Cour suprême du Canada
Rochette c. Travelers Indemnity Co., [1974] R.C.S. 22
Date: 1973-01-31
Charles-E. Rochette (Demandeur) Appelant;
et
The Travelers Indemnity Company (Défenderesse) Intimée.
1972: le 1er novembre; 1973: le 31 janvier.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUEBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], infirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel rejeté, le Juge Laskin étant dissident.
M. St-Hilaire, et G. St-Hilaire, c.r., pour le demandeur, appelant.
L. Rémillard, c.r., et P. Morin, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement du Juge en Chef Fauteux et des Juges Abbott, Martland et Judson a été rendu par
LE JUGE ABBOTT — En 1965, «La Corporation du Village Les Éboulements» a retenu les servi-
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ces de l’appelant Rochette, un ingénieur, pour préparer les plans et devis de ce qu’au procès on a appelé «un barrage-réservoir d’une capacité de deux millions et demi de gallons, à une altitude d’environ mille pieds et à une distance d’environ un mille et demi du village de St‑Joseph-de-la-Rive, lequel est en bordure immédiate du St-Laurent».
Cet ouvrage, dont l’entreprise de l’appelant avait préparé les plans, s’est effondré le 16 novembre 1966 entraînant des pertes de vie et des dommages matériels importants. Une action a été intentée en 1967 dans laquelle on réclamait $102,280.30 (à titre de dommages‑intérêts résultant de l’effondrement) solidairement de (1) l’appelant, (2) un de ses employés, (3) le village «Les Éboulements» et (4) l’entrepreneur par qui les travaux furent exécutés.
L’appelant était assuré par l’intimée, The Travelers Indemnity Company, en vertu d’un contrat décrit comme une [TRADUCTION] «police d’assurance responsabilité professionnelle — architectes et ingénieurs» émise le 1er janvier 1966. L’appelant a requis l’intimée d’intervenir dans ladite action pour défendre celle-ci en son nom et de payer le montant de tout jugement qui pourrait être prononcé contre lui. L’intimée a refusé d’intervenir pour le motif qu’elle n’était pas responsable en vertu du contrat d’assurance.
Les présentes poursuites intentées pour forcer une telle intervention ont été accueillies en Cour supérieure, mais la Cour d’appel a infirmé ce jugement à l’unanimité.
Les faits pertinents, qui ne sont pas contestés, ont été résumés par M. le Juge Taschereau dans ses motifs:
Le demandeur allègue qu’au cours de l’année 1965, la Corporation du Village des Éboulements désirait faire construire sur son territoire, à proximité du village «Les Éboulements», un barrage-réservoir d’une capacité de deux millions et demi de gallons, à une altitude d’environ mille pieds et à une distance d’un mille et demi du village de St‑Joseph-de-la-Rive, lequel est en bordure immédiate du St-Laurent. A cette fin, elle a retenu par résolution les services du
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défendeur Rochette pour la préparation des plans et devis et pour rendre les différents services professionnels qui pourraient être requis en rapport avec la construction du réservoir. Les plans et devis furent cependant préparés par le co-défendeur Réal Lajoie, qui était à l’emploi de Rochette. Les travaux du réservoir furent complétés au mois d’octobre 1965 et le réservoir fut alors rempli à capacité et mis à l’usage de la défenderesse, la Corporation du Village des Éboulements qui d’ailleurs, s’en est servi. Il était formé d’un mur en béton perpendiculaire à l’axe du cours d’eau l’alimentant et de deux ailes latérales en béton jointes au mur perpendiculaire à l’axe du ruisseau.
