Cour suprême du Canada
Gaz Métropolitain Inc. c. Toupin et al., [1974] R.C.S. 1071
Date: 1973-06-29
Gaz Métropolitain Inc. (Défenderesse) Appellante;
et
Roland Toupin (Demandeur)
et
Jean Chabot (Défendeur) Intimés.
1973: les 14 et 15 mai; 1973: le 29 juin.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Ritchie, Pigeon et Dickson
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel rejeté avec dépens.
G. Emery, c.r., et G. Doss, pour la défenderesse, appelante.
P. de Grandpré, c.r., pour les demandeurs, intimés.
Le jugement du Juge en chef Fauteux et des Juges Abbott, Ritchie et Dickson a été rendu par
LE JUGE ABBOTT — Dans ses motifs, mon collègue le Juge Pigeon a résumé en détail les faits et les jugements des Cours d’instance inférieure et il n’y a pas lieu de les répéter. L’appel porte sur des questions de fait et puisque je souscris aux motifs et aux conclusions du savant juge de première instance que la Cour d’appel a confirmés à l’unanimité, je suis d’avis de rejeter l’appel pour les mêmes motifs.
LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi est à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec[2] qui a confirmé un jugement de la Cour supérieur condamnant la compagnie appelante, solidairement avec l’intimé Jean Chabot, à payer à l’intimé Roland Toupin des dommages au montant de $59,429.44 et partageant également entre les deux défendeurs leur responsabilité solidaire. Jean Chabot s’est désisté de son propre pourvoi et n’était pas représenté à l’audition.
Toupin était propriétaire d’une assez vieille maison comprenant trois logements en autant d’étages. Il occupait le rez-de-chaussée. Il avait un locataire, Gaston Richard, au dernier étage. L’autre logement, le deuxième étage comme on le désigne dans la preuve, était inoccupé et Toupin avait décidé d’y loger sa fille qui devait se marier prochainement. Dans l’intervalle, il y faisait faire des améliorations. Il était allé voir l’intimé Chabot qui est plombier et avait com-
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mandé, en outre d’un évier, un chauffe-eau et un calorifère à gaz.
Pour encourager la multiplication des appareils fonctionnant au gaz, la compagnie appelante avait ce qu’elle appelait un programme d’installation contributive. Sous le nom qui était alors le sien, elle avait mis à la disposition de certains plombiers, et notamment de Chabot, des formules intitulées:
CORPORATION DE GAZ NATUREL DU QUEBEC RENSEIGNEMENTS SUR INSTALLATION CONTRIBUTIVE
On y trouvait des blancs pour le nom du client, la description des appareils de chauffage vendus et, en dernier lieu, les «exigences d’installation». Toupin signa une de ces formules décrivant les deux appareils à gaz commandés et énumérant des «exigences d’installation» au montant de $177.48. Au-dessus de sa signature, on y voit ce qui suit:
IL EST CONVENU QUE LA CORPORATION DE GAZ NATUREL DU QUEBEC FOURNIRA $…….SEULEMENT. LE SOLDE SERA RÉCLAMÉ DE L’ACHETEUR PAR L’INSTALLEUR UNE FOIS L’INSTALLATION TERMINÉE.
Cette formule a été remise à un représentant de l’appelante, un nommé A. Beaudet, qui l’a signée en regard des mots «Signature du Conseiller». Il n’est pas nié que cela impliquait l’engagement de payer la totalité des frais d’installation et que Chabot en fut informé.
Dans un coin de la cuisine du logement inoccupé, il y avait un vieux compteur à gaz datant de 1926 relié par un branchement à une conduite principale montant le long d’une cheminée qui se trouvait dans le mur latéral mitoyen de la maison. Toupin voulait placer la cuisinière dans ce coin-là devant la cheminée et le compteur à l’intérieur d’une armoire qu’il se proposait d’aménager le long du reste du mur. Chabot, ou plutôt un ouvrier à son emploi, commença donc par enlever le compteur et le branchement jusqu’à la conduite principale pour installer tout de suite un nouveau branchement de 4 ou 5 pieds de longueur au bout duquel il relia, avec des
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raccords appropriés, ce que dans la preuve on a appelé un «support de compteur». Ce «support» est une pièce placée horizontalement à un bout de laquelle se trouve un robinet relié à la conduite d’amenée et à l’autre, le raccord de la conduite d’alimentation des appareils. En dessous de ce «support», il y a de chaque côté un raccord qui se relie à l’entrée et à la sortie du compteur. Le vieux compteur n’était pas ainsi installé. Il était raccordé avec des tubes de plomb, ce qui n’était plus permis. Le nouveau «support» qui était usagé, était la propriété de l’appelante qui en avait cependant laissé un approvisionnement à Chabot. Celui‑ci compléta l’installation des conduites de gaz destinées à alimenter les appareils en ayant soin de boucher sous le «support» les raccords pour le compteur.
