Cour suprême du Canada
Gordon c. Trottier, [1974] R.C.S. 158
Date: 1973-05-07
Pauline Gordon, par son représentant ad litem Newton Gordon (Demanderesse) Appelante;
et
Claudette Trottier, maintenant Claudette Gauthier (Défenderesse) Intimée.
1973: le 27 février; 1973: le 7 mai.
Présents: Les Juges Judson, Ritchie, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
APPEL d’une enfant demanderesse d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, infirmant un jugement du Juge Hughes en sa faveur et rejetant son action en dommages-intérêts pour blessures. Appel rejeté, les Juges Spence et Laskin étant dissidents.
P.B.C. Pepper, c.r., et P.R. Jewell, pour la demanderesse, appelante.
F.W. Knight, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement des Juges Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Laskin, mais comme j’ai une conception différente de certains aspects de la preuve et, partant, arrive à la conclusion opposée, j’estime nécessaire de rédiger des motifs séparés.
Comme l’a indiqué mon collègue le Juge Laskin, l’accident s’est produit lorsqu’une fillette de six ans s’est élancée dans la circulation sur la rue Goyeau, dans la ville de Windsor, et a été heurtée par l’automobile de la défenderesse. L’enfant traversait la rue d’ouest en est à un moment où un certain nombre d’automobiles étaient en stationnement le long du trottoir ouest et où une longue file de voitures était immobilisée face au sud dans la voie de dépassement ouest de la rue, tandis que la défenderesse roulait vers le nord dans la voie est qui, à ce moment-là, n’était d’aucune façon obstruée par d’autres automobiles.
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Le savant juge de première instance a accepté les dépositions des témoins cités par la défenderesse (l’un d’eux, Mlle Lauzon, conduisait l’automobile roulant vers le sud du côté ouest de la rue) relativement à la manière dont l’accident s’est produit et, dans ses motifs, il a tiré les conclusions suivantes à cet égard:
(i) Quant à la façon dont l’enfant a surgi dans la voie est —
[TRADUCTION] Mlle Lauzon dit qu’il y avait de deux à trois pieds de distance entre le pare-chocs avant de sa voiture et le pare-chocs arrière de la voiture qui la précédait, et que Pauline s’est arrêtée un moment, regardant à sa gauche, en d’autres mots, vers le nord, et qu’elle-même, Mlle Lauzon, a été si frappée par l’apparence de l’enfant qu’elle lui a souri, Pauline lui souriant en retour, sur quoi Pauline s’est élancée dans la rue Goyeau et a été heurtée par l’automobile de la défenderesse, laquelle était, au moment où Mlle Lauzon l’a vue pour la première fois, à deux longueurs de voiture environ du point de choc. Assez laborieusement MlIe Lauzon a décrit le geste de Pauline comme un trottinement, mais il ressort clairement de ce témoignage, que j’accepte, que Pauline s’est avancée rapidement, d’entre les files de voitures immobilisées, vers l’est dans le passage de l’automobile de la défenderesse; je conclus que l’enfant a été heurtée par la voiture de la défenderesse, comme l’a dit cette dernière, à un point quelque peu à droite du centre des grilles et pare-chocs avant, et bien à l’intérieur de la voie de dépassement, et non, comme l’ont expliqué Mme Gordon et Mme Guenette (témoins cités par la demanderesse), à quelque trois pieds du trottoir est.
(ii) Quant aux actes de l’appelante immédiatement avant l’accident —
[TRADUCTION] Pauline avait été mise en garde par sa mère, selon mes conclusions, contre les dangers de la circulation; elle en avait été instruite et ce fatal échange de sourires avec Mlle Lauzon a sans doute chassé de son esprit toutes les leçons qu’elle avait reçues à ce sujet; mais il n’y a en moi aucun doute que, compte tenu de ce qu’on peut attendre d’une enfant intelligente et bien élevée, il y a eu négligence de sa part.
