Cour suprême du Canada
Nelson Lumber Co. Ltd. c. Integrated Building Corporation Ltd. et al., [1973] R.C.S. 456
Date: 1973-01-31
Nelson Lumber Company Ltd. (Demanderesse) Appelante;
et
Integrated Building Corporation Ltd., Belvedere Developments Ltd., A. Brudnitzki Construction Ltd., Huron & Erie Mortgage Corporation, and The City of Edmonton (Défenderesses) Intimées.
et
A. Brudnitzki Construction Ltd. Tierce Partie.
1972: le 17 octobre; 1973: le 31 janvier.
Présents: Les Juges Martland, Ritchie, Hall, Spence et Laskin.
EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ALBERTA
APPEL d’un jugement de la Chambre d’Appel de la Cour suprême de l’Alberta[1], rejetant un appel d’un jugement du Juge Greschuk qui avait déclaré invalide une réclamation de privilège.
J.A. Matheson, pour la demanderesse, appelante.
B.A. Crane, pour les défenderesses, intimées.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE LASKIN — Le présent appel découle d’une réclamation de privilège de fournisseur de matériaux déposée en vertu du Mechanics Lien Act, 1960 (Alta.), c. 64, à l’égard de matériaux fournis sur commande à un sous-traitant qui en avait besoin pour l’exécution de son contrat de finition dans un certain immeuble. La réclamation de privilège, enregistrée le 3 avril 1970, a été déclarée invalide par le Juge Greschuk, en raison de son dépôt tardif, et la majorité de la Chambre d’appel de l’Alberta a confirmé cette conclusion.
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La question principale que cette Cour doit déterminer est la date à laquelle commence la période prescrite pour le dépôt d’une réclamation de privilège de fournisseur de matériaux. Il ne faut pas confondre ce jour avec celui de la conclusion du contrat avec le sous-traitant pour la fourniture des matériaux spécifiés ni avec le jour où le fournisseur de matériaux a exécuté en totalité ou en grande partie son contrat. En règle générale, les privilèges doivent exister avant que le délai dans lequel ils doivent être déposés commence à s’écouler. L’article 4(1) du Mechanics Lien Act de l’Alberta énonce cette règle générale comme suit:
[TRADUCTION] 4. (1) A moins qu’il ne signe une entente expresse au contraire et sous réserve du paragraphe (2), celui qui
(a) effectue ou fait effectuer quelque travail sur une amélioration ou relativement à une amélioration, ou
(b) fournit quelque matériau destiné à être utilisé pour effectuer une amélioration,
pour le compte d’un propriétaire, d’un entrepreneur ou d’un sous-traitant, détient, jusqu’à concurrence du coût des travaux ou du prix des matériaux qui lui est encore dû, un privilège sur le droit ou l’intérêt du propriétaire dans le bien-fonds à l’égard duquel l’amélioration est faite.
La règle est développée à l’art. 8 qui édicte que [TRADUCTION] «le privilège établi par la présente loi naît au moment où les travaux sont commencés ou les premiers matériaux fournis».
Dans le cas d’un entrepreneur, d’un sous-traitant ou d’un ouvrier, les travaux sont effectués sur le bien-fonds visé par la réclamation de privilège. Les fournisseurs de matériaux, par contre, vendent ou fournissent des matériaux destinés à l’immeuble ou à l’amélioration située sur le bien-fonds, sans toutefois exécuter sur le bien-fonds quelque travail d’installation ou d’incorporation. Pour les mettre dans une situation équivalente leur permettant de réclamer un privilège sur le droit du propriétaire, l’art. 7 de la Loi de l’Alberta élargit le sens ordinaire de l’expression [TRADUCTION] «fournit quelque matériau destiné à être utilisé», qui figure à l’art. 4(1):
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[TRADUCTION] 7. (1) Les matériaux sont réputés être fournis en vue d’être utilisés, au sens de la présente loi, lorsqu’ils sont livrés sur le terrain où ils doivent être utilisés ou sur le terrain ou l’emplacement, dans le voisinage immédiat, qu’a désigné soit le propriétaire ou son mandataire, soit l’entrepreneur ou le sous-traitant.
(2) Même si quelque matériau destiné à être utilisé dans une amélioration n’est pas livré conformément au paragraphe (1), lorsque le matériau est incorporé à l’amélioration, celui qui fournit le matériau détient un privilège tel qu’énoncé à l’article 4.
