cette cargaison d’un poids total de 2,100 tonnes, et il fallait livrer une autre cargaison de 1,400 tonnes à Détroit; il a donc suggéré que l’Orient Trader se rende à Ashtabula et, après y avoir déchargé le caoutchouc arrimé sur la cargaison d’étain qui fait l’objet de l’action, que la cargaison d’étain soit ensuite déchargée et expédiée à Hamilton par camion. Il semblerait que Goussetis a fait part de cette intention à M. Peacock et que M. Peacock a avisé M. Taylor, un fonctionnaire de la compagnie appelante. M. Peacock a témoigné que M. Taylor [TRADUCTION] «n’était pas très satisfait de cette suggestion, mais je crois qu’il comprend la situation dans laquelle nous nous trouvons.» M. Taylor a aussi témoigné et sa déposition est la suivante:
[TRADUCTION] Je m’y suis vivement opposé. C’était en fin de matinée et je m’étais engagé par contrat à livrer l’étain en question à la Steel Company of Canada à Hamilton au mois de juillet et je ne pouvais voir comment j’aurais pu respecter les dispositions du contrat si la marchandise était envoyée à Ashtabula.
Q. Comment a-t-on réagi à votre opposition?
R. C’était plus ou moins un fait accompli. Je ne pouvais rien faire et l’expéditeur non plus.
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Selon les témoins cités par l’intimé, l’arrivée de la cargaison d’étain à Hamilton aurait subi un retard de 4 à 9 ou 10 jours si l’Orient Trader s’était rendu à Ashtabula (Ohio), y avait déchargé le caoutchouc et avait ensuite expédié l’étain à Hamilton.
Le déchargement des écoutilles du Orient Trader était presque terminé et le navire se préparait à quitter Toronto lorsqu’un incendie a éclaté dans la cale n° 4. Le chef de district du Service des incendies de Toronto, qui est aussi prévôt adjoint de district des incendies, a témoigné que l’alerte a été reçue à 14 h. 22. Le Service des incendies de Toronto a dépêché sur les lieux des camions et des bateaux-pompes, dont un était utilisé pour la première fois. On a envoyé de l’eau dans la cale n° 4 jusqu’à 14 h. 40. Le capitaine Mann, le maître de port de Toronto, s’est rendu compte que l’Orient Trader s’était tellement enfoncé dans l’eau que sa quille se trouvait à moins d’un pied du fond; il craignait qu’en touchant le fond, le navire ne penche sur le côté et coule le long du quai n° 11 auquel il était amarré. Le capitaine Mann a donc ordonné que l’Orient Trader soit remorqué en dehors des chenaux de navigation. M. Peacock était évidemment d’accord, mais comme a dit le capitaine Mann dans son témoignage, il incombait à lui seul de prendre la décision et c’est ce qu’il fit. De l’autre côté du port était située l’île Ward au large de laquelle le fond était sablonneux et le capitaine Mann a décidé que l’Orient Trader [TRADUCTION] «pouvait y être échoué plus facilement et avec plus de sécurité». M. Peacock a demandé que l’Orient Trader soit échoué par la proue. Il a été échoué, on a continué à envoyer de l’eau dans la cale et l’incendie faisait toujours rage à 13 heures le 22 juillet lorsque le prévôt des incendies Carson est arrivé. Par suite de l’incendie, toute la cargaison, y compris les saumons d’étain, a été considérablement endommagée. L’Orient Trader a été déclaré une perte totale et mis à la ferraille.
Le règlement d’avarie commune fixé à l’encontre de l’appelante s’élevait à $112,367.48 et l’appelante a subi des dommages de $21,686.78
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pour la perte totale d’une partie de la cargaison d’étain et pour dommage partiel au reste de la cargaison qui a dû être vendue à perte, de même que pour divers déboursés, dont les frais d’expert. L’appelante a intenté une action en dommages-intérêts le 2 août 1968 et les intimés ont présenté une demande reconventionnelle dans une défense datée du 18 mars 1969.
Pour déterminer les questions en cause dans l’appel, il faut d’abord examiner les conditions du contrat liant les parties, à savoir, les connaissements. Les deux connaissements sont identiques et il suffit de se reporter à un seul d’entre eux. Dans ses longs motifs de jugement soigneusement pesés, le Juge en chef Wells a cité les diverses dispositions des connaissements. Il a d’abord cité la clause «paramount»:
[TRADUCTION] À l’exception de ce qui a été prévu au paragraphe suivant appelé ‘A’, le présent connaissement prend effet sous réserve des dispositions du Carriage of Goods by Sea Act des États-Unis d’Amérique, sanctionné le 16 avril 1936 et le transporteur (terme qui sera censé englober le navire et son propriétaire) peut se prévaloir de tous les droits, exonérations et autres clauses restreignant ses obligations que contient ladite loi, même si les marchandises ne sont pas transportées à destination ou en provenance d’un port des États-Unis, et ne sera pas censé avoir renoncé à l’un quelconque desdits droits, exonérations ou restrictions de ses obligations de même qu’il ne sera pas censé avoir accepté de quelque manière que ce soit une extension de ses responsabilités ou de ses obligations; chaque fois que ladite loi s’appliquera, toute clause du présent connaissement qui se trouvera en contradiction avec elle dans quelque mesure que ce soit, sera nulle mais strictement dans cette mesure.
La clause A n’est pas pertinente, mais la clause B prévoit ce qui suit:
[TRADUCTION] B. Le transporteur pourra en outre se prévaloir des dispositions des articles 181 à 189 (tous deux inclus) du chapitre 46 du Code of Laws des États-Unis d’Amérique et de tous actes législatifs qui l’ont complété ou modifié de même que de toutes autres législations analogues d’autres pays dans la mesure où elles pourront s’appliquer.
La clause 30 du connaissement est la suivante:
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[TRADUCTION] À moins de stipulation contraire, le présent connaissement sera interprété en conformité du droit des États-Unis d’Amérique. Toutefois, le paragraphe 16 du présent connaissement («clause en cas de faute des deux parties») conservera son effet même si on ne peut s’en prévaloir devant les tribunaux des États-Unis d’Amérique. Les tribunaux des États-Unis d’Amérique seront, au choix du transporteur, seuls compétents pour connaître de tous les différends qui s’élèveront à propos des présentes.
Ainsi, cette dernière clause indique clairement que, en ce qui concerne l’interprétation du contrat, le litige en l’espèce doit être déterminé conformément aux lois des Etats-Unis d’Amérique. Dicey, 8e éd., page 1113, expose la manière dont cette loi étrangère doit être prouvée:
[TRADUCTION] (i) Témoignage d’experts. Il est maintenant bien établi que le droit étranger doit généralement être prouvé par le témoignage d’experts. Le droit étranger ne peut être prouvé simplement par le dépôt du texte d’une loi étrangère devant la Cour ni par la citation de précédents ou de textes étrangers. Ces éléments de preuve ne peuvent être présentés à la Cour que comme partie intégrante du témoignage d’un témoin expert, puisque la Cour ne peut les apprécier ni les interpréter sans son aide.
Le Juge Duff, alors juge puîné, a adopté une attitude semblable dans l’affaire Allen v. Hay[1], pages 80-81:
[TRADUCTION] Il n’est pas contesté que l’action du demandeur doit échouer si le droit à l’indemnisation est assujetti aux règles de la loi de la Colombie-Britannique. Il lui incombe donc de prouver de quelle façon il faut interpréter la loi de l’État de Washington. Il doit le prouver à titre de constatation de fait, par le témoignage de personnes qui sont expertes dans cette loi. Ces experts peuvent cependant se reporter au code et aux précédents pour appuyer leur témoignage et les passages et les renvois cités par eux seront considérés comme faisant partie de leur témoignage; et il est bien établi en droit que si les témoignages de ces témoins sont contradictoires ou obscurs, la cour peut procéder elle-même à l’étude et à l’interprétation des passages cités afin d’en tirer une conclusion satisfaisante.
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Conformément à cette exigence, les parties ont présenté le témoignage de deux avocats des États-Unis d’Amérique, Me Martin F. Scholl pour l’appelante, et Me Tallman Bissell pour les intimés. Le long et minutieux témoignage de ces deux témoins a été examiné avec un soin particulier par le Juge en chef Wells qui a qualifié les témoins de très éminents avocats. Je me propose de m’en tenir à leurs témoignages et aux textes qu’ils ont cités et commentés lorsque je traiterai du droit des États-Unis d’Amérique. Je traiterai d’abord de la clause du connaissement appelée en droit américain la clause de déroutement. Cette clause n° 1 se lit comme suit:
[TRADUCTION] 1. Le vapeur sera libre de prendre la mer sans pilote, d’emprunter n’importe quelle route, de se rendre et de relâcher absolument dans n’importe quels ports, quel qu’en soit le nombre et l’ordre, sur sa route ou en dehors de sa route, dans une direction contraire à celle du port de destination ou au-delà de celui-ci, une ou plusieurs fois, pour ravitailler ses soutes, pour charger ou décharger une cargaison, pour embarquer ou débarquer des passagers ou dans tout autre but quel qu’il soit ou de transporter la cargaison faisant l’objet des présentes au port de déchargement indiqué aux présentes et ensuite au-delà, puis de revenir et de décharger ladite cargaison audit port, de remorquer ou de se faire remorquer, de faire des traversées d’essai avec ou sans notification, de régler les instruments de navigation, d’effectuer des réparations ou d’entrer en cale sèche avec ou sans cargaison à bord, de prendre toutes les dispositions voulues en vue de constater et (ou) de réparer des dommages y compris notamment, mais sans s’y limiter, le cabanement ou la mise sur la bande du navire avec ou sans cargaison à bord, le tout faisant partie du contrat de transport.
Me Scholl et Me Bissell ont tous deux fait mention de ces clauses de déroutement et ont affirmé, en tant qu’experts, que malgré le texte de ces clauses, les cours des États-Unis les ont toujours interprétées comme exigeant que le propriétaire agisse de façon raisonnable. Me Bissell a témoigné comme suit:
[TRADUCTION] Tous les connaissements ou presque tous les connaissements, et notamment celui qui nous occupe, contiennent aujourd’hui des clauses qui
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visent à permettre au transporteur de faire à peu près tout ce qu’il veut et l’on n’interprète pas ces prétendues «clauses de déroutement» dans leur sens littéral. Pour essayer de déterminer si un déroutement est injustifié ou non, les tribunaux examinent toutefois les clauses du connaissement et interprètent ces prétendues clauses de déroutement dans un sens qui s’applique équitablement à la traversée convenue ou établie par contrat. En d’autres termes, les tribunaux indiquent que ceux-ci (pour désigner les propriétaires, les transporteurs) doivent agir avec bons sens en toutes circonstances.
Par conséquent, les dispositions extrêmement larges de la clause de déroutement, la clause n° 1 précitée, doivent toujours être étudiées en considération de ce qui constituait une conduite raisonnable pour le propriétaire, compte tenu de toutes les circonstances. Me Scholl a témoigné comme suit:
[TRADUCTION] Même si les clauses de déroutement sont, prétend-on, assez larges pour permettre le transport au-delà du port de destination, le déroutement ou le déroutement allégué, elles (les Cours des États-Unis) chercheraient encore à savoir si le transport au-delà du port de destination ou la décision prise d’effectuer celui-ci se justifiait en raison de l’ensemble des circonstances.
(Le souligné est de moi).
Me Scholl a cité l’affaire Surrendera (Overseas) Private Limited v. S.S. Hellenic Hero[2], où le Juge Cashin a dit, page 101:
[TRADUCTION] Je conclus donc que la clause 5 (la clause de déroutement) s’appliquait en l’espèce. Néanmoins, l’intimé n’a le droit de se prévaloir de la protection qu’accorde la clause 5 que si, au cours du déroutement de Vizag à Madras, il a agi de façon raisonnable compte tenu de toutes les circonstances.