À ce propos, je crois qu’est significatif aussi le fait que l’enfant était arrivée tout récemment d’Écosse en ce pays et que, même si on lui avait appris à prendre des précautions avant de traverser la rue, ses leçons avaient porté sur un
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système de circulation où les véhicules roulent du côté gauche et non du côté droit de la route.
(iii) Quant à la réaction de l’intimée justeavant l’accident —
[TRADUCTION] Or je crois qu’il n’y a pas de doute que, lorsqu’elle a vu la fillette demanderesse, elle a réagi aussi rapidement qu’elle l’a pu. Elle a freiné immédiatement: la preuve est entièrement à cet effet, mais elle a dit dans son témoignage, défensivement jusqu’à un certain point, à mon sens, qu’elle roulait à vingt-cinq milles à l’heure, et pourquoi ne l’aurait-elle pas fait puisque la limite de vitesse était de 30 milles à l’heure.
(iv) Quant au moment où l’enfant a pu être vue pour la première fois par l’intimée —
[TRADUCTION] Je ne dis pas qu’elle aurait pu voir la fillette demanderesse à l’endroit où cette dernière se trouvait entre les automobiles, mais si elle avait conduit plus lentement et exercé plus de vigilance, elle aurait pu éviter de la heurter. Le fait est qu’elle a complètement immobilisé sa voiture à seulement quelques pieds passé le point de choc. Si elle avait conduit plus lengement et plus prudemment, elle aurait peut-être pu s’immobilier sans qu’il y ait de choc.
La cour d’appel a traité le dernier passage cité comme représentant une conclusion sur les faits, savoir, que la défenderesse ne pouvait voir la fillette à l’endroit où celle-ci se trouvait entre les automobiles, et bien que le procureur de l’appelante ait soutenu avec force que la mention faite par M. le Juge Hughes n’équivalait pas à une telle conclusion, ce dernier n’a certainement pas tiré de conclusion opposée et, de toute façon, les membres de la Cour d’appel avaient indubitablement, à mon vis, le droit de souscrire à la déduction qu’ils lui imputent et à laquelle je souscris, savoir, que l’intimé ne pouvait voir l’enfant avant qu’elle ne surgisse d’entre les automobiles.
Je suis en outre d’avis que la preuve dans son ensemble étaye la conclusion portant qu’au moment où la fillette appelante s’est avancée «rapidement, d’entre les voitures immobilisées en file, vers l’est dans le passage de l’automobile de la défenderesse», elle n’aurait pas été visible pour un automobiliste venant du sud et exerçant une surveillance raisonnablement vigilante
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avant qu’elle ne se présente soudainement dans la voie de circulation est, ce qu’elle a fait immédiatement après avoir passé devant la voiture de Mlle Lauzon.
Avant d’étudier les motifs de la Cour d’appel, je crois bon de souligner que les conclusions du savant juge de première instance visant les dépositions contradictoires sont toutes favorables à l’intimée et que la question de la crédibilité des témoins ne s’est pas posée; personne n’a contesté non plus la façon dont le savant et expérimenté juge de première instance a conduit le procès, ni son appréciation des témoins. La présente affaire porte par conséquent sur les déductions à tirer de la preuve acceptée au procès et selon moi, elle doit être examinée à la lumière de la mise en garde du Juge Taschereau dans l’affaire Demers c. Montreal Steam Laundry Co.[1], à la p. 538, qui me paraît devoir s’appliquer en l’espèce. Le savant juge a dit:
[TRADUCTION]…c’est un principe juridique établi sur lequel nous nous sommes souvent fondés en cette Cour que lorsqu’une cour de première instance a rendu un jugement sur des faits et qu’une cour d’appel a infirmé ce jugement la seconde cour d’appel ne devrait modifier le jugement rendu dans le premier appel que si elle est absolument convaincue que ce jugement est erroné: Symington v. Symington, L.R. 2 H.L. Sc.415.
Dans des causes récentes, cette Cour a donné son approbation expresse à cet énoncé. Voir Dorval c. Bouvier[2] et les motifs de M. le Juge Pigeon dans Maryland Casualty Company c. Roland Roy Fourrures Inc., une décision pas encore publiée.