Les faits de la présente espèce sont les suivants: l’appelante, en vertu d’un contrat qu’elle avait conclu avec le sous-traitant chargé de la finition, a fourni des matériaux d’une valeur de $8,473.23, qui ne lui ont pas été payés. Ces matériaux ont été fournis au cours de la période qui s’est écoulée entre le 6 novembre 1969 et le 14 février 1970; une partie des matériaux a été livrée sur le terrain où on construisait l’immeuble et une partie a été recueillie aux locaux du fournisseur de matériaux appelant par le sous-traitant. Ce dernier (c’est ce qu’a décidé la Chambre d’appel de 1’Alberta) a apporté une partie de ces matériaux au chantier de construction entre le 16 mars et le 28 mars 1970. Au cours de cette période, un employé du sous-traitant travaillait au chantier. Il n’existe aucune preuve directe quant à la date à laquelle le sous-traitant a totalement ou en grande partie exécuté son travail de finition en conformité du contrat qu’il avait conclu avec l’entrepreneur général du projet, mais en l’absence de toute preuve du contraire, je suis d’avis qu’on peut avec raison conclure que l’employé du sous‑traitant se trouvait légitimement au chantier afin d’effectuer le travail de finition.
Étant donné qu’on ne laisse pas entendre ici que quelque terrain ou autre endroit situé dans le voisinage immédiat du chantier de construction a été désigné pour le dépôt des matériaux fournis par l’appelante et étant donné que rien dans le dossier ne montre si certains des matériaux ont été incorporés à l’amélioration, ni la fin de l’art. 7(1), ni l’art. 7(2) ne sont de quelque secours à l’appelante. Le bien-fondé de sa cause doit dépendre de l’effet du début de l’art. 7(1)
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[TRADUCTION] («Les matériaux sont réputés être fournis en vue d’être utilisés…lorsqu’ils sont livrés…sur le terrain où ils doivent être utilisés»), termes qui doivent être rapportés à l’art. 4(1) pour fonder une réclamation de privilège.
Aucun privilège ne peut naître en faveur d’un fournisseur de matériaux si ces matériaux, fournis en conformité d’un contrat avec un sous-traitant, ne parviennent jamais au chantier de construction. Il m’est donc impossible de comprendre la prétention que le délai dans lequel une réclamation de privilège doit être déposée peut commencer à s’écouler simplement lorsque le dernier des matériaux a été fourni, même si les matériaux sont recueillis par le sous-traitant ou livrés à ses locaux, sur ses ordres, par le fournisseur de matériaux. En l’espèce, certains des matériaux fournis jusqu’au 14 février 1970 ont de fait été livrés au chantier de construction. Les articles 27 et 32(2)(a) de la Loi de l’Alberta montrent clairement, toutefois, que la préservation d’un privilège est associée à la date à laquelle les derniers matériaux sont fournis; il s’agit donc de savoir si le droit qu’a le fournisseur de matériaux d’exercer un privilège dépend de l’écoulement du délai de dépôt prescrit à partir du dernier jour où le fournisseur de matériaux lui-même ou son mandataire a effectué une livraison au chantier de construction. Cette question entraîne celle des rapports du fournisseur de matériaux avec le sous-traitant et celle du contrôle que ce dernier exerce sur le mouvement et le lieu des livraisons qui, bien sûr, peuvent être soumis aux exigences d’achat et à la marche de la construction, entre autres.
L’article 32 de la Loi de l’Alberta édicté dans quel délai il faut enregistrer ou déposer une réclamation de privilège; en donnant le texte de cet article, je signale un point évident, soit que l’article présuppose qu’un privilège est né. L’article est rédigé comme suit:
[TRADUCTION] 32. (1) Un privilège en faveur d’un entrepreneur ou d’un sous-traitant, dans les cas non visés par une disposition contraire, peut être enregistré en tout temps jusqu’à l’exécution intégrale ou l’abandon du contrat ou du sous-contrat, selon le cas, et
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(a) dans les trente-cinq jours qui suivent l’exécution intégrale ou l’abandon, ou,
(b) lorsque l’amélioration à l’égard de laquelle le privilège naît est un puits de pétrole ou de gaz ou un pipe-line de pétrole ou de gaz, dans les cent vingt jours qui suivent l’exécution intégrale ou l’abandon.
(2) Une réclamation de privilège à l’égard de matériaux peut être enregistrée en tout temps au cours de la période de fourniture des matériaux et
(a) dans les trente-cinq jours qui suivent celui où le dernier des matériaux est fourni, ou
(b) lorsque l’amélioration à l’égard de laquelle le privilège naît est un puits de pétrole ou de gaz ou un pipe-line de pétrole ou de gaz, dans les cent vingt jours qui suivent celui où le dernier des matériaux est fourni.