Je suis donc parti de ce principe pour déterminer si les propriétaires avaient agi de façon raisonnable en vertu de la loi des États-Unis, depuis le chargement de la cargaison d’étain à Penang jusqu’à ce que l’incendie se déclare dans le port de Toronto.
Me Scholl a témoigné qu’un tribunal des États-Unis examinerait toutes les circonstances qui ont donné lieu aux événements qui se sont
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produits dans le port de Toronto afin de déterminer si le déroutement était déraisonnable.
Q. En second lieu, en ce qui concerne les marchandises de la demanderesse, au‑dessus desquelles, comme on l’a déclaré dans les témoignages, on a chargé du caoutchouc, ce qui a créé une situation telle qu’à l’arrivée à Toronto, le propriétaire du navire ne voulait pas ou n’a pas pris le soin de décharger une partie suffisante de la cargaison pour atteindre ces marchandises et effectuer le travail en sécurité, ce qui l’a conduit à prendre la décision qu’il valait mieux continuer la traversée et décharger lesdites marchandises ailleurs, quelles sont, selon vous, les règles de droit que pourrait appliquer un tribunal des États-Unis dans les circonstances?
R. Je pense qu’il conclurait qu’il s’agit d’un déroutement déraisonnable en raison duquel le transporteur devient l’assureur de la cargaison et qu’il est responsable des dommages qui en découlent.
Q. Et dans la mesure où les clauses du contrat sont régies par un droit étranger, le transporteur pourrait-il bénéficier de l’une quelconque d’entre elles?
R. Non, il ne le pourrait pas.
Q. En est-il ainsi, sans avoir égard au fait que ces clauses sont régies ou non par un droit étranger?
R. En vertu de notre droit, il ne pourrait bénéficier d’aucune clause contractuelle.
À mon avis, Me Bissell a témoigné dans le même sens. Un certain paragraphe de son témoignage me semble résumer son exposé:
[TRADUCTION] Ainsi, en vertu du présent connaissement, je crois qu’un tribunal des États-Unis déciderait la question du déroulement comme je viens de le dire, y compris l’appréciation de la conduite du transporteur ou du navire à la lumière de ce qui était raisonnable de faire dans les circonstances ici à Toronto et aussi à la lumière des clauses du connaissement dont j’ai parlé, les clauses portant les numéros un, cinq et vingt.
Donc, pour récapituler les faits très brièvement, la cargaison d’étain a été chargée à Penang à destination de Hamilton; on l’a arrimée dans l’entrepont et on a chargé par dessus une cargaison de caoutchouc à destination d’Ashtabula (Ohio). Bien que le navire ait essuyé du gros temps au cours de la traversée
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de l’Océan Indien, selon le témoignage du second, on pouvait s’attendre à ce genre de temps dans ces régions à cette époque de Tannée et aucun moyen de défense excipant des «périls de la mer» n’a été établi. Le navire est entré dans le port de Toronto et il a été décidé que la cargaison d’étain devrait être déchargée dans ce port et transportée par camion à Hamilton (Ontario), sa destination en vertu du contrat. L’appelante a donné son assentiment à ces dispositions qui, à mon avis, ne constituent pas un déroutement, mais une simple modification du contrat. Cependant, en arrivant à Toronto, les intimés ont essayé de décharger tout d’abord la cargaison d’étain en n’enlevant qu’une partie du caoutchouc que les intimés avaient arrimé sur l’étain, c’est-à-dire le caoutchouc arrimé sur la partie avant de l’écoutille menant à la cale. Quand ils se sont aperçus que le barrot d’écoutille s’était affaissé et que la pile du caoutchouc qui restait sur la partie arrière de l’écoutille commençait à surplomber la partie de l’écoutille qui avait été dégagée, les débardeurs, avec l’approbation des inspecteurs de sécurité, ont refusé de travailler sur l’écoutille à cause des conditions dangereuses. Pour citer le capitaine Goussetis, le capitaine de port des intimés, responsable des opérations de chargement et de déchargement:
[TRADUCTION] Ce qu’ils voulaient faire, c’était de décharger l’entrepont en entier pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres problèmes que les barrots qui semblaient déplacés. À ce moment-là, on ne pouvait en savoir davantage.
Selon le témoignage du capitaine Goussetis, il aurait fallu plus de 15 heures de travail pour enlever tout le caoutchouc de l’entrepont, mais le capitaine Agar a affirmé qu’il aurait fallu de 4 heures à 4½ heures pour enlever les 80 tonnes de caoutchouc arrimées sur le panneau de l’écoutille. Pour ne pas retarder ainsi le navire, les intimés ont décidé de faire route vers Ashtabula (Ohio), de faire trier et consolider la cargaison de caoutchouc par l ’équipage en cours de route et de demander aux débardeurs d’Ashtabula (Ohio) de décharger en premier lieu le caoutchouc et ensuite la cargaison d’étain de l’appelante qui serait transportée d’Ashtabula
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(Ohio) à Hamilton (Ontario), en passant par les douanes canadiennes à la frontière. D’après l’ensemble des témoignages, il semblerait que ces opérations auraient causé un retard de 8 à 10 jours.
La décision de faire route vers Ashtabula avec la cargaison de l’appelante toujours à bord, à part quelques saumons qui avaient été déchargés avant qu’on s’aperçoive de l’affaissement du barrot d’écoutille, a été communiquée à l’agent de l’appelante, M. Taylor, vers midi le mercredi 21 juillet 1965 et M. Taylor s’est vivement opposé à cette décision. On ne peut reprocher aux intimés d’avoir arrimé le caoutchouc à destination d’Ashtabula sur l’étain de l’appelante à destination de Hamilton, escale précédent celle d’Ashtabula (Ohio). Les intimés avaient le droit de charger leur navire autant que ses dimensions le permettaient, afin de tirer le maximum de profit du voyage. Par contre, en raison surtout de la réserve au paragraphe (4) de l’article 4 du Carriage of Goods by Sea Act:
[TRADUCTION] À la condition toutefois que, si le déroutement est effectué dans le but d’embarquer ou de débarquer une cargaison ou des passagers, il sera présumé injustifié.
Je suis d’avis que la conduite des intimés a constitué un déroutement déraisonnable aux termes du contrat.
L’appelante allègue que le déroutement, étant un déroutement déraisonnable aux termes du connaissement, a constitué une violation fondamentale du contrat et que l’appelante avait donc la faculté de déclarer le contrat nul et de réclamer à l’intimé, en tant qu’assureur des marchandises, les dommages-intérêts relatifs à ces marchandises. C’est la position exposée par l’avocat de l’appelante dans le factum de celle-ci et au cours du procès:
[TRADUCTION] ME GERITY: Votre Seigneurie, je vous soumettrai certaines conclusions sur ce point. Dans les conclusions que je vous soumettrai, je plaiderai que, s’il est décidé que le contrat a été frappé de nullité, comme il s’agit d’un contrat interprété en vertu du droit américain ou du droit des États-Unis, le droit de ce pays doit alors s’appliquer aux respon-
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sabilités des parties, dans cette situation. Je ne prétendrai pas que le droit des États‑Unis peut encore s’appliquer aux rapports des parties.
Évidemment, pour déterminer s’il y a eu, oui ou non, déroutement déraisonnable, j’ai nécessairement consulté le droit des États-Unis d’Amérique. Me Scholl et Me Bissell ont tous deux commenté divers précédents sur ce sujet. Ils ont notamment cité l’arrêt Atlantic Mutual Insurers Company v. Poseidon Schiffahrt G.m.b.H.[3] un arrêt de la Cour d’appel des États‑Unis, 7e Circuit, 1963, dans lequel le Juge en chef Hastings, à la page 874, a adopté l’énoncé de la cour d’instance inférieure:
[TRADUCTION] Tous ces précédents indiquent que pareils «déroutements» importants constituent des violations fondamentales d’un contrat de transport, en vertu de la loi, que ce soit avant ou après l’adoption du Carriage of Goods by Sea Act.
J’ai cité cette affaire pour illustrer le résultat d’un déroutement déraisonnable. Je ne me préoccupe de savoir si les faits de cette affaire-là s’appliquent aux faits de l’espèce. Des indications semblables se retrouvent dans deux autres affaires citées par Me Scholl: Surrendera (Overseas) Private Limited v. S.S. Hellenic Hero, précitée, et United Nations Children’s Fund v. S.S. Nordstern[4]. J’accepte l’exposé de Me Scholl sur le droit des États‑Unis à ce sujet et je suis d’avis que le déroutement du Orient Trader, étant un déroutement déraisonnable, a causé une violation fondamentale du contrat qui a donné à l’appelante le droit de déclarer le contrat nul.
Un énoncé approprié sur l’effet du déroutement dans un texte anglais se trouve dans Carver, Carriage by Sea, 12e éd., (British Shipping Laws, vol. 3) page 626, où est cité Lord Wright dans Hain S.S. Co. v. Tate and Lyle[5]:
[TRADUCTION] La violation par le déroutement n’annule pas automatiquement le contrat exprès, car le propriétaire du navire pourrait alors se libérer de son propre contrat par sa propre faute. Elle ne touche pas non plus simplement les clauses d’exception, car il en
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résulterait que seules ces clauses seraient subordonnées à une condition interdisant le déroutement, une interprétation que je ne saurais justifier. L’événement relève du droit ordinaire des contrats. La partie qui est touchée par la violation a le droit de dire: «Je ne suis plus liée par le contrat, qu’il soit exprimé dans une charte-partie, dans un connaissement ou dans un autre acte».
Un autre énoncé se trouve dans Bartle, Introduction to Shipping Law, pages 101 et 102:
[TRADUCTION] L’effet du déroutement
Le déroutement, au sens où nous l’entendons, est une violation fondamentale du contrat de transport. Dans ces circonstances, l’affréteur ou le propriétaire de la cargaison a d’autres recours. Il peut résilier Se contrat ou il peut renoncer à son droit de résiliation pour violation et ainsi se limiter à une action en dommages-intérêts.
À mon avis, l’appelante, demanderesse devant cette Cour, a effectivement choisi d’accepter la répudiation du contrat par les Intimés et de déclarer le contrat nul. L’appelante a produit une déclaration écrite, dans laquelle elle prétend distinctement, au paragraphe 8, que les intimés avaient mis fin au contrat par leur action, et elle a par conséquent réclamé des dommage-intérêts pour la perte des marchandises. Dans ces circonstances, l’intimé ne pouvait plus se prévaloir des dispositions du contrat et sa position était réduite à celle d’un transporteur public. Me Scholl a cité Gilmour and Black, the Law of Admiralty, partie 2, page 119, où les auteurs commentent la responsabilité dans de telles circonstances:
[TRADUCTION] En vertu du droit général du transport maritime, le transporteur public de marchandises par mer est absolument responsable de leur arrivée en bon état, à moins que la perte ou le dommage ait été causé par le fait de Dieu ou d’un ennemi public, ou par un vice propre des marchandises ou la faute du chargeur — et (même lorsque la perte est due à l’une de ces causes) que le transporteur n’ait pas fait preuve de négligence ni commis quelque faute. La réserve stipulée mise à part, cette responsabilité ne reposait pas sur la faute. Pour faire sa preuve, le chargeur n’avait qu’à démontrer que le transporteur avait reçu les marchandises en bon état et qu’elles n’avaient pas été livrées ou qu’elles avaient été livrées en mauvais état. Si le transporteur ne pouvait
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démontrer qu’une des «exceptions» susmentionnées était la cause de la perte ou du dommage, il devait payer.