Sur les entrefaites survint le préposé à la lecture du compteur qui scella le robinet de façon à empêcher de l’ouvrir sans briser le sceau, prit la lecture du compteur et fit un rapport en conséquence à la compagnie. Plus tard, un inspecteur municipal vérifia les conduites de distribution au moyen de l’air comprimé et se déclara satisfait de l’étanchéité. Après cela, Toupin raccorda lui-même la cuisinière. Quelques jours plus tard, soit le 4 juin 1963 vers deux heures après midi, Chabot, ayant raccordé le chauffe-eau et le calorifère, installa le compteur en mettant dans les raccords des rondelles fournies par la compagnie appelante. A ce moment-là , le «support» se trouvait à l’intérieur d’une armoire et les deux conduites à gaz y pénétraient par une ouverture de trois pouces par huit environ ménagée sur le côté. Pour pouvoir installer le compteur, Chabot dut agrandir quelque peu cette ouverture vers le haut. Il brisa le sceau et ouvrit le robinet au moyen d’une clé qu’il avait fabriquée. Il vérifia l’étanchéité des joints du «support» et du compteur avec de l’eau savonneuse, alluma les veilleuses de la cuisinière et du chauffe-eau et fit fonctionner les deux appareils. Il s’affaira ensuite à l’évier et quitta les lieux vers quatre heures et demie.
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Dans la soirée, la fille de l’intimé Toupin alla trois fois dans son futur logement et personne n’observa de fuite de gaz. Le lendemain, un peu après midi, le locataire de l’étage supérieur perçut une odeur de gaz alors qu’il était à prendre son repas. Il alla frapper à la porte de Toupin et avec ce dernier se rendit dans le logement inoccupé. L’odeur de gaz y était forte et on entendait un sifflement. On se dirigea vers l’armoire dans la cuisine après avoir vérifié le chauffe-eau. Toupin eut à peine le temps de constater une fuite au compteur qu’une violente explosion se produisit entraînant de graves blessures, la destruction de la maison et celle de la propriété voisine.
A l’enquête chaque partie a fait entendre un expert. Le juge de première instance a complètement rejeté l’opinion exprimée par l’expert de la compagnie et cela avec raison. L’expert du demandeur, un chimiste, Bernard Péclet, a témoigné essentiellement sur la perception de l’odeur de gaz et sur les conditions dans lesquelles se produit l’ignition et l’explosion du gaz mélangé à l’air. W.C. Viner, ingénieur diplômé en mécanique, a témoigné pour le défendeur Chabot. Il a exprimé l’opinion que la cause probable de l’accident était une fuite du vieux compteur.
Le juge de première instance, sur ce point crucial de la cause, dit:
5. Ceci dit, il me paraît logique et raisonnable de formuler les quatre propositions que voici:
(a) Il n’y avait aucune fuite de gaz perceptible à l’odorat avant onze heures du soir, le 4 juin. D’où, une présomption que tout était alors dans l’ordre.
(b) Personne ne sait quand cette fuite de gaz a pris naissance. Par contre, à midi, le 5 juin, elle avait atteint un point tel que Richard, au troisième étage, a pu la percevoir.
(c) Cette fuite de gaz a été retracée à l’intérieur de l’armoire de la cuisine. Telle est la version du demandeur dont la sincérité, la franchise et la bonne foi m’ont fort impressionné. J’accepte cette version sans hésitation. J’ajoute qu’elle est d’ailleurs substantiellement la même que celle donnée par Richard (voir l’interrogatoire au préalable de ce
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dernier dans la cause Richard vs. Toupin & al. (C.S.M. 643 512), interrogatoire qui a été versé au dossier, de consentement).