La présente affaire, évidemment, doit être étudiée à la lumière des dispositions du par. (1) de l’art. 106 (maintenant par. (1), art. 133) du Highway Traffic Act de l’Ontario, lequel édicte:
[TRADUCTION] Lorsqu’une personne subit une perte ou un dommage à cause d’un véhicule automobile sur un chemin public, le fardeau de la preuve que la perte ou le dommage ne sont pas imputables à la négligence ou à la conduite répréhensible du propriétaire ou du conducteur du véhicule automobile incombe au propriétaire ou au conducteur.
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Dans ses commentaires sur cet article, le savant juge de première instance a dit ce qui suit:
[TRADUCTION] La norme de preuve, évidemment, n’est pas plus élevée que dans toute affaire civile. Je dois être convaincu en me fondant sur une prépondérance de preuve croyable que la défenderesse n’a pas été négligente.
En l’instance, je l’ai déjà indiqué, le savant juge de première instance, après avoir jugé qu’il y avait eu négligence de la part de l’enfant, a réparti la faute et, ce faisant, il a attribué de la négligence à l’intimée sur quatre chefs, dont le premier est que sa vision était restreinte du fait qu’elle ne portait pas les verres qui lui avaient récemment été prescrits. À mon avis, cependant, cette conclusion perd de sa force quand on l’étudie en regard de la conclusion que l’intimée a réagi aussi rapidement qu’elle l’a pu, qu’elle a freiné immédiatement et qu’elle a immobilisé sa voiture à quelques pieds seulement passé le point de choc. L’autre conclusion, à laquelle j’ai souscrit, que l’enfant n’aurait pas été vue par un automobiliste exerçant une surveillance raisonnablement vigilante avant qu’elle n’ait dépassé la voiture de Mlle Lauzon est, à mon avis, assez incompatible avec la conclusion que l’omission de l’intimée de porter ses verres a été un facteur causal de l’accident.
Le second grief de négligence retenu par le savant juge de première instance est que l’intimée n’a pas gardé un œil prudent vers sa gauche, mais comme je l’ai indiqué, je ne crois pas qu’une vigilance raisonnable aurait permis de déceler la présence de la fillette avant qu’elle ne surgisse d’entre les automobiles.
Troisièmement, le savant juge de première instance a estimé que l’intimée roulait à trop grande vitesse dans les circonstances et à cet égard je partage la conclusion suivante de la Cour d’appel:
[TRADUCTION]…rien n’indiquait la présence d’enfants aux alentours; on n’était pas dans une zone scolaire; et l’accident est survenu entre deux intersections. En tenant compte de ces faits, nous ne pouvons simplement pas voir que les circonstances exigeaient une vitesse inférieure à 25 milles à l’heure. Conclure en ce sens, à notre avis, serait déraisonnable, spécia-
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lement si l’on tient compte du fait que la limite de vitesse permise dans ce secteur était de 30 milles à l’heure. Nous concluons donc qu’il n’y avait aucune obligation de ralentir et que la vitesse à laquelle l’intimée conduisait son véhicule n’a pas été une cause effective de l’accident. L’enfant s’est élancée, créant une situation critique dont le choc a été la conséquence.
Enfin, le savant juge de première instance a conclu que l’intimée avait été négligente pour n’avoir pas roulé plus à l’est. Même si l’on acceptait cette conclusion, il ne me paraît pas qu’il s’agit d’une négligence qui aurait été cause de l’accident parce que l’enfant fut heurtée alors qu’elle était à peu près au milieu de la voie est et que le point d’impact s’est trouvé être un peu à droite du centre de l’avant du véhicule de l’intimée. Si l’intimée avait roulé plus à l’est, la seule différence est que l’impact se serait produit quelque peu vers la gauche du centre de l’avant de sa voiture.
