Cour suprême du Canada
Savard c. Cité de Chicoutimi, [1974] R.C.S. 1037
Date: 1973-06-29
Lucien Savard (Demandeur) Appelant;
et
La Cité de Chicoutimi (Défenderesse) Intimée.
1973: le 14 mai; 1973: le 29 juin.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Pigeon, Laskin et Dickson.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec, confirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel rejeté.
R. Desbiens, pour le demandeur, appelant.
G. Prévost, pour la défenderesse, intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi est à l’encontre d’un arrêt unanime de la Cour d’appel du Québec qui a confirmé le jugement rendu par la Cour supérieure donnant acte à la municipalité intimée de sa confession de jugement au montant de $1,000 et rejetant pour le surplus l’action en dommages du demandeur appelant, Lucien Savard.
Savard était propriétaire d’un grand terrain vacant dans la ville de Chicoutimi. Ce terrain n’était pas facile à utiliser parce qu’il consistait essentiellement en une butte dont la crête était au centre avec des pentes très abruptes. Au début de 1959, Savard, dont les ressources
[Page 1039]
financières étaient très modestes, fit préparer par un arpenteur un projet de lotissement. Le plan montre le terrain en question comme situé au nord de la «rue Dubuc». Cependant, les lignes topographiques font voir que la crête de la butte traversait l’emprise de cette rue. En fait, ce n’était pas encore une rue, pas même sur le plan cadastral. Le projet comportait la subdivision du terrain en une dizaine de lots avec au centre, un rond-point de 120 pieds de diamètre relié à la «rue Dubuc» par une rue dont l’emplacement se situe approximativement à la crète de la butte.
Ce projet de lotissement fut soumis à la municipalité. Le 6 mars 1959, Savard adressait au maire et aux échevins une lettre qui commence comme suit:
D’après le dernier règlement d’emprunt, la cité a prévu un montant pour le débouché des rues Ste-Anne et Dubuc: c’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait opportun de présenter mon projet de futur développement des parties des lots 611 — 612 — 626 — 627 — et 630 dans le but de le faire accepter par le conseil.
Le projet fut finalement approuvé avec de légères modifications.
Le plan officiel signé par Savard et par le gérant de la Ville porte la date du 10 juin 1959 et il comporte, non seulement la subdivision du terrain de Savard, mais aussi celle du morceau de terre appartenant à la municipalité qui devait prolonger, sur une longueur d’environ 400 pieds, la rue Dubuc en face du terrain de Savard. Le livre de renvoi officiel accompagnant le plan décrit la Ville comme propriétaire du prolongement de la rue Dubuc, mais c’est Savard qui figure comme propriétaire des parties de lots qui y sont décrites comme «(RUE)» et qui, partant de la rue Dubuc, aboutissent à la petite place ou rond-point déjà mentionné. Cette rue à laquelle on a ultérieurement donné le nom de «Rue Alexandre» par un règlement en date du 1er février 1960, devait donc être une voie de circulation desservant uniquement le lotissement de Savard. Le 18 janvier, le conseil de ville fut saisi d’une offre de cession de l’emprise
[Page 1040]
pour le prix nominal de $1 et résolut de l’accepter. L’acte fut signé devant notaire le 19 février.
De même que pour ouvrir le prolongement de la rue Dubuc à la circulation il était indispensable de couper la crête de la butte, de même pour ouvrir la rue Alexandre et rendre utilisables pour la construction domiciliaire les lots alentour, il était indispensable d’abaisser cette butte. Le 30 janvier 1960, Savard obtenait de l’arpenteur Lamarre une lettre lui donnant les indications suivantes:
…j’ai préparé un projet d’aménagement de cette propriété afin de la rendre plus propice à la construction, tout en respectant l’ouvrage fait pour l’ouverture des rues Dubuc, Ste‑Anne et Jolliet.
Pour exécuter ce projet, il vous faudra aménager une certaine quantité de terre provenant soit de votre propre terrain, soit de la partie de la rue Dubuc, en front de votre terrain et de la partie au Sud de celle-ci, dans l’angle qu’elle forme avec l’avenue Jolliet.
Voici ces chiffres:
De votre terrain:
Volume total de terre à aménager..................
67,500 v. cu.
Volume de terre à garder pour fin de remplisage.........................................................
28,800 v. cu.
Volume à disposer pour transport..................
38,700 v. cu.
Du terrain appartenant à la Cité:
Volume de terre à aménager..........................
25,200 v. cu.