Il conviendrait d’étudier une série de précédents anglais sur le sujet. Dans l’arrêt Joseph Thorley Limited v. Orchis Steamship Company Limited[6], la Cour a étudié le cas où un transporteur avait dévié de la route décrite dans le connaissement, mais où les marchandises étaient arrivées sans dommage au port de Londres. Au cours du déchargement du navire dans le port de Londres, les débardeurs ont fait preuve de négligence en mélangeant de la terre toxique aux marchandises de la demanderesse, ce qui a eu pour effet de rendre les marchandises de la demanderesse inutilisables. Celle-ci a réclamé des dommages-intérêts et le transporteur a allégé une clause d’exception contenue dans le connaissement, laquelle exonérait les propriétaires du navire de toute responsabilité pour perte résultant, entre autres choses, de la négligence des débardeurs employés pour décharger le navire. On a statué que le déroutement avait causé la résiliation du contrat contenant le connaissement et que le propriétaire du navire défendeur ne pouvait se prévaloir de la clause d’exonération contenue dans ce connaissement.
Le Lord Juge Flecher Moulton a dit à la page 669:
[TRADUCTION] Les précédents démontrent que, pendant de nombreuses années, les Cours ont statué qu’un déroutement est un fait tellement grave et change à tel point la nature de la traversée projetée qu’un propriétaire de navire coupable de déroutement ne peut être considéré comme ayant exécuté ses obligations selon le contrat de connaissement, mais quelque chose de fondamentalement différent, et il ne peut donc pas se prévaloir des dispositions du connaissement qui sont en sa faveur. Quelle est sa position? Il a transporté les marchandises à destination et il a donc le droit de toucher une rémunération quelconque pour ce service dont les propriétaires des marchandises ont bénéficié. La position la plus favorable qu’il peut revendiquer est qu’il a transporté les marchandises à titre de transporteur public au prix convenu. Je ne dis pas qu’il aurait le droit d’être traité
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d’une façon aussi favorable dans toutes les circonstances, mais dans la présente affaire, la demanderesse ne conteste pas son droit d’adopter cette position. Cependant, il est toujours responsable envers la demanderesse du montant qu’elle s’est vu adjuger dans cette action.
De nombreuses années plus tard, la même question a encore été étudiée en Cour d’appel et, en appel de cette dernière Cour, à la Chambre des Lords dans Hain Steamship Company Ltd. v. Tate & Lyle Ltd.[7] Là encore, un transporteur, contrairement aux dispositions du connaissement, a dévié de la route qui y était indiquée, mais il a été rappelé à suivre cette route au cours de la traversée et, par la suite, en quittant San Domingo, un port où les dispositions de la charte-partie l’obligeaient à faire escale, il s’est échoué et le navire de même que la cargaison ont subi des dommages. La Cour d’appel a statué que le déroutement était injustifié et ce déroutement injustifié a annulé toutes les dispositions du connaissement ou de la charte-partie quant au privilège et à l’avarie commune. Il y a lieu de remarquer que le connaissement contenait une clause de déroutement très large.
Le Lord Juge Scrutton a dit:
[TRADUCTION] À moins qu’il soit possible de justifier le déroutement de 265 milles, il me semble que le propriétaire du navire ne peut se prévaloir de la protection d’aucune exception contenue au contrat ni réclamer les contributions d’avarie commune pour les sacrifices subis dans l’exécution de l’aventure commune, parce que l’aventure commune a été abondonnée par suite d’un acte inconciliable avec le contrat en vertu duquel l’aventure était exécutée. Sauf erreur, l’avocat du navire reconnaît que si la perte s’était produite alors que le «Tregenna» était en déroutement à proximité de l’île Inagua, il n’aurait eu aucune défense, mais il laisse entendre que quand le navire est revenu à la route prévue, à San Pedro, il n’était pas responsable d’une perte due à une cause non reliée au déroutement. À mon avis, la décision de cette Cour dans Joseph Thorley v. Orchis Company, (1907) 1 K.B. 660, est à l’encontre de cette prétention, à moins que le propriétaire du navire ne prouve
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que s’il n’y avait pas eu déroutement, la même perte se serait produite.
En Chambre des Lords, l’appel a été accueilli pour le motif que le chargeur, bien qu’il n’était pas l’endosseur des connaissements, avait renoncé au droit de s’opposer au déroutement. Par contre, Lord Atkin a parlé de la situation qui aurait résulté en l’absence de pareille renonciation et il a dit à la page 601:
[TRADUCTION] J’ose penser que la bonne façon d’envisager cette question est que le changement de voyage stipulé au contrat constitue une violation d’une nature tellement grave que si minime soit le déroutement, l’autre partie au contrat a le droit de considérer qu’il porte atteinte au fond même du contrat et de déclarer ne plus être liée par aucune de ses dispositions.
Et il a dit à la même page:
[TRADUCTION] La partie qui est touchée par la violation a le droit de dire qu’elle n’est plus liée par le contrat, qu’il s’agisse d’une charte-partie, d’un connaissement ou d’un autre acte. Elle peut évidemment réclamer ses marchandises du navire; la question de savoir si elle sera tenu de payer quelque rémunération pour le transport et quelle serait cette rémunération, ne se pose pas, je crois, dans la présente affaire, pour les motifs que je donnerai plus tard: mais je suis convaincu qu’une fois qu’elle décide de considérer que le contrat a pris fin, elle n’est plus liée par l’engagement de payer le prix convenu pas plus que par ses autres engagements. Mais, d’autre part, tout comme elle peut décider de considérer que le contrat a pris fin, elle peut décider de considérer que le contrat subsiste: si elle prend cette dernière décision en connaissant ses droits, elle doit être considérée comme étant liée, conformément au droit général des contrats.
Lord MacMillan était membre de la Chambre des Lords qui a étudié l’appel et il a expressément souscrit à l’avis de Lord Atkin. Lord Wright a rendu d’autres motifs dans ce sens et il a en fait cité et accepté les motifs que le Lord Juge Fletcher Moulton a prononcés dans l’arrêt Thorley cité plus haut.
Après cette décision, la Chambre des Lords a
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entendu l’appel interjeté dans l’affaire Heyman v. Darwins Ltd.[8] Il convient de remarquer que Lord MacMillan et Lord Wright ont tous deux siégé à la Chambre qui a entendu cet appel et, comme je l’ai signalé, tous deux ont effectivement entendu l’affaire Hain v. Tate & Lyle. Dans cette affaire-là, le contrat écrit ne portait pas sur une question maritime, mais sur la vente d’acier faite par l’intimé par l’entremise d’une agence des appelants. Les parties étaient tellement en désaccord quant à l’exécution de ce contrat, que l’intimée a avisé les appelants de ce qui suit:
[TRADUCTION] En vertu de notre contrat avec vous, vous êtes responsables de ces réclamations et nous ne pouvons donc vous faire d’autres versements avant d’être assurés qu’aucune réclamation semblable ne sera faite ou que toutes celles qui ont été faites ont été réglées.
Un peu plus tard, l’intimée avisait les appelants de ce qui suit:
[TRADUCTION] Dans les circonstances, nous proposons d’annuler l’entente au complet ou de négocier un autre arrangement de nature à satisfaire toutes les parties intéressées.
Les avocats des appelants ont interprété cet avis comme une répudiation de l’entente et ils ont émis un bref alléguant que l’intimée avait répudié l’entente et demandant des dommages‑intérêts sous différents chefs.
Une des dispositions de l’entente stipulait que tous les litiges en découlant devaient être réglés par arbitrage et l’intimée a donc demandé et obtenu en Cour d’appel une ordonnance de surseoir à l’action et cette cour a statué que la clause d’arbitrage s’appliquait. Les motifs de Lord MacMillan n’ont trait qu’à la question des clauses d’arbitrage et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses paroles à la page 373. La déclaration du savant Lord Juge, pages 374 et 375, semble l’indiquer très clairement:
[TRADUCTION] Il reste à traiter de la difficulté soulevée par les dicta de Lord Shaw et de Lord Haldane que j’ai cités plus haut. On prétend qu’il ne convient pas de permettre à une partie à un contrat qui a
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refusé d’exécuter les obligations lui incombant en vertu de ce contrat d’exiger en même temps que soit observée une clause d’arbitrage insérée dans le contrat. La doctrine du choix entre l’acceptation et le refus est censée interdire cette pratique. Je reconnais qu’il semble y avoir un dilemme, mais en toute déférence j’ose penser qu’il est fondé sur une fausse interprétation. La solution se trouve dans la distinction que je me suis efforcé de faire entre la clause d’arbitrage d’un contrat et les obligations que les parties se sont engagées à exécuter l’une envers l’autre. Je ne puis rien voir de choquant ou d’incompatible en droit dans la conduite d’un homme d’affaires qui dit à un autre qu’il est désolé de se voir dans l’incapacité d’effectuer ses livraisons en vertu d’un contrat passé entre eux et qui en même temps demande à l’autre partie de se joindre à lui pour soumettre la question à un arbitre en vertu d’une clause d’arbitrage contenue dans leur contrat pour déterminer l’indemnité qu’il doit payer pour sa défaillance. Les parties ont toutes deux convenu que tous les litiges entre eux seront réglés par leur propre tribunal. La question des conséquences qui découlent d’un manquement, y compris d’un manquement total, aux obligations de l’une des parties, est un de ces litiges que les deux parties ont convenu de soumettre à l’arbitrage. Il ne s’agit pas d’une affaire où l’une des parties refuse d’exécuter les obligations qu’elle a contractées envers l’autre partie, tout en exigeant que les obligations contractées envers elle soient exécutées. Comme je l’ai dit, la clause d’arbitrage n’est pas une disposition qui avantage l’une ou l’autre partie. Par conséquent, je suis d’avis que la doctrine du choix entre l’acceptation et le refus n’empêche pas une partie à un contrat qui a refusé de continuer à exécuter ses obligations envers l’autre partie d’invoquer la clause d’arbitrage contenue dans le contrat aux fins de régler toutes les questions auxquelles la violation a donné lieu. A cet égard, je suis parti de la supposition que les termes de la clause d’arbitrage étaient assez larges pour s’appliquer au litige.
J’insiste sur la phrase «Il ne s’agit pas d’une affaire où l’une des parties refuse d’exécuter les obligations qu’elle a contractées envers l’autre partie, tout en exigeant que les obligations contractées envers elle soient exécutées». Je ne puis faire de distinction entre les obligations qu’une partie doit exécuter et les exonérations auxquelles une partie a droit lorsque ces obligations et ces exonérations découlent des disposi-
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tions d’un contrat qui a été répudié par une des parties, cette répudiation ayant été acceptée par l’autre partie.
Ayant déjà déterminé que, dans l’exécution de ce contrat maritime, il y avait eu un déroutement déraisonnable à l’égard duquel le chargeur n’avait pas renoncé à ses droits, je suis d’avis qu’il en résulte en droit que le contrat a pris fin et, toutes dispositions de procédure relatives au règlement de l’indemnité mises à part, aucune partie ne peut se prévaloir des dispositions de ce contrat. Je suis d’avis que l’appelante n’est liée ni par les dispositions du fire statute des États-Unis d’Amérique ni par les dispositions relatives à la loi qu’il faut appliquer pour interpréter le contrat. Comme je l’ai dit, le contrat a été résilié et, par conséquent, la clause de la «loi applicable» n’a plus effet.
Tel que démontré dans les précédents que j’ai cités plus haut et qui ont tous été mentionnés par les experts au procès, le transporteur doit par conséquent être considéré comme un assureur absolument responsable de l’arrivée des marchandises en bon état à moins que la perte ou le dommage aux marchandises ait été causé par le fait de Dieu ou d’un ennemi public, par un vice propre des marchandises ou par la faute du chargeur. La question de savoir si le contrat a été résilié ou répudié ou encore, si l’on y a mis fin, quelle que soit l’expression employée dans les divers arrêts, je l’ai résolue en me reportant au droit des États-Unis; mais une fois décidé que le contrat a pris fin, je considère que la clause du «droit applicable» n’a plus d’effet.