Le fardeau légal créé par des dispositions comme celles de l’art. 106, par. (1), de la Loi dite Highway Traffic Act, précitée, a été traité à fond par Lord Wright dans l’affaire bien connue Winnipeg Electric Co. v. Geel[3], dans laquelle il a dit:
[TRADUCTION] Il ne fait aucun doute qu’il n’est pas nécessaire d’étudier la question du fardeau de la preuve si, à la clôture de la preuve, le tribunal peut conclure nettement dans un sens ou dans l’autre, mais elle doit demeurer le facteur déterminant jusqu’à la fin, à moins que la question de la négligence ne soit résolue hors de tout doute, à la satisfaction du jury.
Parlant du fardeau de la preuve dans un autre contexte, Lord Dunedin a fait observer, dans les motifs qu’il a rédigés dans l’affaire Robins v. National Trust Co.[4], à la p. 520:
[TRADUCTION] Cependant, la question du fardeau de la preuve ne peut se soulever pour juger une cause que si le tribunal en vient à la conclusion que la preuve de l’affirmative et celle de la négative s’équilibrent si bien qu’il ne puisse en arriver à une conclusion. Alors le fardeau de la preuve décide de l’affaire. Cependant, si le tribunal, après avoir entendu et apprécié la preuve, en arrive à une conclusion définie,
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le fardeau de la preuve n’a rien à y voir, et il n’est pas nécessaire d’y avoir recours.
Dans la présente cause, le premier juge a nettement conclu qu’il y a eu négligence de la part de la conductrice intimée et la Cour d’appel a tiré une conclusion non moins nette qu’il n’y en a pas eu; il s’ensuit, à mon avis, que la seule question à trancher en l’espèce est de savoir si, après considération de l’ensemble de la preuve, cette Cour est convaincue qu’il n’y a aucune preuve de semblable négligence. Je ne crois pas que le «fardeau» joue un rôle quelconque dans cette démarche.
Vu ce qu’il a été dit plus haut, on se rendra compte que je souscris aux motifs énoncés par M. le Juge en chef Gale au nom de la Cour d’appel. Le pourvoi est donc rejeté avec dépens.
Le jugement des Juges Spence et Laskin a été rendu par
LE JUGE LASKIN (dissident) — Il y a deux points en ce pourvoi, interjeté par la fillette appelante à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a infirmé un jugement que M. le Juge Hughes avait rendu en sa faveur et renvoyé l’action en dommages-intérêts intentée par elle contre l’intimée. Voici le premier point: l’intimée, propriétaire et conductrice du véhicule automobile, avait-elle une responsabilité quelconque envers l’enfant, alors âgée de juste un peu moins de sept ans, pour les blessures subies par cette dernière lors d’un accident survenu pendant qu’elle traversait la rue. Le second point, qui ne peut découler que d’une réponse affirmative quant au premier, est de savoir si la jeune appelante s’est rendue coupable de négligence contributive, comme en a décidé le juge de première instance.
La responsabilité de l’intimée dépend de la question de savoir si c’est à bon droit que le juge de première instance a conclu qu’elle ne s’est pas acquittée de l’obligation que la loi lui impose de prouver qu’il n’y a pas eu négligence. Nulle part dans ses motifs la Cour d’appel de l’Ontario n’a traité de la question du fardeau légal de preuve si ce n’est lorsqu’elle a dit
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[TRADUCTION] «le savant juge de première instance a conclu qu’il y avait quatre griefs de négligence que l’intimée n’avait pas infirmés». Dès le début de ses motifs, de même que plus loin dans le cours de ceux-ci, la Cour d’appel est partie du point de vue que (pour reprendre ses termes): [TRADUCTION] «la preuve ne suggère pas de négligence qui rendrait la défenderesse responsable», et que, de plus, [TRADUCTION] «nous ne pouvons déceler, dans sa conduite le jour en question, aucune négligence attribuable à la défenderesse, et qui rendrait la défenderesse responsable envers la demanderesse».