(3) Un privilège pour la prestation de services peut être enregistré en tout temps au cours de la période où les services sont exécutés et
(a) dans les trente-cinq jours qui suivent la prestation intégrale des services, ou
(b) lorsque l’amélioration à l’égard de laquelle le privilège naît est un puits de pétrole ou de gaz ou un pipe-line de pétrole ou de gaz, dans les cent vingt jours qui suivent la prestation intégrale des services.
(4) Un privilège pour salaire peut être enregistré en tout temps au cours de l’exécution du travail à l’égard duquel le salaire est réclamé et
(a) dans les trente-cinq jours qui suivent l’exécution complète du travail, ou
(b) dans le cas d’un privilège pour salaire se rapportant à un travail effectué dans une mine ou relatif à une mine, dans les soixante jours qui suivent l’exécution complète du travail.
(5) Lorsqu’à l’égard de travaux effectués ou de matériaux fournis pour une amélioration,
(a) quelque chose a été mal fait, ou
(b) quelque chose qui aurait dû être fait ne l’a pas été,
au moment où cette chose aurait dû être faite, et si par la suite la chose mal faite est corrigée ou la chose qui n’a pas été faite est faite, cela n’est pas réputé constituer l’exécution complète des travaux ou la fourniture des derniers matériaux de façon à permettre à une personne de prolonger le délai d’enregistrement d’un privilège prescrit au présent article.
Bien que l’art. 32(2)(a), la disposition pertinente en l’espèce, parle uniquement de «fourni-
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ture des matériaux» et du nombre prescrit de jours après «celui où le dernier des matériaux est fourni», par opposition à l’expression [TRADUCTION] «fournis en vue d’être utilisés», cela, à mon avis, ne diminue ni ne restreint l’effet des art. 4(1) et 7(1), qui ont trait à la création d’un privilège de fournisseur de matériaux. Qu’il en soit ainsi, c’est ce qui ressort de l’art. 8 dont j’ai déjà fait mention et qui utilise également le simple terme [TRADUCTION] «fourni». Peu importe que l’art. 32 parle d’un «privilège» lorsqu’il est question d’un entrepreneur, d’un sous-traitant ou d’un ouvrier, mais d’une «réclamation de privilège» lorsqu’il est question de matériaux. La différence tient peut-être compte du fait que, dans le premier cas, les travaux sont exécutés sur le bien-fonds en cause, alors qu’il n’en est pas ainsi dans le cas d’un fournisseur de matériaux.
En Chambre d’appel de l’Alberta, les Juges d’appel Johnson et Clement étaient tous deux d’avis que la livraison visée par l’art. 7(1) est la livraison effectuée par le fournisseur de matériaux lui-même ou par son mandataire (qui, de l’avis du Juge d’appel Johnson, peut être le sous-traitant si celui-ci recueille les matériaux et les apporte immédiatement au chantier de construction). Le Juge d’appel Clement a renforcé son opinion distincte en invoquant l’art. 7(2) qui, selon lui, indique que le fournisseur de matériaux, à moins de faire lui-même la livraison au chantier de construction, ne peut réclamer un privilège que si les matériaux ont été incorporés à l’amélioration. À mon avis, cet avis sert les intérêts de ceux qui l’avancent; l’art. 7 traite du lieu de livraison et non de la personne qui effectue la livraison ou du moment de la livraison.
Je ne considère pas que la position qu’a prise la majorité de la Chambre d’appel de l’Alberta était requise par les termes de la Loi. Comme l’a signalé le Juge d’appel McDermid dans sa dissidence: [TRADUCTION] «aucune restriction n’est énoncée quant à la personne qui peut livrer les matériaux». Il faut donc un motif valable, compatible avec le but de la Loi, pour limiter le privilège du fournisseur de matériaux de la
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façon proposée par les Juges d’appel Johnson et Clement. Je souscris à l’avis exprimé par le Juge Rand dans l’arrêt Board of Trustees of Rocky Mountain School Division No. 15 c. Atlas Lumber Co. Ltd.[2], à la p. 593, savoir que le Mechanics Lien Act de l’Alberta [TRADUCTION] «doit indubitablement s’interpréter de façon à favoriser ses objets qui sont de protéger ceux qui en travaillant ou en fournissant des matériaux, contribuent à la construction d’une amélioration». A coup sûr, il faut dûment tenir compte des délais fixés, mais cela ne veut pas dire qu’il faut interpréter leur application de façon étroite.