Quelle est donc la loi du contrat, c’est-à-dire, le contrat implicite, qui rend le transporteur responsable comme assureur? Cette question est purement théorique parce que les précédents que j’ai cités démontrent que la loi des États-Unis et celle du Royaume-Uni, d’où est tirée la loi canadienne, imposent au transporteur la responsabilité d’un assureur sous réserve des exceptions précitées. Les intimés ne peuvent se prévaloir de ces exceptions quant à la responsabilité de l’assureur et ils sont donc responsables de la perte subie par l’appelante. Dans la déclaration écrite, le montant de la perte a été fixé à
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$21,686.78 et, pendant tout le procès, les parties ont admis qu’il s’agissait d’un montant convenu.
Le Juge en chef Wells a rejeté la réclamation de l’appelante pour ce montant et il a adjugé aux intimés la somme de $112,367.48 quant à leur demande reconventionnelle. Je reviendrai sur ce point. Le savant Juge en chef a exercé son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’accorder un intérêt sur ce montant, compte tenu du retard avec lequel la demande reconventionnelle a été présentée. En cette Cour, dans l’arrêt Canadian General Electric Company Ltd. c. Pickford and Black Limited[9], le Juge Ritchie, qui a rendu jugement au nom de cette Cour, a adopté l’avis exprimé par M. le Juge A.K. MacLean, siégeant comme Président de la Cour de l’Échiquier dans l’affaire The Pacifico v. Winslow Marine Railway and Shipbuilding Company[10], page 167:
[TRADUCTION] Le principe adopté par la Cour d’amirauté, statuant en equity, énoncé par Sir Robert Phillimore dans The Northumbria (1869) 3 A. & E. 5, et tiré du droit civil, est que le créancier a toujours droit aux intérêts lorsque le débiteur a différé le paiement, que l’obligation résulte d’un contrat ou d’un délit. Il semble que le point de vue adopté par la Cour d’amirauté a été que la personne responsable d’une dette ou de dommages, ayant retenu la somme à payer au demandeur, devrait être considérée comme l’ayant reçue pour le compte de celui à qui le principal est payable. Les dommages et les intérêts, en vertu du droit civil, sont la perte qu’une personne a subie ou le gain qu’elle a manqué de réaliser. Les motifs sont, je crois, nombreux et manifestes de faire prévaloir, dans des affaires comme celle-ci, un principe différent de celui qui s’applique aux affaires commerciales ordinaires. Je crois que, dans l’exercice de la juridiction d’equity de cette Cour, étant donné que la Cour d’amirauté a toujours jugé selon des principes différents et dissemblables de ceux dont les principes de la common law paraissent tirés, le demandeur en la présente affaire a droit aux intérêts accordés par la cour de première instance, dans son ordonnance formelle de jugement.
et il a déclaré:
Il est donc bien établi qu’il y a une nette distinction entre la règle appliquée dans les cours de common
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law et celle qui l’est en amirauté quant à l’accueil d’une demande d’intérêts comme partie intégrante des dommages-intérêts adjugés.
Cette Cour a donc rejeté la requête visant à faire modifier le rapport du registraire par l’abrogation de la disposition adjugeant à l’appelante un intérêt à compter de la date à laquelle la cargaison aurait dû être livrée. En appliquant le même principe, j’adjugerais un intérêt sur la somme de $21,686.78 à compter du 20 juillet 1965, date à laquelle la cargaison aurait dû être livrée au port de Toronto.
J’aborde maintenant la question de la demande reconventionnelle visant le règlement d’avarie commune. Cette demande reconventionnelle a été présentée en vertu des dispositions de l’article 15 du contrat passé entre les parties, le connaissement. L’article 15 se lit comme suit:
[TRADUCTION] 15. En cas d’accident, danger, dommages ou sinistre avant ou après le début de la traversée, pour quelque cause que ce soit, du fait ou non d’une négligence, des conséquences desquelles le transporteur n’est pas responsable en vertu de la loi, du contrat ou autrement, les marchandises, les expéditeurs, les destinataires ou les propriétaires des marchandises contribueront avec le transporteur aux avaries communes pour le paiement de toute vente à perte, perte ou dépense encourue, entrant dans le cadre des avaries communes, qui pourront se produire ou être engagées et paieront l’indemnité de sauvetage et les frais particuliers qui seront supportés à raison des marchandises.
Si un navire effectuant le sauvetage appartient au transporteur et est mis en service par celui-ci, l’indemnité de sauvetage doit être payée intégralement comme si ledit ou lesdits navires effectuant le sauvetage appartenaient à des tiers. Le dépôt que le transporteur ou ses agents peuvent considérer suffisant pour couvrir la contribution prévue des marchandises et tous frais de sauvetage et frais spéciaux s’y rapportant sera fait, s’il est requis, par les marchandises, les expéditeurs, les destinataires ou les propriétaires des marchandises au transporteur avant la livraison.
Le Juge en chef Wells ayant conclu qu’il n’y avait pas eu déroutement déraisonnable, conclusion que, respectueusement, je ne partage pas, et, par conséquent, que le contrat passé entre les parties restait en vigueur, a adjugé aux inti-
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més, à l’égard de leur demande reconventionnelle, le règlement intégral de la perte d’avarie commune calculée conformément aux dispositions de l’article 15. Comme je l’ai dit, j’ai conclu qu’un déroutement déraisonnable avait effectivement eu lieu, et par conséquent, le contrat a pris fin au moment de ce déroutement déraisonnable, c’est-à-dire lorsque la décision de faire route vers Ashtabula avec l’étain de l’appelante toujours à bord a été communiquée à Taylor, l’agent de l’appelante.
L’effet légal de cette situation a été exposé par les savants auteurs dans Lowndes and Rudolph on General Average, 9e éd., par. 71:
[TRADUCTION] Les effets légaux d’un déroutement sont plus étendus que ceux de toute autre violation du contrat d’affrètement. En ce qui concerne la contribution d’avarie commune, nous sommes d’avis que le déroutement, à moins qu’il ne soit justifié ou ratifié, annule tout droit à contribution, soit en vertu des Règles d’York et d’Anvers, soit en vertu du droit commun, parce que les intéressés n’étaient pas volontairement parties à la nouvelle aventure constituée par le déroutement et ne pouvaient avoir convenu, expressément ou implicitement, de contribuer aux pertes découlant de cette aventure.
Le Lord Juge Scrutton, dans l’arrêt Tate & Lyle Ltd. v. Hain Steamship Co. Ltd., précité, a dit, page 131:
[TRADUCTION] Supposons qu’un déroutement se produit avant ou au moment de la perte causée par les périls de la mer. Un effet de ce déroutement serait que l’assureur est déchargé de toute responsabilité. Il n’avait pas assuré le déroutement. Aussi, le propriétaire de la cargaison pourrait poursuivre le propriétaire du navire pour la perte causée par les périls de la mer, le contrat du connaissement ayant été annulé du fait du déroutement et le propriétaire du navire ne pouvant se prévaloir de l’exception des «périls de la mer». Il s’ensuivrait également que ni le propriétaire du navire ni d’autres propriétaires de cargaison ne pourraient poursuivre ce propriétaire de cargaison car ils n’étaient pas parties, en vertu d’une entente, à l’aventure après le déroutement. Le fond même de la contribution d’avarie commune, «l’aventure commune», est disparu par suite du déroutement.
Ce point de vue paraît être le droit applicable en Angleterre et au Canada.
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En rendant son témoignage d’expert sur le droit des États-Unis au cours du procès, Me Scholl a cité l’arrêt Tate & Lyle Ltd. v. Hain Steamship Co. Ltd., tel qu’il avait été commenté dans Robinson on Admiralty Law, page 772, et ensuite, en réponse à l’avocat de l’appelante, il a dit:
[TRADUCTION] L’arrêt cité dans le texte est Court of Appeal 1934, publié à 49 Lloyds, 123 et 39 Commercial Cases, 259; de toute évidence, il ne s’agit pas d’une affaire américaine. Mais, je crois qu’il s’agit là du droit applicable aux États-Unis et le fond même de l’avarie commune est le même, l’aventure commune, l’aventure commune dans la traversée.
(Le souligné est de moi)
Je suis donc d’avis que la demande reconventionnelle des intimés doit échouer et je la rejetterais.
Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de l’appelante, j’adjugerais à l’appelante la somme de $21,686.78 avec intérêt à compter du 20 juillet 1965 et je rejetterais l’appel incident des intimés. L’appelante a droit à ses dépens dans toutes les Cours. L’appel incident devrait être rejeté sans dépens.
LE JUGE PIGEON — Les faits de la présente affaire sont exposés dans les motifs de mon collègue le Juge Spence, que j’ai eu l’avantage de lire. Je ne suis pas sans nourrir quelque doute quant à sa conclusion sur le caractère déraisonnable du déroutement. Cependant, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de prendre une position ferme sur ce point, car il me paraît que, de toute manière, l’intimé a le droit de se prévaloir du Fire Statute des États-Unis.
Pour refuser au transporteur de la cargaison la protection du Fire Statute, on allègue que le déroutement constitue une violation fondamentale du contrat qui a mis l’intimé dans la position d’assureur de la cargaison. C’est peut-être juste en common law, mais en l’espèce, cette Cour doit examiner un contrat régi par le droit des États-Unis en vertu d’une stipulation expresse. C’est conformément au droit des États-Unis, prétend-on, que le déroutement constitue une violation du contrat, même si une clause de
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celui-ci est censée l’autoriser. Vu que, en vertu du droit applicable au contrat, le déroutement doit être considéré comme une violation, l’autre question, celle de savoir si une telle violation donne droit à une indemnisation, indépendamment du moyen de défense fourni par le Fire Statute, doit, à mon avis, être étudiée en vertu du droit des États-Unis, car elle se rapporte à la substance des recours disponibles en vertu du contrat et, par conséquent, doit être décidée conformément au droit applicable au contrat. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un délit commis au Canada, mais d’une violation de contrat. Des précédents déterminants indiquent que toutes les questions quant au fond relatives à une violation de contrat sont régies par le droit applicable au contrat. Dans l’arrêt Livesley c. Horst[11], M. le Juge Duff a dit au nom de cette Cour (pages 607 et 608):
[TRADUCTION] En principe, il est difficile de trouver un motif solide de refuser de classer les droits aux dommages-intérêts pour violation de contrat parmi les autres droits découlant de la loi applicable au contrat et qui sont reconnus et exécutoires comme tels.
Lorsque des droits sont acquis en vertu des lois de pays étrangers (comme l’a dit le Lord Juge Turner dans l’arrêt Hooper v. Gumm, 1866, 2 Ch. App. 282, p. 289), la loi de notre pays reconnaît ces droits et leur donne effet, à moins que le résultat aille à l’encontre de la loi ou de l’ordre public de notre pays.
L’exception a une application très étendue et elle exclut, entre autres choses, la procédure, parce que le droit anglais ne reconnaît aucun droit acquis dans le domaine de la procédure, et une partie qui invoque la juridiction de certains tribunaux doit en suivre la procédure. A cet égard, la procédure aussi a une acception très large et comprend les actes de procédure, les dépositions, les méthodes d’exécution, les règles de prescription concernant le recours et la décision de la Cour relativement au genre de redressement qui peut être accordé au plaideur. Mais elle ne s’étend évidemment pas aux droits de fond; et ici les questions relatives aux droits de fond englobent toutes les questions ayant trait à la «nature et à l’étendue de l’obligation» en vertu du contrat étranger. Fergusson c. Fyffe (1840, 8 Cl. & F. 121, page 140), par le Lord Chancelier Cottenham.
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Il est très important de remarquer que ce n’est pas à la convention étrangère que le droit anglais donne effet mais, comme le suggèrent les mots du savant juge dont le jugement est cité, au droit civil ou légal découlant du contrat. Comme le Juge Willes l’a déclaré dans Phillips v. Eyre (1870 L.R. 6 Q.B. 1, page 28), le droit d’ester en justice naît de la loi qui régit le contrat.