Cette façon de voir, qui donne clairement l’idée d’un fardeau imposé à la demanderesse, a sa source, il me semble, dans des mentions qu’a faites le juge de première instance, dans ses motifs, de certains actes et comportement de l’intimée indiquant selon lui de la négligence. Il a fait précéder ces mentions d’une affirmation que (TRADUCTION) «somme toute, il me faut dire que l’on n’a pas satisfait au fardeau». Ce qu’il a ensuite appelé indices de négligence aurait dû être qualifié simplement de conclusions sur les faits (c’en était) visant à étayer sa conclusion sur le fardeau de la preuve. Ainsi, il a conclu que l’intimée, souffrant d’une vue défectueuse (à la fois de myopie et d’astigmatisme), avait omis de porter les verres qui lui avaient été prescrits. Il a conclu que la circulation vers le sud était intense sur la gauche de l’intimée près des lieux de l’accident, par suite de l’embarquement d’employés qui avaient achevé leur journée de travail dans l’édifice de la compagnie de téléphone Bell, du côté ouest de la rue sur laquelle l’intimée roulait vers le nord. La fillette qui a subi des blessures avait tenté de traverser vers l’est à partir du domicile de ses parents, du côté ouest de la rue, passant entre les voitures en stationnement de ce côté-là et entre les voitures allant en direction sud, qui étaient immobilisées par un feu rouge. Le juge de première instance a conclu aussi que l’intimée conduisait à 25 milles à l’heure sous une petite pluie fine et sur une surface glissante, à l’heure de pointe du soir, et que par suite du ciel couvert il faisait plus sombre que d’habitude
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vers 5 h 30 ou 5 h 45 le 21 juin, qui était pourtant le jour le plus long de l’année. De plus, il a conclu que la fillette était bien engagée dans la voie que suivait l’intimée au moment où elle fut heurtée, et que c’est la partie de l’automobile se trouvant à droite du milieu de la grille avant qui, de fait, avait heurté la fillette.
En faveur de l’intimée, il a conclu que l’enfant s’était avancée rapidement («s’était élancée», dit la preuve), d’entre les voitures immobilisées en file, vers l’est dans le passage de l’automobile de l’intimée, sans regarder vers sa droite, et que l’intimée avait réagi rapidement quand elle avait aperçu la demanderesse, freinant immédiatement et s’arrêtant à quelques pieds passé le point de choc.
La véritable difficulté en cette affaire, en ce qui a trait au droit applicable, découle des autres observations du juge de première instance concernant ce que l’intimée aurait dû faire. Ces observations, la Cour d’appel les a traitées comme un énoncé de griefs de négligence qui, s’ils n’étaient pas prouvés, exonéraient l’intimée. Le juge de première instance dit que: (1) l’intimée aurait dû mieux surveiller sa gauche; (2) elle aurait dû conduire plus lentement; et (3) elle aurait dû se tenir plus à l’est de la voie destinée à la circulation allant vers le nord. En n’attribuant pas de valeur à ces assertions et en rejetant aussi l’omission de l’intimée de porter ses verres comme cause effective de l’accident, la Cour d’appel a pris comme point de départ une présumée conclusion du juge de première instance que (TRADUCTION) «[l’intimée] n’aurait pas pu voir [l’enfant] avant [qu’elle ne surgisse de la file d’automobiles allant vers le sud]». En fait, cette présumée conclusion a clos l’affaire dans l’esprit de la Cour d’appel.