Durant le cours de l’été 1966, alors que le réservoir était plein d’eau depuis 1965, des représentants de la défenderesse, la Corporation du Village des Eboulements, découvrirent des fissures importantes dans le mur de béton du réservoir et en avertirent le défendeur Lajoie ainsi que la défenderesse J.M.G. Construction. De plus, ces fissures laissaient passer l’eau, ce qui avait pour effet d’affaiblir les remblais tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le défendeur Lajoie et la défenderesse J.M.G. Construction s’objectèrent cependant à ce que des travaux soient faits pour remédier à cette défectuosité, disant qu’ils étaient inutiles. Le réservoir fut rempli de nouveau et, le 8 août 1966, Lajoie écrivit à la Corporation du Village des Eboulements pour l’informer que les travaux étaient terminés. Le 16 novembre 1966, alors que le réservoir était rempli à capacité, le mur central du barrage a cédé sous la pression hydrostatique et s’est effondré. La masse d’eau ainsi libérée a coulé vers le St-Laurent et s’est abattue, au niveau du village de St‑Joseph-de-la-Rive, contre la propriété de Charles-Édouard Tremblay qui consistait en un vaste terrain et une construction de deux étages avec cave et dépendances contenant le domicile de la famille de Charles-Édouard Tremblay, un magasin général et un logement occupé par la famille d’Yvan Bouchard. Charles-Édouard Tremblay, son épouse et leur fille Andrée, furent engloutis dans le fleuve. Leur fils, Jean-Yves Tremblay, leur seul descendant, a intenté une action par laquelle il demande que les défendeurs soient condamnés conjointement et solidairement à lui payer la somme de $102,280.30, avec intérêts depuis l’assignation et les dépens.
La seule question en litige dans le présent appel est de savoir si la perte en question est une perte à l’égard de laquelle toute responsabilité est exclue en vertu de la police émise par
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l’intimée. La clause d’exclusion pertinente se lit ainsi:
[TRADUCTION] Cette police ne s’applique pas:
…
k) à la responsabilité découlant d’opérations se rattachant à des foires ou expositions, tunnels, ponts ou barrages, mais cette exclusion ne s’applique pas:
(1) aux ouvrages permanents érigés ou à être érigés par rapport à des foires ou expositions,
(2) aux tunnels d’au plus 150 pieds de long à l’usage exclusif des piétons ou devant servir d’abri à des installations électriques, tuyaux de chauffage ou conduites d’eau,
(3) aux ponts d’au plus 150 pieds de long à l’usage exclusif des piétons, ou
(4) dans la mesure où cette exclusion est inscrite dans les déclarations comme étant inapplicable.
Il est à remarquer que, dans cette clause, le mot «barrage» n’est assorti d’aucune réserve.
Le résultat final de l’ouvrage — pour lequel l’appelant avait préparé les plans et devis — était un réservoir pour l’emmagasinement et la distribution d’eau, mais ce réservoir a été créé par la construction d’un barrage en terre dont le noyau était en béton. Dans sa déposition, M. Bernard Michel, un ingénieur civil, professeur d’hydraulique à l’Université Laval et membre du Conseil national de recherches, a décrit le barrage en ces termes:
C’est un barrage assez classique et assez ancien. C’est un barrage en terre avec un noyau imperméable en béton. C’est une construction qui se fait encore, construction d’un barrage en terre avec noyau imperméable en béton. Il y a une forme polygone à plusieurs côtés. C’est un polygone non fermé. Sa plus grande hauteur est de trente et un pieds (31’) et c’est à cet endroit-là qu’il s’est rupturé.
Je souscris aux motifs de jugement de M. le Juge en chef Tremblay et de M. le Juge Taschereau de la Cour d’appel auxquels je ne vois pas grand chose à ajouter. Je crois inutile de répéter les définitions de «dam» ou de «barrage» contenues dans divers dictionnaires anglais et français, dont quelques-unes ont été citées par M. le Juge Taschereau dans ses motifs.
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Selon moi, les deux mots sont synonymes. C’est ce qu’a dit M. Bernard Michel et M. le Juge Taschereau a cité sa déposition sur ce point.