Une décision semblable a été rendue dans l’arrêt D’Almeida Araujo Lda. v. Sir Frederick Becker & Co. Ltd.[12], dont le résumé se lit comme suit:
[TRADUCTION] Dans une action en dommages-intérêts pour violation d’un contrat régi par une loi étrangère, les questions relatives au caractère indirect des dommages sont régies par la loi applicable au contrat tandis que la mesure des dommages qui, aux termes de la loi applicable, ne sont pas trop indirects, est régie par la loi du for.
La demanderesse s’est engagée par un contrat dont la loi applicable est la loi portugaise, à vendre 500 tonnes d’huile de palme à la défenderesse. Par suite d’une violation de la part de la défenderesse, la demanderesse a elle-même violé un contrat passé avec un tiers, violation dont elle doit indemniser ce tiers. Dans l’action en dommages-intérêts pour violation de contrat intentée par la demanderesse, la question de savoir si la demanderesse avait le droit d’être indemnisée par la défenderesse pour dommages-intérêts se rattache à la question du caractère indirect des dommages, qui doit être décidée selon la loi portugaise.
L’arrêt Livesley c. Horst (1924) R.C.S. (Can.) 605 a été considéré.
Dans Dicey & Morris, Conflict of Laws, 8e éd., 1967, page 773, on lit ce qui suit:
[TRADUCTION] Qu’un contrat donne lieu à une demande d’exécution ou à une demande en dommages-intérêts, qu’en cas de violation, l’autre partie ait le droit de résiliation, qu’un intérêt soit payable sur une dette — toutes ces questions doivent, si on les analyse bien, être considérées comme touchant les droits et obligations qui découlent du contrat. Il est clair que, selon l’avis des cours anglaises, l’obligation de payer un intérêt contractuel et le taux de cet intérêt sont déterminés par la loi applicable, et la loi qui s’applique au contrat s’applique aussi à la question du «caractère indirect des dommages». Les règles qui indiquent «quel genre de perte résultant effective-
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ment d’une…violation de contrat peut faire l’objet de poursuites» relèvent du droit régissant le fond. «En principe, il est difficile de trouver un motif solide de refuser de classer le droit aux dommages-intérêts pour violation de contrat parmi les autres droits découlant de la loi applicable au contrat et qui sont reconnus et exécutoires comme tels».
Dans l’arrêt Richardson & Sons Ltd. c. S.S. Burlington[13], le Juge Cannon a dit au nom de la majorité en cette Cour (page 79):
[TRADUCTION] Si un contrat de transport devait être régi par la loi du pays de destination parce que le dernier acte du contrat, la livraison, doit y être exécuté, qu’arriverait-il si on expédiait ensemble des marchandises ayant plusieurs destinations, dans différents pays? Il est inconcevable que le contrat de transport doive être régi par les lois des différents pays de destination. Le transport ne doit et ne peut être régi que par une seule loi qui donne au contrat, une fois pour toutes, les privilèges, obligations et immunités qui lui sont propres.
Dans l’arrêt Heyman v. Darwins, Ltd.[14], Lord Macmillan dit (pages 373 et 374):
[TRADUCTION] La répudiation, entendue dans le sens du refus d’une des parties à un contrat d’exécuter les obligations y stipulées, n’annule pas en soi le contrat. Le contrat n’est pas résilié. Il est clair qu’il ne peut être résilié par l’action d’une seule des parties. Mais même si l’autre partie donne son consentement à la prétendue répudiation ou l’accepte, le contrat ne prend pas fin pour autant. La partie lésée a toujours le droit d’intenter une action en dommages-intérêts en vertu du contrat qui a été rompu et l’évaluation des dommages-intérêts est fondée sur ce contrat. Dans ces cas, il est inexact de parler de répudiation. Le contrat subsiste, mais une des parties a refusé de remplir son engagement. Il s’est produit ce que l’on appelle une violation totale ou une violation qui porte atteinte au fond même du contrat et qui libère l’autre partie de toute autre obligation d’exécuter l’engagement que, de son côté, elle a pris. Dans les circonstances, pourquoi devrait-on dire que la clause d’arbitrage, si le contrat en contient une, est devenue inopérante ou inapplicable? Une violation partielle ne rend pas la clause d’arbitrage inopérante. Pourquoi une violation totale l’annulerait-elle? La répudiation ne visant pas le contrat mais les obligations prises par une des parties, pourquoi faudrait-il conclure à la
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répudiation de la clause d’arbitrage de telle sorte qu’on ne pourrait plus l’invoquer pour régler les litiges résultant de la répudiation…
Par conséquent, je suis d’avis que ce qu’on appelle communément une répudiation ou une violation totale d’un contrat, que l’autre partie y ait consenti ou non, n’annule pas le contrat, mais peut dispenser la partie lésée de continuer de remplir les obligations qu’elle s’est engagée, en vertu du contrat, à remplir envers l’auteur de la répudiation. Le contrat n’est pas annulé, mais les parties peuvent cesser de remplir les obligations qu’elles ont l’une envers l’autre. Le contrat subsiste aux fins d’apprécier les réclamations découlant de la violation et la clause d’arbitrage subsiste aux fins de déterminer le mode de leur règlement. Les fins du contrat ne se sont pas réalisées, mais la clause d’arbitrage n’est pas l’une des fins du contrat.
En l’espèce, il est clairement établi qu’en vertu de la loi des États-Unis, un déroutement déraisonnable ne prive pas un transporteur de la protection du Fire Statute. Dans ses motifs, le juge de première instance a cité l’exposé suivant du témoin expert Bissell:
[TRADUCTION] J’estime, en admettant que le déroutement ait été injustifié, que les requérants ne peuvent néanmoins rentrer dans leurs pertes, étant donné qu’ils n’ont pas rapporté la preuve d’un lien de causalité entre ledit déroutement et l’incendie.
L’opinion la plus récente d’une Cour d’appel à ce sujet peut être trouvée dans l’affaire Globe & Rutgers Fire Ins. Co. c. États-Unis, 2 Cir., 105 F. 2e 160. Dans cette affaire, le juge de circonscription Augustus N. Hand, en confirmant une décision suivant laquelle le Fire Statute privait du droit à remboursement, déclarait à la page 166 de 105 F. 2e:
On prétendait aussi que le Zaca s’était dérouté en raison du retard injustifié avec lequel il avait pris la mer à Norfolk et du fait qu’il s’était écarté de sa route habituelle en faisant escale à St-Thomas, ce qui avait eu pour effet de faire perdre au propriétaire du navire le bénéfice du Fire Statute. On n’a pas établi de lien de causalité entre le déroutement, s’il y en a eu un, et l’incendie, et cet argument est donc réfuté par la décision que nous avons rendue dans The Ida 2 Cir., 75 F. 2e, 278. Voir Earle & Stoddart c. (Ellerman’s) Wilson Line, 287 U.S. 420, 53 S.Ct. 200, 77 L. Ed. 403.
Ceci établit à mon sens une jurisprudence suivant laquelle l’ayant droit sur la cargaison a la charge, pour établir qu’un déroutement prive le navire des limita-
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tions qui résultent du Fire Statute, de faire la preuve qu’il a existé un lien quelconque de causalité entre le déroutement et l’incendie. Si la charge de la preuve avait incombé à l’autre partie, le tribunal aurait dit «il a été établi qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre le déroutement, s’il y en a eu un, et l’incendie». Il est manifeste que le choix des mots n’était pas fortuit si l’on considère que, dans un exposé complet des faits, on ne mentionnait, au nom du bateau, aucune preuve que l’éclatement d’un tuyau d’alimentation de mazout et l’incendie qui a éclaté en conséquence à bord du navire dans le havre de Port of Spain, à la Trinité, où le navire avait relâché au cours d’une traversée de Norfolk au Rio de la Plata, n’avaient aucun lien de causalité avec l’escale à Port of Spain. En d’autres termes, il n’y est pas question d’une preuve que le tuyau d’alimentation de mazout aurait éclaté même si ce déroutement n’avait pas eu lieu.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Quant au pourvoi incident de l’intimé, je suis d’avis de l’accueillir avec dépens et d’allouer l’intérêt sur la réclamation d’avarie commune à compter de la date du règlement d’avarie commune jusqu’à la date du jugement pour les motifs énoncés par M. le Juge Laskin, dont je partage aussi l’avis quant à l’application et à l’effet de la loi des États-Unis.
LE JUGE LASKIN — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Spence et je pense comme lui que dans cette affaire, il y a eu déroutement déraisonnable par le transporteur intimé, non pas à cause de sa décision de faire relâche dans le port de Toronto (l’appelante y avait consenti), mais à cause de son autre décision, à laquelle l’appelante s’opposait, de se rendre à Ashtabula (Ohio) avec la cargaison de l’appelante toujours à bord et de là, de faire transporter cette cargaison par camion à Hamilton (Ontario), son port de destination en vertu des connaissements. Cependant, je suis en désaccord avec mon collègue le Juge Spence quant aux conséquences de cette grave violation de contrat, compte tenu de ce que je considère être le droit applicable dans la détermination de l’existence de la violation précitée et de ses
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effets: voir Morris, The Conflict of Law (1971), pp. 250 et suivantes et 462 et suivantes; Livesley c. Horst[15], page 607.
Les connaissements stipulaient non seulement qu’ils étaient exécutoires sous réserve des dispositions du Carriage of Goods by Sea Act des États-Unis et que le transporteur devait pouvoir se prévaloir, notamment, de la loi dite Fire Statute, 46 United States Code, article 182, mais encore qu’à moins de stipulation contraire (cette réserve ne s’applique pas en l’espèce), [TRADUCTION] «le présent connaissement sera interprété en conformité du droit des États-Unis d’Amérique». A mon avis, cela signifie que la loi des États-Unis doit régir les contrats de transport en l’espèce ou, pour employer l’expression usuelle, que le droit applicable à ces contrats est le droit des États-Unis. A mon avis, ceci signifie que le droit aux dommages-intérêts, s’il y a lieu, et les réclamations en dommages-intérêts sont régis par le droits des États-Unis autant que l’est la question de la violation fondamentale découlant du déroutement déraisonnable.
Les parties à un contrat ont le droit, sous réserve de restrictions qu’il n’est pas nécessaire d’exposer en l’espèce, de choisir la loi qui régira l’interprétation et l’application des conditions de leur convention. Puisque la loi choisie, celle des États-Unis, traite effectivement de la responsabilité pour dommages découlant d’une violation fondamentale d’un contrat dont les parties contractantes ont entrepris l’exécution, rien ne justifie la prétention qu’une violation fondamentale a pour effet non seulement d’écarter cette loi, mais aussi d’introduire les règles de fond du tribunal compétent. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de décider cette question en l’espèce, je ne crois pas qu’il s’ensuive automatiquement que la loi du for devienne la loi applicable pour déterminer les droits et les obligations des parties contractantes si un contrat, à l’origine assujetti à une loi étrangère ou régi par elle, est censé avoir perdu son effet par suite d’une violation fondamentale. Les circonstances de l’espèce peuvent laisser supposer une autre conclusion.