Interpréter ainsi ce qu’a dit le juge de première instance équivaut à détacher quelques mots d’un contexte qui laisse prévoir une conclusion différente. Les trois griefs de négligence que j’ai énoncés, et que la Cour d’appel a rejetés, sont logiques uniquement si l’on pose comme prémisse que l’intimée n’a pas réussi à établir qu’elle n’aurait pas pu voir l’enfant assez tôt pour éviter l’accident. Les conclusions sur
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les faits, relatées plus haut, le démontre clairement. Ce qui a été dit par le juge de première instance sur la question l’a été après étude de l’arrêt rendu par cette Cour dans Bédard c. Gauthier[5], une affaire dans laquelle un garçonnet de cinq ans avait surgi en courant de derrière une camionnette pour arriver devant un taxi roulant à une vitesse de dix à douze milles à l’heure. Cette Cour a conclu à la responsabilité, statuant, entre autres choses, que le conducteur aurait dû regarder à sa gauche. En la présente affaire, le juge de première instance a fait précéder son renvoi à l’arrêt Bédard c. Gauthier de la déclaration que [TRADUCTION] «dans certaines conditions de circulation aux heures de pointe, lorsque des gens sortent d’immeubles à bureaux, la limite de vitesse [qui était de trente milles à l’heure] ne convient pas, comme on l’a signalé…dans l’affaire Bédard c. Gauthier…». Il a conclu son étude de l’arrêt Bédard c. Gauthier par ces mots:
[TRADUCTION] Je pense que la défenderesse en la présente affaire avait aussi l’obligation de garder un œil prudent vers sa gauche et qu’elle ne l’a pas fait. Je ne dis pas qu’elle aurait pu voir la fillette demanderesse à l’endroit où cette dernière se trouvait entre les automobiles, mais si elle avait conduit plus lentement et exercé plus de vigilance, elle aurait pu éviter de la heurter.
Cette partie des motifs n’est pas isolée mais constitue plutôt un élément qui se rattache à des énoncés antérieurs qui font nettement voir, à mon avis, que le juge de première instance pensait au fardeau légal.
Comprise comme il faut à la lumière de ce que le juge de première instance avait déjà dit dans ses motifs (j’aborderai bientôt ce point), sa déclaration que voici: [TRADUCTION] «Je ne dis pas qu’elle (l’intimée) aurait pu voir la fillette à l’endroit où cette dernière se trouvait entre les automobiles», signifiait simplement qu’il incombait à l’intimée de réfuter cela. Il ne faut pas la transformer en conclusion positive, comme l’a dit la Cour d’appel, [TRADUCTION] «qu’elle n’aurait pas pu la voir avant». Le juge de première instance a bien pris soin de ne pas ajouter «Je
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ne dis pas qu’elle n’aurait pas pu la voir» parce que c’est à l’intimée qu’il appartenait de l’établir et les conclusions du juge de première instance vont à l’encontre d’une telle conclusion.
J’énumère cinq observations figurant dans les motifs du juge de première instance avant le passage controversé pour faire voir dans quel contexte il s’est servi des termes mal compris: (1) l’omission de porter des verres qui auraient peut-être permis à l’intimée de voir l’enfant plus tôt qu’elle ne l’a fait; (2) cela aurait pu lui permettre d’évaluer le mouvement fait par l’enfant; (3) l’intimée aurait dû être sur ses gardes en prévision de ce qui s’est effectivement passé; (4) elle aurait dû mieux surveiller sa gauche; (5) [TRADUCTION] «lorsqu’elle a vu la fillette demanderesse, elle a réagi aussi rapidement qu’elle l’a pu» (J’ai mis un mot en italique).
Bref, le juge de première instance a énuméré diverses circonstances qui appelaient une réponse de la défenderesse (et non une preuve de négligence de la part de la demanderesse) pour qu’elle se libérât du fardeau légal qui lui incombait. Ce que le juge de première instance a considéré comme étayant sa conclusion sur le fardeau de la preuve, la Cour d’appel a paru le considérer comme motif indépendant et exclusif de responsabilité, mais fondé sur une présumée conclusion qui, en fait, n’avait pas été tirée vu le fardeau de preuve incombant à l’intimée. Bien sûr, le fardeau légal disparaît devant une preuve dissipante, mais il doit s’agir d’une preuve qui fait davantage qu’équilibrer la situation et qui exonère positivement d’après une prépondérance des probabilités. En l’espèce, ce ne serait pas obliger l’intimée à repousser toutes les possibilités lointaines que d’exiger qu’elle démontre qu’elle n’aurait raisonnablement pas pu voir la fillette demanderesse plus tôt; ou, qu’elle n’aurait pas pu l’éviter même si elle l’avait vue plus tôt. Les conclusions du juge de première instance indiquent que l’intimée a échoué en ces matières et, par conséquent, il l’a tenue responsable. Pour le juge de première instance, le pivot de l’affaire n’a pas été, comme l’a dit la Cour d’appel, de savoir s’il y avait eu négligence [TRADUCTION] «pouvant rendre la défenderesse
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responsable» (pour reprendre les termes de cette cour-là), mais bien de savoir si la défenderesse avait pu établir positivement qu’elle n’avait pas été négligente.
Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi en ce qui a trait au premier des deux points que cette Cour doit trancher. Quand au second, se rapportant à la négligence contributive de l’enfant, je ne crois pas que la question soulevée par le procureur de l’appelante, à savoir qu’il faille adopter une approche subjective, se pose en l’espèce. Le juge de première instance a considéré l’affaire du point de vue des qualités de l’enfant lorsqu’il a conclu qu’une part de négligence pouvait lui être imputée. Je ne modifierais pas cette conclusion.
En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance du juge de première instance. L’appelante a droit à ses dépens en cette Cour et en Cour d’appel.
LE JUGE PIGEON — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mes collègues les Juges Ritchie et Laskin et ne répéterai pas les faits qu’ils ont relatés.
La question en cette Cour est indubitablement de déterminer si la Cour d’appel a eu raison de modifier la conclusion finale du juge de première instance que l’automobiliste défenderesse, l’intimée en cette Cour, n’a pas réussi à prouver que l’accident n’était aucunement attribuable à sa négligence ou conduite répréhensible. On a soulevé plusieurs objections sur la façon dont la Cour d’appel a traité les conclusions du premier juge sur les faits et les déductions à en tirer. Dans les circonstances, j’estime préférable de me reporter au jugement de première instance et de considérer si les raisons étayant la conclusion précitée sont valables d’après les conclusions sur les faits. Comme le déclare mon collègue le Juge Ritchie, le juge de première instance a donné quatre raisons pour lesquelles, selon lui, la défenderesse n’a pas réussi à prouver qu’elle n’a pas été négligente.
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La première raison est qu’elle ne portait pas les verres qui lui avaient été récemment prescrits. A mon avis, un lien de cause à effet avec l’accident a été réfuté effectivement lorsque le juge de première instance a conclu que [TRADUCTION] «lorsqu’elle a vu la fillette demanderesse, elle a réagi aussi rapidement qu’elle a pu», et a ajouté [TRADUCTION] «je ne dis pas qu’elle aurait pu voir la fillette demanderesse à l’endroit où cette dernière se trouvait entre les automobiles, mais si elle avait conduit plus lentement et exercé plus de vigilance, elle aurait pu éviter de la heurter».
Que l’accident eût pu être évité si l’automobiliste avait conduit plus lentement (la seconde raison) peut se dire dans presque chaque cas où un piéton se fait frapper. En soi, cela ne suffit pas pour conclure que le conducteur d’une automobile n’a pas réussi à prouver qu’il n’y a pas eu négligence. Il doit y avoir quelque chose qui permette de considérer sa vitesse comme une conduite répréhensible. En l’instance, l’accident s’est produit à l’heure de pointe dans une rue très passante menant au tunnel Windsor-Detroit. L’intimée n’avait pas le droit de ne pas tenir compte de l’art. 85 de la loi dite Highway Traffice Act, R.S.O. 1970, c. 202:
[TRADUCTION] 85. Nul véhicule automobile ne doit être conduit sur un chemin public à une vitesse si faible qu’il y entrave ou bloque la circulation normale et raisonnable des autres véhicules, à moins que cette vitesse ne soit rendue nécessaire pour conduire en sécurité eu égard à toutes les circonstances.
Dans ces conditions, la défenderesse ne pouvait se permettre de conduire beaucoup plus lentement qu’à sa vitesse admise de 20 à 25 milles à l’heure, sauf si une nécessité particulière l’obligeait à réduire sa vitesse.