Les conclusions tirées par la Cour d’appel sont résumées par M. le Juge en chef Tremblay dans le passage suivant de ses motifs, que j’adopte respectueusement:
D’après les allégations des procédures, l’intimé construisit un barrage qui eut pour effet d’empêcher l’eau provenant d’une source de se déverser dans le fleuve. Il en résulta une accumulation d’eau, un réservoir. Toujours d’après les allégations, le barrage s’est rompu et l’eau du réservoir s’est écoulée brusquement, causant les dommages réclamés. La cause réelle des dommages c’est la rupture du barrage. A mon avis, il s’agit clairement d’un cas de «liability arising out of operations in connection with… dams», suivant l’exception prévue à la police d’assurance.
Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
LE JUGE LASKIN (dissident) — Le présent pourvoi porte sur la signification du mot «barrage» tel qu’il figure dans une clause d’exclusion contenue dans une police d’assurance responsabilité professionnelle, émise par l’intimée en faveur de l’appelant, et tel qu’il s’applique aux faits à l’égard desquels l’assureur conteste toute obligation. La clause d’exclusion, en ce qu’elle a trait au litige, se lit comme suit:
[TRADUCTION] Cette police ne s’applique pas… à la responsabilité découlant d’opérations se rattachant à des foires ou expositions, tunnels, ponts, ou barrages…
L’appelant est à la tête d’une entreprise d’ingénieurs qu’une municipalité a chargée de préparer les plans et devis d’un «projet de réservoir d’emmagasinement et d’usine d’épuration». Le réservoir qui existait déjà sur l’emplacement ne pouvait suffire aux besoins de la municipalité et on se proposait de l’agrandir. La construction qui a résulté comportait l’utilisation d’un escarpement naturel du terrain et l’érection de trois murs de béton formant un récipient dans lequel s’emmagasinait l’eau provenant d’une source souterraine. C’est l’effondrement du mur central pendant la durée de l’assurance qui a mis en question la couverture des risques.
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La clause d’exclusion emploie le mot «barrage» dans le sens d’un ouvrage. Dans les dictionnaires, ce mot désigne également la masse d’eau ainsi renfermée: Voir: John White & Sons v. J.M. White[2]. Un sens secondaire semblable est donné au mot «réservoir» dont le sens primitif, selon le Shorter Oxford English Dictionary, est: [TRADUCTION] «un réceptacle (de terre, maçonnerie, etc.) spécialement construit en vue de retenir et d’emmagasiner une grande quantité d’eau destinée à l’usage courant». Cette définition convient exactement à l’ouvrage dont il est ici question, et c’est à partir de la distinction entre «barrage» et «réservoir» que le juge de première instance a décidé que l’assureur ne pouvait se prévaloir de la clause d’exclusion.
Le juge de première instance s’est fondé sur la preuve documentaire qui parle d’un réservoir et sur la destination de l’ouvrage qui était de recueillir et de distribuer l’eau pour des fins municipales, et non de retenir un cours d’eau ou d’en hausser le niveau. Lorsqu’elle a infirmé le jugement de première instance, la Cour d’appel du Québec a adopté le sens secondaire que le Shorter Oxford English Dictionary donne au mot «barrage», savoir, [TRADUCTION] «tout autre ouvrage semblable destiné à renfermer de l’eau». Le sens primitif est le suivant:
[TRADUCTION] Un remblai ou mur de soutènement en terre, maçonnerie, etc., construit au travers d’un cours d’eau pour en entraver le débit et en hausser le niveau.
Il me paraît clair qu’en adoptant le sens secondaire, on ne peut en venir à faire abstraction de la destination de l’ouvrage; un «ouvrage semblable» est manifestement un ouvrage destiné à entraver le débit d’un cours d’eau et à en hausser le niveau.
J’ai déjà indiqué que l’ouvrage ou structure dont il est question dans la présente affaire n’était pas de ce genre. Il me semble que le Juge d’appel Taschereau, dont les motifs ont reçu l’approbation du Juge d’appel Casey, a presque répondu à son exposé du litige par la façon dont il l’a formulé: «la seule question qui se pose est donc celle de savoir si le barrage qui retenait
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l’eau dans le réservoir était un ‘dam’ au sens de la police». Le Juge en chef Tremblay, dans ses motifs concordants, a employé le mot «réservoir» dans le sens secondaire auquel j’ai fait allusion précédemment, lorsqu’il a dit du «barrage» qu’il «en résulta une accumulation d’eau, un réservoir». Je suis d’avis que si l’on compare le sens primitif de «dam» et de «réservoir» donné par les dictionnaires — (et je fais remarquer que les deux mots ne sont interchangeables dans aucun des quatre dictionnaires que j’ai consultés, sauf dans le sens secondaire d’une collection ou accumulation d’eau), il est assez évident que leurs différentes destinations respectives déterminent l’utilisation propre à chacun.