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Le déroutement déraisonnable n’a pas, en soi, mis fin aux contrats de transport; il a donné à l’appelante le droit de les annuler ou de les résilier et, en même temps, d’intenter une action en dommages-intérêts, la résiliation et les dommages-intérêts étant subordonnés aux dispositions de la loi appropriée. L’incendie qui a causé la perte pour laquelle l’appelante réclame des dommages-intérêts, a pris naissance après que le transporteur eut décidé de pousser jusqu’à Ashtabula, mais avant que le navire eût effectivement quitté le port de Toronto. Par conséquent, s’appuyant sur le Fire Statute, les intimés soutiennent simplement qu’à moins que les propriétaires de la cargaison puissent prouver que l’incendie ne se serait pas produit sans le déroutement déraisonnable, ils sont à l’abri de toute responsabilité. La prétention de l’appelante est double: premièrement, la violation fondamentale résultant du déroutement déraisonnable lui a donné le droit de se soustraire à tout le contrat et de soumettre le transporteur à la responsabilité d’assureur d’un transporteur public selon les règles de la common law (celles qui sont applicables aux États-Unis ou au Canada); ou, subsidiairement, si le droit des États-Unis, y compris le Fire Statute, est applicable, alors il n’est pas nécessaire que le propriétaire de la cargaison établisse que l’incendie résulte du déroutement déraisonnable puisque cette condition a cessé d’exister lorsque l’incendie s’est déclaré après une violation fondamentale commise par le transporteur.
Le Fire Statute, adopté la première fois en 1851, se lit comme suit:
[TRADUCTION] Aucun propriétaire de navire ne sera tenu de répondre à quiconque ni de dédommager quiconque pour une perte ou un dommage qui peut survenir à quelque marchandise expédiée, prise en charge ou mise à bord de son navire et qui résulte ou provient d’un incendie du navire ou à bord de celui-ci, à moins que cet incendie ne soit imputable à la volonté ou à la négligence de ce propriétaire.
Une disposition semblable se trouve à l’article 4(2)b) du Carriage of Goods by Sea Act des États-Unis tel qu’il a été adopté en 1936; elle exonère non pas le propriétaire mais le transporteur ou le navire de la responsabilité des pertes
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ou dommages résultant ou provenant d’un incendie à moins que l’incendie ne soit causé par le fait ou la faute du transporteur. Cependant, «transporteur» est défini comme étant le propriétaire ou l’affréteur et le témoignage d’expert établit que «la volonté ou la négligence du propriétaire» en vertu du Fire Statute a la même signification que «le fait ou la faute» du propriétaire en vertu du Carriage of Goods by Sea Act. En l’espèce, il suffit de se reporter au Fire Statute pour les questions en litige.
Il n’a pas été allégué en l’espèce que l’incendie qui s’est produit résultait «de la volonté ou de la négligence» du propriétaire du navire. Le juge de première instance, le Juge Wells, Juge de District en Amirauté, a tiré deux conclusions qui portent sur les questions de droit soulevées en cette Cour. Premièrement, il a statué qu’aucune preuve n’avait été fournie quant à l’origine de l’incendie et, deuxièmement, que le retard dans le déchargement de la cargaison à Toronto n’était pas une cause de l’incendie. La seconde conclusion se rapportait à l’allégation de l’appelante qui, comme le juge de première instance l’a comprise, laissait entendre que le glissement de quelques barrots de pont, après un déchargement partiel, avait retardé le déchargement et finalement motivé la décision de se rendre à Ashtabula et, de plus, que l’incendie s’était produit à cause de ce retard.
Bien que ses motifs ne soient pas explicites à ce sujet, je crois qu’il découle des observations du juge de première instance qu’à son avis, il n’y avait aucun rapport de cause à effet entre l’incendie et le déroutement résultant de la décision de rallier Ashtabula. La question du rapport de cause à effet lorsqu’un incendie se produit après un déroutement déraisonnable a été soulevée dans Haroco Co., Inc. v. The Tai Shan[16], bien que, dans cette dernière affaire, il ait été statué d’après les faits que le déroutement vers le port où l’incendie s’est produit était raisonnable. Par contre, à supposer qu’il était déraisonnable, le juge de première instance,
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dont l’opinion a été confirmée sans plus en appel à la Second Circuit Court of Appeals, a statué qu’il n’avait pas été établi que le navire, en prenant une route directe, se serait rendu à destination avant la date de l’incendie.
En l’espèce, la présence du navire dans le port de Toronto n’allait pas à l’encontre des dispositions du contrat de transport. Il est arrivé à Toronto dans la soirée du 17 juillet 1965 et le déchargement de la cargaison a commencé le jour suivant. La cargaison de l’appelante, 50 tonnes d’étain, était arrimée sous des balles de caoutchouc devant être livrées à Ashtabula (Ohio) et il fallait au moins enlever une partie de la cargaison de caoutchouc pour parvenir à l’étain. On a décidé, avec le consentement de l’appelante, de décharger l’étain à Toronto et de le transporter par camion à Hamilton. Les arrimeurs qui déchargeaient la cargaison avaient enlevé assez de caoutchouc le 20 juillet 1965 pour libérer la cargaison d’étain et avaient déchargé environ cinq tonnes d’étain lorsqu’ils ont refusé de continuer à cause de conditions de travail dangereuses, jugées telles par un inspecteur de sécurité et résultant du glissement d’un barrot de pont. Cet arrêt de travail s’est produit vers midi le 20 juillet 1965 et le transporteur a décidé de se rendre à Ashtabula, décision qui a été communiquée à l’appelante le 21 juillet 1965 environ deux heures et demie avant qu’un incendie se déclare dans la cale n° 4 du navire, cet après-midi-là. J’ai déjà fait remarquer que l’appelante s’était opposée à la décision de se rendre à Ashtabula, décision qui, compte tenu des circonstances constituait un déroutement déraisonnable.
On a estimé qu’il faudrait de quatre à dix jours pour que l’étain parvienne à Hamilton à partir du départ du navire de Toronto jusqu’au déchargement à Ashtabula. Il a aussi été établi qu’une fois enlevé le caoutchouc arrimé sur l’étain (on a calculé que ce travail prenait environ quinze heures), il ne faudrait que deux heures pour décharger 50 tonnes d’étain. Il est évident que cette preuve n’est pas étrangère à la question du caractère raisonnable du déroutement projeté, mais je n’estime pas qu’elle nous
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aide à déterminer la question du rapport de cause à effet entre le déroutement déraisonnable en l’espèce et l’incendie subséquent. L’existence du rapport de cause à effet ne résulte pas simplement de la coïncidence d’événements qui se suivent sans qu’il soit raisonnablement possible de prévoir que le premier, un acte volontaire, puisse être suivi de l’autre qui est accidentel et qui ne découle d’aucune faute. Voir un rapport de cause à effet entre un déroutement et un désastre subséquent, comme dans le cas où le déroutement a lieu dans une région d’ouragan, et alléguer un tel rapport lorsque, l’ordre du déroutement ayant été donné et les préparatifs du départ ayant été faits, un incendie d’origine inconnue détruit le navire, sont deux choses différentes.
La question de droit qui se pose dans les circonstances est de savoir s’il faut néanmoins écarter les conditions déterminantes du Fire Statute (une fois exclue la volonté ou la négligence du propriétaire) à cause de la violation fondamentale attribuable au propriétaire, bien qu’il n’y ait aucun rapport de cause à effet entre la violation en question et l’incendie subséquent. Si la question était de savoir si le propriétaire visé pouvait opposer une disposition restrictive ou libératoire du contrat à une violation fondamentale absolue, l’appelante aurait sans aucun doute gain de cause vu la force probante des témoignages d’expert déposés en l’espèce quant à la loi des États-Unis. Mais la question à décider est d’un autre ordre: le droit des États-Unis régissant l’interprétation du contrat impose-t-il une responsabilité de transporteur public au propriétaire de navire coupable d’une violation fondamentale, en ne donnant pas à ce propriétaire le droit de recourir au Fire Statute comme partie de ce droit, bien que l’incendie qui a entraîné la perte ou le dommage de la cargaison n’ait pas été causé par le fait constituant la violation fondamentale.
Sur ce point, les témoignages déposés par les deux experts (un pour chaque partie), ne concordent pas. L’expert de l’appelante, M.F. Scholl, fait la distinction entre le cas où une loi
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d’exemption est invoquée comme partie d’un contrat de transport et celui où la loi s’applique comme partie du droit régissant l’interprétation de ce contrat. Bien qu’il ait clairement témoigné qu’un transporteur coupable d’un déroutement déraisonnable ne peut s’appuyer sur les dispositions contractuelles d’exemption lorsqu’il y a perte de cargaison au cours de ce déroutement, il n’a rien suggéré quant à l’effet d’un déroutement déraisonnable sur une loi d’exonération qui fait partie de la législation régulièrement applicable. En interrogeant Scholl, l’avocat de l’appelante a postulé que le Fire Statute était simplement une disposition contractuelle, mais le témoin n’a pas précisé si, en l’espèce, il équivalait à une disposition semblable ou s’il faisait partie de la législation régulièrement applicable.
L’expert du transporteur, Tallman Bissell, a témoigné qu’en vertu de la jurisprudence des États-Unis lorsqu’un déroutement déraisonnable est suivi d’une perte de cargaison par suite d’un feu, le Fire Statute («la volonté ou la négligence» du propriétaire étant absente) protège le propriétaire à moins que le déroutement déraisonnable soit la cause immédiate de l’incendie. Il a prétendu tirer cette conclusion de l’affaire Tai Shan, précitée. Cependant, dans cette dernière affaire, le juge de première instance, dont la Second Circuit Court of Appeals a confirmé l’opinion sans plus, n’a pas parlé de «cause immédiate» mais seulement d’un «rapport de cause à effet». Il n’est pas nécessaire en l’espèce de déterminer si l’interprétation et l’application de ces deux expressions doivent ou devraient être différentes car, en supposant que le «rapport de cause à effet» demande une approche moins stricte que l’expression «cause immédiate», la preuve, comme nous l’avons déjà fait remarquer, ne permet pas de conclure que l’incendie a été «causé» par le déroutement déraisonnable.
Quoi qu’il ait fondé surtout sur l’affaire Tai Shan son opinion sur la loi des États-Unis, Bissell a reconnu que d’autres Circuit Court of Appeals avaient exprimé un avis différent sur le Fire Statute, quant au point en litige. Cependant,
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il a témoigné que les précédents concordaient surtout avec l’opinion qu’il a exprimée, et je ne crois pas qu’il me soit loisible d’étudier à nouveau tous les précédents pour voir si, en général, (il n’existe aucune décision déterminante de la Cour suprême des États-Unis), ils appuient son témoignage. Je peux tout au plus consulter ses sources pour voir s’il les a invoquées à juste titre: Voir Allen c. Hay[17], page 81.
Une des affaires citées en preuve est Atlantic Mutual Insurance Co. v. Poseidon Schiffahrt, G.m.b.H.[18], dans laquelle, bien que les marchandises aient été transportées au-delà de leur port de destination par suite d’un déroutement déraisonnable (et qu’un retard d’un an et demi se soit ensuivi dans la livraison), l’indemnisation fut limitée à $500 en vertu de l’article 4(5) du Carriage of Goods by Sea Act. Selon la Cour, la situation équivalait à une violation fondamentale de contrat justifiant la résiliation du contrat et ayant pour conséquence (selon les termes de la Cour) que [TRADUCTION] «le contrat est considéré comme n’ayant jamais existé et la responsabilité du transporteur devient celle d’un assureur». Personnellement, j’exprimerais en d’autres termes l’effet en droit d’un déroutement déraisonnable, mais le fait est que la Cour a néanmoins maintenu la limitation de responsabilité parce que l’article 4(5) du Carriage of Goods by Sea Act prescrit la limitation [TRADUCTION] «dans tous les cas» où (c’était le cas en litige) la nature et la valeur des marchandises n’ont pas été déclarées par le chargeur avant l’expédition ni mentionnées dans le connaissement. Je ne puis considérer différemment le Fire Statute pour la seule raison qu’il ne contient pas les mots «dans tous les cas». Ces mots trouvent leur contexte au paragraphe 4 de l’article (4) du Carriage of Goods by Sea Act et les termes du Fire Statute sont assez absolus (la volonté ou la négligence du propriétaire mise à
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part) pour prendre effet sans eux.