Je ne crois pas qu’on force le sens du Mechanics Lien Act en reconnaissant le droit à un privilège que détient le fournisseur de matériaux lors de la livraison au chantier, par le sous‑traitant, des matériaux qui ont été commandés au fournisseur de matériaux et qui doivent être utilisés par le sous-traitant pour les travaux qu’il exécute sur le chantier. Il peut arriver que le sous-traitant doive recueillir ou rassembler les matériaux avant de les utiliser sur le chantier ou qu’à un moment donné, le chantier soit trop exigu ou trop encombré de matériel pour que le fournisseur puisse y livrer directement les matériaux. Pour autant que les matériaux sont destinés au chantier en conformité de l’entente intervenue entre le sous‑traitant et le fournisseur de matériaux, fait reconnu en l’espèce, la date précise de l’arrivée des matériaux au chantier, qu’ils y soient apportés directement par le fournisseur de matériaux ou par son mandataire ou transporteur, ou indirectement par le sous-traitant, importe peu au maintien du privilège du fournisseur de matériaux, pourvu, du moins, qu’ils y arrivent pendant que le sous-traitant exécute le contrat qu’il a conclu avec l’entrepreneur général, ou, s’ils sont apportés directement par le fournisseur de matériaux, pourvu qu’ils le soient en conformité du contrat que ce dernier a conclu avec le sous-traitant. Le délai d’enregistrement du privilège par le fournisseur de matériaux commence alors à courir à partir du jour où le dernier des matériaux est ainsi apporté au chantier.
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Dans l’affaire Atlas Lumber Co. Ltd., précitée, et dans l’affaire plus récente Hectors Ltd. c. Manufacturers Life Insurance Co.[3], cette Cour a souligné le fait que le privilège du fournisseur de matériaux dépend du contrat qu’il a conclu en vue de la fourniture des matériaux. Dans la dernière affaire susmentionnée, le Juge Judson, au nom de la Cour, a mentionné en l’approuvant le commentaire figurant à 13 C.E.D. (Ont. 2e), p. 347, où il est dit que: [TRADUCTION] «lorsque les matériaux sont fournis en vertu d’une entente pré-existante ou en vertu d’un contrat continu ou global, le temps qui s’est écoulé entre les livraisons importe peu pour autant que le privilège soit déposé dans les (le nombre prescrit de jours) qui suivent celui où le dernier des matériaux a été fourni». Les italiques sont de moi.
Bien sûr, le fournisseur de matériaux est à la merci du sous-traitant si ce dernier détourne ou omet simplement d’utiliser les matériaux avant de compléter ou d’exécuter en grande partie ou d’abandonner son contrat. Cette considération ne milite pas contre la reconnaissance du privilège d’un fournisseur de matériaux lorsque les matériaux «fournis en vue d’être utilisés» au chantier y sont de fait apportés. Rien ne permet de refuser au fournisseur de matériaux le privilège qu’il détient relativement aux matériaux qu’il a fournis et que le sous-traitant a apportés au chantier, si ce dernier est encore en train d’exécuter son sous-contrat et, par conséquent, a le droit de revendiquer un privilège pour travaux non payés. Si l’on décidait autrement, on obligerait le fournisseur de matériaux à exiger la livraison directe des matériaux au chantier, ce qui, à mon avis, n’est pas commercialement réalisable, ou à employer un subterfuge contractuel en constituant le sous-traitant son mandataire pour la livraison des matériaux au chantier. Je considère que cette dernière solution est vide de sens quand le fondement préalable du privilège du fournisseur de matériaux est que les matériaux commandés à celui-ci soient fournis «en vue d’être utilisés» dans l’amélioration sur le chantier. Ils doivent être utilisés (en l’espèce)
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par le sous-traitant, et le propriétaire, l’entrepreneur général et le fournisseur de matériaux s’attendent tous à ce que les matériaux soient apportés sur le bien-fonds. Il est donc artificiel, lorsque les termes de la loi ne le requièrent pas, de faire du fournisseur de matériaux ou de son mandataire les seules personnes aptes à livrer les matériaux sur le chantier. Les considérations pratiques doivent s’appliquer lorsqu’elles sont compatibles avec le plan de la Loi. C’est le cas ici.
Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer les jugements a quo et de déclarer que l’appelante détient un privilège valide sur le bien-fonds en cause relativement à la dette non payée de $8,473.23 du sous-traitant. L’appelante aura droit à ses dépens en toutes les cours.
Appel accueilli avec dépens.
Procureur de la demanderesse, appelante: J.A. Matheson, Edmonton.
Procureurs des défenderesses, intimées, Belvedere Developments Ltd. et Integrated Building Corporation Ltd.: Cooke, Shandling & Company, Edmonton.
[1] [1971] 5 W.W.R. 51, 21 D.L.R. (3d) 54.
[2] [1954] R.C.S. 589.
[3] [1967] R.C.S. 153.