Le juge de première instance s’est reporté au jugement de cette Cour dans l’affaire Bédard et al c. Gauthier[6]. Toutefois, il faut noter qu’il s’agissait dans cette affaire-là d’une zone scolaire et que les enfants jouaient dans la rue aussi bien que sur les trottoirs. Ils étaient tout à fait visibles si le défendeur avait regardé, ce qu’il
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avait admis n’avoir pas fait. C’est dans ces circonstances-là qu’on a décidé qu’il aurait dû prévoir, lorsqu’il allait dépasser une camionnette en stationnement, la possibilité que des enfants traversent la rue en courant. Toutefois, dans l’affaire Freedman c. Cité de Côte St-Luc[7], la majorité en cette Cour a jugé que la Cour d’appel avait à bon droit refusé d’appliquer la même exigence dans des circonstances ordinaires. La victime en cette affaire-là était également un enfant de six ans et M. le Juge Abbott a fait les observations suivantes (à la p. 219):
Pour arriver à la conclusion qu’il a tirée, le juge de première instance paraît s’être fondé, dans une certaine mesure, sur l’arrêt de cette Cour dans l’affaire Bédard c. Gauthier, mais je dois respectueusement dire que les faits de cette affaire-là étaient clairement différents. Dans l’affaire Bédard, le conducteur de l’automobile circulait sur une rue à sens unique et dans une zone d’école alors que les enfants venaient juste de sortir des classes. Un enfant de cinq ans, qui jouait sur le trottoir avec d’autres enfants tout près d’un camion en stationnement, a surgi en courant de devant ledit camion; il a été heurté et blessé. Le conducteur a admis savoir que c’était une zone d’école et ne pas avoir vérifié s’il y avait des enfants en train de jouer sur le trottoir. Eu égard à ces circonstances, il a été décidé que le conducteur n’avait pas réussi à s’acquitter du fardeau que la loi lui imposait. Dans la présente affaire, l’accident n’est pas survenu dans une zone d’école, mais dans une rue où la circulation est permise dans les deux sens. Rien n’indiquait que des enfants, autres que la victime, jouaient aux alentours. Le conducteur a regardé vers sa droite en approchant de l’intersection et, comme je l’ai déjà dit, il maîtrisait si bien son véhicule qu’après l’accident il a été capable de l’immobiliser avant même d’avoir complètement traversé l’intersection.
Il ne me paraît pas qu’en la présente affaire il y ait réellement quelque importance à déterminer si l’intimée pouvait voir la fillette lorsque cette dernière était arrêtée devant l’automobile de Mlle Lauzon derrière les autres voitures immobilisées par le feu de circulation. Même si elle l’avait vue arrêtée là, il ne me paraît pas qu’elle aurait dû prévoir que l’enfant pouvait soudainement s’élancer pour traverser l’autre
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voie sans regarder si des voitures venaient à droite. Quand elle le fit, l’intimée n’était plus qu’à deux longueurs de voiture de l’enfant. La distance était nettement insuffisante pour immobiliser une automobile roulant à 25 milles à l’heure. Voilà qui écarte la troisième raison.
Quant à la quatrième raison, à savoir que l’intimée ne conduisait pas aussi près que possible du côté est de la rue, je ne vois pas comment on peut considérer cela comme une négligence dont elle n’a pas réussi à écarter l’imputation. En vertu de quoi pourrait-on dire qu’elle avait l’obligation de conduire ainsi? La rue avait 32 pieds de large. Il y avait une file de voitures en stationnement du côté ouest, ce qui laissait à la circulation juste l’espace voulu pour deux voies ordinaires de 12 pieds, une dans chaque sens. A mon avis, l’intimée n’a rien fait de répréhensible en conduisant son automobile plus près du centre da la rue que du trottoir du côté est.
Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Appel rejeté avec dépens, les JUGES SPENCE et LASKIN ètant dissidents.
Procureurs de la damanderesse, appelante: Ricketts, Farley, Lowndes & Jewell, Toronto.
Procureurs de la dèfenderesse, intimée: Bartlet & Richardes, Windsor.
[1] (1897), 27 R.C.S. 537.
[2] [1968] R.C.S. 288.
[3] [1932] A.C. 690.
[4] [1927] A.C. 515.
[5] [1958] R.C.S. 92.
[6] [1958] R.C.S. 92.
[7] [1972] R.C.S. 216.