Telle fut l’attitude adoptée au sujet du Fire Statute dans l’affaire The Ida[19], une cause importante dans le Second Circuit où un contrat de transport avait été violé par un déroutement et la cargaison détruite par un incendie au cours du déchargement au port de destination. L’incendie n’avait pas été causé par la volonté ou la négligence du propriétaire et, en raison des plaidoiries, la Cour a reconnu le fait qu’il n’y avait aucun rapport de cause à effet entre l’incendie et le déroutement.
Le juge de première instance a considéré différente de l’affaire The Ida celle de The Silvercypress, Hoskyn & Co. Inc. v. Silver Line Ltd.[20] qui, à l’origine, comprenait dix-huit poursuites, mais où quatre causes types ont été choisies pour les besoins du procès. Parmi ces quatre causes, trois soulevaient la question, décidée au procès à l’encontre des réclamants propriétaires et assureurs de la cargaison, de savoir si les réclamants avaient établi la négligence du propriétaire relativement aux dommages causés à la cargaison par l’incendie. En appel, la Second Circuit Court of Appeals[21] a confirmé le jugement du juge de première instance, mais aucun appel n’a été interjeté dans la quatrième cause entendue en première instance qui a soulevé le genre de question que l’on retrouve au centre de la présente affaire. Cette quatrième cause concernait une cargaison qui avait été transportée au-delà de son port de destination et qui avait été détruite par un incendie à ce qui constituait pour elle le port de déroutement. Le juge de première instance a statué que l’exonération du Fire Statute ne s’appliquait pas à cette cargaison. Il a déclaré ce qui suit (page 468 du 63 F. Supp.):
[TRADUCTION] En l’espèce, il incombait à l’intimée de livrer la cargaison à Manille mais, par négligence, elle l’a transportée jusqu’à Ilo Ilo. Il est concevable que s’il n’y avait pas eu d’incendie, les requérants auraient eu une cause d’action en dommages‑intérêts et il n’est pas logique de dire qu’en raison du défaut de s’acquit-
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ter de son obligation de faire la livraison à Manille, l’intimée peut se prévaloir de la même protection en vertu du Fire Statute qu’elle a fait valoir avec succès relativement à la cargaison qui devait être livrée, mais qui n’avait pas encore été déchargée à Ilo Ilo ou aux ports d’escale suivants. Quoiqu’il soit dit que les dommages sont minimes, la décision que j’ai déjà rendue doit être modifiée pour faire droit à l’acte introductif d’instance quant à la Pacific Commercial Company.
Le motif que le juge de première instance a invoqué dans The Silvercypress, pour considérer l’affaire The Ida comme différente est que [TRADUCTION] «le déroutement reproché dans cette affaire n’a eu aucun effet sur la présence de la cargaison à bord du navire au port de destination où elle a été partiellement détruite». A moins que cela laisse supposer une distinction basée sur l’existence d’un rapport de cause à effet dans une affaire et non dans l’autre, les deux décisions semblent contradictoires, comme l’a fait remarquer Longley, Common Carriage of Cargo (1967), p. 122. De plus, l’affaire The Ida a été décidée en appel tandis que l’affaire The Silvercypress n’a été entendue qu’en première instance.
Gilmore and Black, The Law of Admiralty (1957), pages 159-161, avance l’opinion que le rapport de cause à effet est une condition essentielle de responsabilité même dans un cas de déroutement déraisonnable. En traitant du Carriage of Goods by Sea Act plutôt que du Fire Statute (mais ayant précédemment affirmé que ces deux lois ont le même effet), les auteurs doutent qu’on puisse «écarter» le statut en raison du déroutement déraisonnable, de manière à rétablir la responsabilité à peu près stricte du transporteur, comme c’est le cas lorsque les limitations purement contractuelles sont supprimées. Selon la doctrine et la jurisprudence, il semblerait que l’exonération en vertu du Fire Statute ne disparaît, dans le cas d’un déroutement déraisonnable, que quand il existe un rapport de cause à effet entre ce déroutement et l’incendie subséquent qui cause la perte de la cargaison.
Les sources de l’expert de l’intimé corroborent son interprétation du droit; par conséquent,
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je suis d’avis de rejeter l’appel contestant le rejet de la réclamation relative aux avaries subies par la cargaison.
Il reste à traiter de l’appel et de l’appel incident portant sur la demande reconventionnelle de l’intimé, à laquelle il a été fait droit et qui concernait la contribution relative d’avarie commune. J’accepte, mais pour des motifs différents, la conclusion du juge de première instance selon laquelle le propriétaire du navire avait droit, dans les circonstances, à une contribution d’avarie commune au montant fixé dans le règlement d’avarie commune, mais je ne partage pas son avis de refuser d’adjuger un intérêt supplémentaire sur cette somme. Voici mes motifs sur ces deux questions.
Premièrement, je considérerai la contribution d’avarie commune. Mon collègue le Juge Spence a cité dans ses motifs la clause 15 du connaissement qui est, comme on l’appelle, la nouvelle clause Jason et qui a remplacé une clause réputée être une disposition contractuelle valide en vertu de la loi américaine sur la contribution d’avarie commune: voir The Jason[22]. Les termes importants de la clause 15 sont les suivants:
[TRADUCTION] En cas d’accidents, danger, dommages ou sinistre avant ou après le début de la traversée, pour quelque cause que ce soit, du fait ou non d’une négligence, des conséquences desquelles le transporteur n’est pas responsable en vertu de la loi, du contrat ou autrement, les marchandises, les expéditeurs, les destinataires ou les propriétaires des marchandises contribueront avec le transporteur aux avaries communes pour le paiement de toute vente à perte, perte ou dépense encourue, entrant dans le cadre des avaries communes, qui pourront se produire ou être engagées et paieront l’indemnité de sauvetage et les frais particuliers supportés à raison des marchandises.
La clause a pour effet de donner au transporteur le droit de réclamer la contribution d’avarie commune dans les cas stipulés, où il est à l’abri de leurs conséquences «en vertu de la loi, du contrat ou autrement». Il embrasse donc les immunités accordées par le Carriage of Goods
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by Sea Act des États-Unis aussi bien que par le Fire Statute.
La question qui se pose, compte tenu de la conclusion qu’il y a eu en l’espèce déroutement déraisonnable, est de savoir si le transporteur peut néanmoins réclamer une contribution d’avarie commune en ce qui concerne ses dépenses et ses sacrifices par suite de l’incendie qui a détruit le navire. A cet égard, je me reporte aussi à la clause 14 du connaissement qui stipule que [TRADUCTION] «les avaries communes seront réglées, déclarées et réparties…en conformité avec les Règles d’York et d’Anvers, à l’exception de la Règle XXII, et pour tout ce qui n’est pas prévu par lesdites règles, conformément aux lois et usages du lieu du règlement.» La règle III des règles d’York et d’Anvers se lit comme suit:
[TRADUCTION] Sera admis en avarie commune le dommage causé au navire et à la cargaison, ou à l’un d’eux, par l’eau ou autrement, y compris le dommage causé en submergeant ou en sabordant un navire en feu, en vue d’éteindre un incendie à bord; toutefois, aucune bonification ne sera faite pour dommage causé à toutes parties du navire et du chargement en vrac, ou à tous colis séparés de marchandises qui ont été en feu.
Cette règle, qui ne traite que des diverses sortes de dommage pour lesquels on peut réclamer la contribution d’avarie commune, ne régit pas les questions de responsabilités, et il en est de même de la règle D des Règles d’York et d’Anvers de 1950 qui se lit comme suit:
[TRADUCTION] Lorsque l’événement qui a donné lieu au sacrifice ou à la dépense aura été la conséquence d’une faute commise par l’une des parties engagées dans l’aventure, il n’y en aura pas moins lieu à contribution, mais sans préjudice des recours pouvant être ouverts contre cette partie à raison d’une telle faute.
Dans un jugement récent Federal Commerce and Navigation Co. Ltd. c. Eisenerz — G.m.b.H.[23], mon collègue le Juge Ritchie, parlant au nom de la Cour, a étudié la règle D et a statué qu’elle avait pour effet de garder intacts les recours possibles contre une partie dont la
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faute a causé le sinistre d’avarie commune qui, à son tour, a donné lieu à la dépense ou au sacrifice d’avarie commune; elle n’a pas d’autre effet sur la loi régissant la contribution d’avarie commune. En l’espèce, le propriétaire de la cargaison n’a aucun recours à raison d’une faute du transporteur pour l’événement ou le sinistre d’avarie commune.
Ainsi, la question à décider quant à la contribution d’avarie commune peut s’énoncer comme suit: si le transporteur, malgré le déroutement déraisonnable, peut se dégager de toute responsabilité envers le propriétaire de la cargaison pour le dommage causé par le feu à cette cargaison, peut-il en même temps, malgré le déroutement déraisonnable, tenir le propriétaire de la cargaison responsable de la contribution à l’avarie commune relativement aux dépenses qu’il a engagées par suite de l’événement d’avarie commune? Les témoignages d’experts semblent contradictoires sur cette question; Me Scholl a souligné l’effet d’un déroutement déraisonnable per se sur les contrats de transport; et le témoignage de Bissell portait sur l’effet de la nouvelle clause Jason dans ces contrats. Indubitablement, pour régler la question, il faut examiner si la clause 15 demeure une disposition des connaissements, étant donné le déroutement déraisonnable et, le cas échéant, si elle donne le résultat que réclame le transporteur.
La nouvelle clause Jason ou semblables dispositions de protection valides mise à part, la preuve démontre qu’en vertu de la loi des États-Unis, un déroutement déraisonnable autorise le propriétaire de la cargaison à résilier le contrat de transport et à se libérer de toute obligation de faire une contribution d’avarie commune relativement à toute dépense ou sacrifice d’avarie commune résultant d’un événement d’avarie commune, à la suite du déroutement. Il en est de même lorsque le transporteur viole le contrat en ne respectant pas l’obligation relative à l’état de navigabilité. Dans l’affaire The Jason, précitée, où la Cour suprême traitait d’une disposition d’avarie commune destinée à tirer profit de l’article 3 du Harter Act qui dégageait le transporteur de toute responsabilité pour faute ou erreur
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dans la navigation ou dans la conduite du navire, à condition qu’il ait exercé une diligence raisonnable à mettre le navire en état de navigabilité, le Juge Pitney a déclaré au nom de la Cour:
[TRADUCTION] A notre avis, dans la mesure où le Harter Act a libéré le propriétaire du navire de toute responsabilité pour la négligence de son capitaine et de son équipage, il n’est plus à l’encontre de l’esprit de la loi qu’il oblige par contrat les propriétaires de la cargaison à la contribution d’avarie commune découlant de cette négligence; et, puisque la clause contenue dans les connaissements de la cargaison du Jason permet au propriétaire du navire de ne contribuer à l’avarie commune que dans les circonstances où la loi le libère de toute responsabilité, la disposition en question est valide et lui donne droit à contribution dans les circonstances énoncées.
Avec l’adoption du Carriage of Goods by Sea Act, il est devenu également possible, en vertu d’un contrat, de se prévaloir, aux fins de l’avarie commune, des exonérations de responsabilité prévues dans cette loi. Ainsi, dans l’arrêt Isbrandtsen Co. Inc. v. Federal Ins. Co.[24], cité dans le témoignage de l’expert, on a rejeté l’exception soulevée par le propriétaire de la cargaison à l’encontre de la demande de contribution d’avarie commune présentée par le transporteur, l’échouement ayant été causé par une faute nautique commise avant le début du voyage. Le contrat de transport contenait la nouvelle clause Jason et la Cour a fait remarquer que la responsabilité du propriétaire de la cargaison, en ce qui concerne la contribution d’avarie commune, était subordonnée à la responsabilité du propriétaire du navire, si elle existait, envers le propriétaire de la cargaison pour la faute nautique qui a donné naissance à l’événement d’avarie commune. L’alinéa a) du paragraphe (2) de l’article 4 du Carriage of Goods by Sea Act contient une exonération inconditionnelle de responsabilité pour perte résultant de la faute ou de la négligence du capitaine, du pilote ou du préposé du transporteur dans la navigation ou dans la con-
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duite du navire; la loi n’exige pas que le propriétaire du navire prouve l’état de navigabilité au début du voyage pour avoir le droit de se prévaloir de l’exonération. Ainsi, que l’échouement se soit produit avant ou après le début du voyage, le transporteur pourrait faire valoir son droit de réclamer la contribution d’avarie commune, conformément à la nouvelle clause Jason, lorsqu’une négligence dans la conduite du navire a causé le sinistre d’avarie commune.