Il est clair que dans cette lettre «terrain appartenant à la Cité» veut dire la rue Dubuc et «votre terrain» comprend la «rue Alexandre». Dès le lendemain, 1er février 1960, Savard faisait une offre à la municipalité en vue de l’enlèvement de terre. Cette offre n’ayant pas été acceptée, il en soumit une autre le 3 mars. A une assemblée du conseil tenue le 7 mars, continuée par ajournement les 10 et 15 mars, une résolution fut adoptée autorisant la signature d’une entente à certaines conditions. Un acte fut signé en conséquence devant notaire le 17 août 1960. Savard commence par y déclarer qu’il a donné à la Ville «22,397 pieds carrés de terrain pour la rue». Ensuite, l’acte dit:
Pour permettre à la Cité de faire plus facilement le transport de la terre, M. Savard cède et transporte
[Page 1041]
avec garantie et aussi franc et quitte à la Cité les trois emplacements suivants:
(Description)
Par cette garantie, la Cité assume temporairement le coût pour le chargement de la terre sur son terrain.
Il est bien entendu que monsieur Savard s’engage à rembourser à la Cité tout montant dû à cette dernière, au fur et à mesure qu’il recevra de l’argent par suite de la vente de ses terrains.
A défaut du remboursement du chargement des 27,000 verges de terre cubes mesurées sur la place par monsieur Lucien Savard dans les 24 mois suivants, où le total des 27,000 verges de terre cubes mesurées sur place auront été enlevées sur la subdivision officielle de monsieur Lucien Savard faite par l’arpenteur Jean-Marie Lamarre en date du dix juin mil neuf cent cinquante-neuf (1959), payables à $0.12 la verge soit $3,240.00 tel que convenu, la Cité deviendra immédiatement et sans mise en demeure et sans aucun avis quelconque, propriétaire des lots plus haut mentionnés et actuellement donnés en garantie, et le dit monsieur Savard s’engage à signer tous documents nécessaires pour donner effet à la présente convention, afin que la Cité devienne propriétaire de ces lots.
Par un acte subséquent du 20 juin 1961, il a été convenu que la suite de la convention devait se lire comme suit:
Cette dite terre sera enlevée au fur et à mesure que la Cité en aura besoin pour placer sur le dépotoir de la Cité de Chicoutimi, où il sera, ou pour d’autres fins, et le conseil a décidé que dix mille verges (10,000) cubes en place soient utilisées immédiatement et que les dix-sept mille autres verges cubes (17,000) en place soient enlevées au cours de l’année mil neuf cent soixante et un (1961), et au plus tard le premier de septembre mil neuf cent soixante et deux (1962),
La Ville enleva dans le délai prévu moins d’une dizaine de mille verges cubes de terre.
Par son action intentée le 26 juin 1963, le demandeur réclama $52,000 de dommages prétendant que les 27,000 verges cubes de terre à enlever devaient être prises sur ses lots et que la Ville se trouvait obligée d’enlever en outre 25,000 verges cubes de la rue Alexandre, le tout à $1.00 la verge cube. Les paragraphes 9 et 10 de sa déclaration se lisent comme suit:
[Page 1042]
9. Il est physiquement impossible d’enlever les 27,000 verges cubes de terre de sur les propriétés du demandeur sans enlever en même temps la terre qui se trouve sur le site de la rue Alexandre, faisant partie de la subdivision et qui est la propriété de la Cité défenderesse;
10. Sur le site de la rue Alexandre formée des lots 630-5, 627-5, 626-1 et 612-5 au cadastre officiel de la Ville de Chicoutimi, se trouvent 25,000 verges cubes de terre qui devront être enlevées en même temps tel que ci-haut mentionné, et le coût d’enlèvement de cette terre sera de $25,000.00;
Une défense à l’action fut produite le 21 novembre 1963 mais l’affaire ne fut pas instruite promptement. La Ville enleva le reste des 27,000 verges cubes en mai, juin et juillet 1965. Après cela, le 27 janvier 1967, elle produisit une confession de jugement pour la somme de $1,000 avec intérêt et dépens. Cette confession de jugement fut refusée mais, comme le permet l’art. 460 du Code de procédure civile, le demandeur obtint jugement pour le montant mentionné dans la confession et l’instance se poursuivit pour le surplus.
Le 11 avril 1967, le demandeur produisit une déclaration amendée dans laquelle, tout en maintenant les allégués ci-dessus reproduits, il ajoute que la négligence de la Ville lui a causé des dommages qu’il évalue à $4,000 pour la période antérieure à l’institution de l’action et à $181,000 pour la période subséquente. Les nouvelles conclusions veulent que le demandeur soit autorisé à faire enlever 27,000 verges cubes de terre de ses lots et 25,000 verges cubes de la rue Alexandre; que la Ville soit condamnée à payer $52,000 pour le coût de cet enlèvement avec, en outre, $185,000 de dommages; que le demandeur soit délié de ses obligations en vertu des conventions du 17 août 1960 et du 20 juin 1961, que ces conventions soient annulées et que l’enregistrement en soit radié.