Le fait qu’une paroi de la structure s’est révélée défectueuse ne signifie pas qu’il ne faut considérer que cette paroi pour déterminer si c’est un «barrage» qui s’est écroulé. Si le terrain avait cédé à l’autre extrémité, je ne puis imaginer qu’il eût été exact de parler de la rupture d’un barrage lorsqu’il s’agissait d’un escarpement naturel. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage global, compte tenu de la fin pour laquelle il a été érigé, ne correspond à aucune définition de «barrage» donnée dans les dictionnaires anglais que je connais, et rien dans le libellé du contrat d’assurance ne permet d’aller au delà du sens reconnu par les dictionnaires. J’ajoute que l’Oxford Dictionary of English Etymology (1966) définit «dam» ainsi: [TRADUCTION] «mur de soutènement régularisant le débit d’eau, masse d’eau ainsi retenue»; et «réservoir»: [TRADUCTION] «vaste réceptacle d’emmagasinement; approvisionnement de réserve».
J’ai cependant des motifs plus importants de ne pas être d’accord avec la Cour d’appel du Québec, qui ne semble pas avoir pris en considération le fait que c’est une clause d’exclusion qui est en litige et que, par conséquent, l’assureur est tenu de prouver qu’il est clairement couvert par cette clause s’il veut se dégager de toute responsabilité. Il n’a pas le droit de se fonder sur le sens le plus large qui peut être donné au mot «barrage» simplement parce que ce mot est utilisé sans détermination aucune.
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L’assuré peut à bon droit demander que l’interprétation la plus restreinte soit attribuée à un mot qui limite sa protection, à moins que l’assureur ait pris soin de donner à ce mot une signification ou un contexte allant au delà d’un sens étroit mais admis. Je n’ai pas besoin d’épiloguer contra proferentem; son application est assez évidente en l’espèce. De fait, même si je n’étais pas convaincu comme je le suis que l’ouvrage en cette affaire n’est pas un barrage, je n’hésiterais aucunement à conclure que c’est l’assureur et non l’assuré qui doit subir les conséquences de l’imprécision ou du manque de clarté d’une clause d’exclusion.
En plus de la clause d’exclusion, l’assureur a soulevé la prématurité comme moyen de défense, soutenant que l’assuré ne pouvait le forcer à intervenir pour défendre une action qu’on lui avait intentée par suite de la rupture du mur central du réservoir. Ce moyen de défense était basé sur les conditions de la police mais a été rejeté par la Cour supérieure qui a donné la primauté à l’engagement que l’assureur avait contracté en vertu de la police d’assumer la défense de toute action contre l’assuré, nonobstant une disposition subséquente interdisant à l’assuré, entre autres choses, de forcer l’assureur à intervenir. La Cour d’appel du Québec ne s’est pas prononcée sur ce point sur lequel on n’a pas insisté dans la plaidoirie présentée devant cette Cour. Je m’abstiens donc de me prononcer là‑dessus dans la présente affaire.
Je suis donc d’avis d’accueillir l’appel avec dépens en cette Cour et en Cour d’appel du Québec et de rétablir le jugement de la Cour supérieure.
Appel rejeté avec dépens, le Juge Laskin étant dissident.
Procureurs du demandeur, appelant: Letarte, St-Hilaire & Associés, Québec.
Procureurs de la défenderesse, intimée: Taschereau, Drouin & Drouin, Québec.
[1] [1971] C.A. 294.
[2] [1906] A.C.72 à p. 83.