Si l’on applique le même raisonnement au déroutement, tel que celui-ci est défini au paragraphe (4) de l’article 4 du Carriage of Goods by Sea Act, il s’ensuit, en l’absence de la nouvelle clause Jason, qu’un déroutement déraisonnable n’engagerait la responsabilité du transporteur que dans la mesure où la perte ou le dommage résulte de ce déroutement. Le paragraphe (4) de l’article 4 prévoit, entre autres choses, que [TRADUCTION] «aucun déroutement raisonnable ne sera considéré comme une infraction à la présente loi ni au contrat de transport, et le transporteur ne sera responsable d’aucune perte ou dommage en résultant», et il s’ensuit qu’un transporteur sera responsable de la perte ou du dommage résultant d’un déroutement déraisonnable. De là, s’il est permis de se prévaloir, par contrat, de l’exonération contenue à l’article 3 du Harter Act afin de donner au transporteur le droit à la contribution d’avarie commune, il doit également être permis d’admettre la contribution d’avarie commune lorsqu’il y a exonération de responsabilité dans le cas d’un déroutement déraisonnable. C’est l’avis exprimé dans Gilmore and Black, The Law of Admiralty (1957), page 246.
Reste à déterminer ici si la nouvelle clause Jason contenue dans les connaissements en l’espèce peut servir à cette fin. Ses dispositions sont assez larges pour englober l’événement d’avarie commune en l’espèce et l’expression [TRADUCTION] «en vertu de la loi, du contrat ou autrement» indique clairement qu’elle prévoit l’exonération accordée par le Carriage of Goods by Sea Act. Je considère donc qu’en vertu de la loi américaine, la clause 15 n’est pas écartée du fait du déroutement déraisonnable, mais prévoit
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la contribution d’avarie commune même dans le cas d’un tel déroutement, pourvu que le péril d’avarie commune ne résulte pas ou ne provienne pas du déroutement.
Le paragraphe (4) de l’article 4 du Carriage of Goods by Sea Act s’applique à la question de la contribution d’avarie commune lorsqu’il y a eu déroutement déraisonnable, non parce qu’il traite directement de l’avarie commune, mais parce que la nouvelle clause Jason a pour effet de protéger le droit à la contribution d’avarie commune lorsque le transporteur jouit d’une exonération de responsabilité «en vertu de la loi, du contrat ou autrement». La demande de contribution d’avarie commune du propriétaire du navire ne sera rejetée que si un rapport de cause à effet est établi entre le sinistre d’avarie commune et le déroutement déraisonnable. C’est la décision qui a été prise dans World Wide Steamship Co. v. India Supply Mission[25] où la Cour a dit (page 194):
[TRADUCTION] La conclusion en l’espèce est qu’il y a un lien de causalité entre le déroutement déraisonnable et le sinistre donnant lieu à la demande d’avarie commune, qu’India n’a pas renoncé au droit de résiliation pour déroutement, mais s’est plutôt opposée à ce déroutement, et que le propriétaire du navire avait été informé à temps du déroutement effectué par l’affréteur. Dans les circonstances, cette Cour conclut que le déroutement constitue un moyen de défense valide à l’encontre de la demande de World Wide.
Dans l’arrêt précédent, la Cour s’est reportée aux jugements rendus par la Cour d’appel d’Angleterre et la Chambre des Lords dans Hain Steamship Co. Ltd. v. Tate & Lyle Ltd.[26]; je désire commenter ces jugements de même qu’un autre précédent anglais. La Chambre des Lords s’est dissociée de l’avis de la majorité de la Cour d’appel en statuant que les affréteurs avaient renoncé à leur droit de résiliation pour le dérou-
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tement injustifié qui s’était produit, et ainsi, n’était pas perdu le droit à la contribution d’avarie commune. En Cour d’appel, le Juge Scrutton a déclaré qu’il ne connaissait aucune affaire où un propriétaire de cargaison avait été tenu responsable de la contribution d’avarie commune après un déroutement injustifié; et, dans l’affaire dont il était saisi, il a conclu qu’en raison du déroutement injustifié, le propriétaire du navire n’avait pas le droit de se prévaloir des exceptions stipulées dans le contrat original ni d’en tirer avantage en réclamant une contribution d’avarie commune.
Telle est sans aucun doute la position du droit commun en l’absence de dispositions légales ou contractuelles. L’affaire Louis Dreyfus & Co. v. Tempus Shipping Co.[27], offre un exemple de l’exonération légale d’un propriétaire de navire pour perte ou dommage causé à la cargaison quand la perte ou le dommage n’est pas attribuable à son fait ou à sa faute. Dans cette dernière affaire, le propriétaire du navire a recouvré la contribution d’avarie commune et la loi a été interprétée comme libérant le propriétaire du navire de toute responsabilité pour perte ou dommage subi par la cargaison, malgré le mauvais état de navigabilité du navire qui a causé l’incendie. Sur ce dernier point, la Cour a statué que la loi n’était pas écartée par le connaissement mais qu’en fait, elle faisait partie intégrante de ce connaissement.
L’affaire Dreyfus est pertinente en l’espèce, étant donné que la décision sur la question de la contribution d’avarie commune a été prise à la lumière du fait que l’incendie qui a donné lieu à la dépense d’avarie commune a résulté du mauvais état de navigabilité du navire. Puisque la loi applicable exonérait le propriétaire du navire de toute responsabilité pour un incendie non attribuable à son fait ou à sa faute (comme c’était le cas dans l’affaire Dreyfus), il ne perdait pas le droit à la contribution d’avarie commune. Lord Atkin a traité la question comme suit (page 747): [TRADUCTION] «Lorsque les parties ont
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convenu que l’acte causant le péril n’est pas susceptible de poursuites, le requérant qui a commis l’acte n’est pas empêché d’obtenir la contribution»; et il a ajouté qu’en principe, il n’y a pas de différence entre une exception contractuelle et une exception légale.
Il n’est donc pas nécessaire d’en dire davantage sur la question du droit du transporteur, en l’espèce, à la contribution d’avarie commune. J’aborde la seconde question, à savoir, la demande d’un intérêt supplémentaire pour les motifs suivants. Le règlement d’avarie commune a été fait le 1er mai 1968 et la contribution demandée à l’appelante comprend l’intérêt jusqu’à ce jour-là. Le bref d’assignation a été délivré le 2 août 1968 et la déclaration porte la date du 14 août 1968. L’exposé de la défense est daté du 23 août 1968 et aucune demande reconventionnelle n’a alors été faite. Le 13 mars 1969, l’intimé a obtenu l’autorisation de modifier sa défense et de déposer une demande reconventionnelle, ce qu’il a fait le 18 mars 1969. L’intérêt a été réclamé sur la contribution censée être payable par l’appelante. Le procès a débuté le 20 mai 1969 et l’affaire a été mise en délibéré le 23 mai 1969.
Les motifs de jugement n’ont été prononcés que le 26 octobre 1970. À ce moment-là, le juge de première instance était d’avis que la question du quantum de la contribution d’avarie commune que l’appelante devait payer à l’intimé n’était pas en litige. L’intérêt sur le montant de la contribution d’avarie commune, telle qu’elle a été réglée le 1er mai 1968, n’a fait l’objet d’aucune plaidoirie devant lui. Par la suite, le 4 février 1971, l’intimé a présenté une requête en vue d’obtenir un intérêt supplémentaire pour la période allant du 1er mai 1968 jusqu’à la date du jugement, le 26 octobre 1970.
Dans des motifs supplémentaires, le juge de première instance a refusé d’accorder l’intérêt pour la période comprise entre la date du règlement d’avarie commune et celle du procès. (L’intérêt calculé jusqu’à la date du règlement d’avarie commune a été alloué en conformité avec la Règle XXI des Règles d’York et d’Anvers de 1950, applicables en vertu du connaisse-
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ment). Il était d’avis que le retard de l’intimée à présenter sa demande reconventionnelle était un facteur qu’il devait considérer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de refuser l’intérêt pour cette période et il a aussi statué qu’il ne pouvait trouver de motif d’accorder l’intérêt pour la période au cours de laquelle la Cour a délibéré sur le jugement qui a fait droit à la prétention de l’intimé à une contribution d’avarie commune.
Je ne vois rien dans les motifs du juge de première instance qui justifie son refus d’accorder l’intérêt jusqu’à la date du jugement. La présentation tardive de la demande reconventionnelle, dans laquelle était réclamé l’intérêt sur la contribution d’avarie commune, n’est pas un facteur atténuant en faveur de l’appelante qui s’est opposée depuis le début à la demande d’une telle contribution. De plus, la complexité des questions dont le juge de première instance a été saisi a eu le même effet sur les deux parties. Suivant le principe considéré par cette Cour dans Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford and Black Ltd.[28], l’intimé doit toucher l’intérêt à compter de la date du règlement d’avarie commune jusqu’à la date du jugement. Aucune considération spéciale ne justifie l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en vue de refuser d’accorder l’intérêt pour cette période.
En définitive, je suis d’avis de rejeter l’appel de l’appelante avec dépens quant à la demande et à la demande reconventionnelle, et d’accueillir l’appel incident de l’intimé avec dépens.
Appel rejeté avec dépens; appel incident accueilli avec dépens, les JUGES HALL et SPENCE étant dissidents.
Procureurs de la demanderesse, appelante: McMilland, Binch, Berry, Dunn, Corrigan & Howland, Toronto.
Procureurs des demandeurs, intimés: Manning, Bruce, Macdonald & MacIntosh, Toronto.
[1] (1922), 64 R.C.S. 76.
[2] 213 Fed. Supp. 97.
[3] 313 F. 2d 872.
[4] (1965), 251 Fed. Supp. 833.
[5] (1936), 41 Com. Cas. 350.
[6] [1907] 1 K.B. 660 (C.A.).
[7] (Cour d’appel) Lloyds List L.R. vol. 49 à la page 123: (Chambre des Lords [1936] 2 All E.R. 597.
[8] [1942] A.C. 356.
[9] [1972] R.C.S. 52.
[10] (1925), 2 D.L.R. 162.
[11] [1924] R.C.S. 605.
[12] [1953] 2 Q.B. 329.
[13] [1931] R.C.S. 76.
[14] [1942] A.C. 356.
[15] [1924] R.C.S. 605.
[16] (1953), 111 F. Supp. 638 conf. à (1955), 218 F. 2e éd. 822.
[17] (1922), 64 R.C.S. 76.
[18] (1963), 313 F. 2e éd. 872 (7e Circuit).
[19] (1935), 75 F. 2e éd. 278.
[20] (1943), 63 F. Supp. 452.
[21] (1944), 143 F. 2e éd. 462.
[22] (1912), 225 U.S. 32.
[23] [1974] R.C.S. 1225.
[24] (1952), 113 F. Supp. 357, confirmé à (1953), 205 F. 2e 679 certiorari refusé à (1953), 346 U.S. 866.
[25] (1970), 316 F. Supp. 190 (U.S. Dist. Court, S.D.N.Y.).
[26] [1936] 2 All E.R. 597, infirmant arrêt rendu à (1934), 49 L1.L.R. 123.
[27] [1931] A.C. 726.
[28] [1972] R.C.S. 52.