Après une longue enquête, la Cour supérieure a refusé d’admettre que les conventions conclues entre le demandeur et la Ville obligeaient cette dernière à enlever 52,000 verges cubes de terre et non pas 27,000 en tout. Quant aux dommages dus au retard à exécuter ces conventions, la confession de jugement a été déclarée
[Page 1043]
suffisante et l’action pour le surplus a été rejetée avec dépens.
Cette décision ayant été confirmée en appel, l’appelant a soutenu devant nous
1) que la Ville était obligée de faire l’enlèvement des 27,000 verges cubes de terre sur les lots de Savard;
2) que les dommages causés par le retard à faire l’enlèvement s’élevaient à beaucoup plus de $1,000;
3) qu’une partie au moins des autres conclusions aurait du être accordée.
On ne saurait nier que la rédaction de la convention du 17 août 1960 laisse à désirer. Nulle part dans l’acte ou dans la résolution, on ne s’est préoccupé de décrire avec précision où devait se faire l’enlèvement de la terre. On commence par parler du «chargement de la terre sur son terrain» ce qui veut dire celui de Savard. Mais ensuite, pour les lots destinés à être vendus, on dit «ses terrains». Après cela, vient la clause touchant le «remboursement du chargement des 27,000 verges» (c’est la première fois qu’on en parle dans l’acte), après qu’elles auront «été enlevées sur la subdivision officielle de M. Lucien Savard». Comme on l’a vu, cette subdivision officielle comprend ce que l’on a ultérieurement appelé la rue Alexandre aussi bien que les terrains destinés à être vendus. Ce n’est qu’ultérieurement que Savard a cédé l’emprise de la rue à la municipalité. Mais celle-ci, en acceptant la cession, n’a pas pris l’engagement d’ouvrir la rue à la circulation. Cette ouverture à la circulation nécessitait un règlement (Loi des Cités et Villes, S.R.Q. ch. 193, art. 429, par.1). Le règlement versé au dossier ne fait que donner un nom à la rue ce que l’on peut faire par résolution ou par règlement (même art. par. 7(a)).
Lors de la signature de la convention par conséquent, on ne peut pas dire que le terrain cédé à la municipalité était une rue. Il était simplement destiné à le devenir. Pour que cela fut possible, il fallait évidemment y enlever une grande quantité de terre et cet enlèvement
[Page 1044]
devait se faire uniquement dans l’intérêt de Savard car lui seul avait intérêt à l’ouverture de la rue Alexandre. Dans cette situation, la Cour supérieure et la Cour d’appel ont interprété littéralement la clause de la convention où l’on dit que les 27,000 verges seront enlevées «sur la subdivision officielle de M. Lucien Savard» qui comprend ce que l’on a subséquemment désigné comme la rue Alexandre.
Il ne me paraît pas que l’on ait fait erreur en en venant à cette conclusion malgré ce que l’on trouve ailleurs dans l’acte et dont on pourrait déduire que l’enlèvement de terre au coût duquel Savard est appelé à contribuer doit se faire uniquement sur son terrain. Encore une fois, il ne faut pas oublier que l’aménagement de la rue Alexandre était uniquement dans son intérêt, contrairement à ce qui est le cas pour la rue Dubuc. Savard savait, lorsqu’il a traité avec la Ville, que celle-ci devrait enlever environ 25,000 verges cubes pour rendre la rue Dubuc praticable (voir la lettre précitée de l’arpenteur Lamarre). Il savait aussi que pour rendre sa subdivision utilisable, il fallait y enlever plus de 27,000 verges cubes (même lettre).
Dans ces circonstances, la Cour supérieure était justifiable de statuer que Savard n’avait droit qu’à un montant nominal pour dommages découlant du retard de la Ville à faire l’enlèvement des 27,000 verges cubes de terre. Comment pourrait-il en être autrement puisque la municipalité ne s’était pas obligée à faire l’ouverture de la rue Alexandre? Savard lui ayant cédé le terrain, devait attendre pour cela le bon vouloir du conseil municipal. Il ne peut donc pas recouvrer les dommages importants qu’il a fait calculer par un comptable comme si la Ville avait pris l’obligation, non seulement d’enlever, dans le délai fixé par l’acte, 27,000 verges cubes de terre, mais aussi d’ouvrir la rue Alexandre à la circulation.
Quant aux autres conclusions, il suffit de dire que l’appelant n’a fait valoir aucune raison pour laquelle il y aurait eu droit. Il est vrai que l’on n’a pas cru nécessaire de donner de motifs explicites à ce sujet, mais il est sûr que le rejet
[Page 1045]
de l’action comporte le rejet de toutes les conclusions.
Pour ces motifs, je conclus qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureur pour le demandeur, appelant: Rosaire Desbiens, Montréal.
Procureur pour la défenderesse, intimée: Gilles Prévost, Chicoutimi.