D’où, une présomption que c’est de l’une des composantes du système de circulation du gaz à l’intérieur de l’armoire que provenait ladite fuite.
(d) Ces composantes comprenaient une partie du tuyau d’amenée du gaz, le support du compteur, le joint d’entrée au compteur, le compteur lui-même, le joint de sortie du compteur et une partie de la tuyauterie de distribution.
D’où la présomption que l’une ou plusieurs de ces composantes ont fait défaut à un moment précis, mais indéterminé, dans la nuit du 4 au 5 juin ou dans la matinée de ce dernier jour.
6. Et c’est ici, face au fait brutal et patent l’explosion («res ipsa loquitur»), que j’entre dans le domaine de probabilités.
Le demandeur, dans son mémoire, retient principalement deux probabilités.
Voici comment il s’exprime (pp. 8 à 11):
«…Dans cet ensemble, il ne fait pas de doute suivant la preuve que la pièce la plus faible demeure le compteur comparativement aux autres parties constituantes et ceci non pas au point de vue pression comme l’a souligné l’expert Viner mais au point de vue du développement possible de fractures en raison de la plus grande fragilité de ces joints nécessairement soumis à des chocs et des vibrations même au cours de l’usage normal de l’appareil. Et ceci nous le soumettons est d’autant plus vrai qu’il s’agissait ici d’un compteur en circulation depuis 37 ans et qui n’avait pas été inspecté depuis le 24 janvier 1957 contrairement aux dispositions de la loi qui oblige la Corporation à soumettre ses gazomètres au Ministère du Commerce à tous les six ans pour vérification de leur calibration et de leur étanchéité (M. Dumas).
…le témoin Laframboise nous a rapporté avoir été mis en présence de l’apparition soudaine d’une fuite dans un compteur à gaz d’un restaurant de la rue Ontario au mois de décembre 1963. Et dans l’opinion du témoin Viner, ce serait encore le compteur qui serait ici en cause.
Le demandeur soumet respectueusement cependant que le témoin Viner a peut-être écarté un peu vite la possibilité que cette fuite puisse aussi provenir des joints de raccord au compteur surtout si l’on réfère à la version donnée par M. Chabot à ce sujet. Il est vrai que ce dernier est le client de M. Viner. M. Chabot a en effet bien souligné à un moment de son témoignage combien il était délicat de raccorder un comp-
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teur parce que les joints de raccord sont fragiles, qu’ils se fracturent facilement si on les serre trop fort avec une clé et qu’il lui était ainsi arrivé d’en briser à plusieurs occasions. Nous soumettons respectueusement que dans les circonstances une fracture au joint de raccord devient tout aussi probable qu’une fuite aux parois du compteur et c’est pourquoi M. Péclet fait ce pas de plus que M. Viner dans son témoignage. Il nous semble, compte tenu de tous les faits prouvés, qu’il faille retenir comme endroits les plus probables de la fuite tout autant le compteur que ses joints de raccord.»
Je retiens sans hésitation la seconde de ces probabilités. Je la considère sérieuse et justifiée par la preuve.
Quant à la seconde (lisons «la première»), j’avoue qu’elle me semble entrer dans le domaine des possibilités beaucoup plus que dans celui des probabilités. La ligne de démarcation entre ces deux domaines est évidemment bien mince. Mais je n’arrive pas à me convaincre qu’il est probable que la fuite de gaz soit due à une fissure qui s’est tout à coup développée ou révélée dans le compteur même.
Comme je n’ai aucune raison de mettre de côté le témoignage du surintendant des ateliers de la Corporation défenderesse, M. André Lodomez, qui a expliqué (Lodomez, 25 avril 1968, pp. 65 & 66) en quoi consistait «l’inspection» d’un compteur, et je cite:
«…A ce moment-là quand le compteur était amené à l’atelier, la première des choses qui se produisait, il (le compteur) était talonné pour s’assurer combien il était précis et, de là , il était complètement ouvert, le mécanisme était réparé, il était refermé, le boîtier était refermé au complet et il était mis sujet à une pression de trois livres et demie (3½) pendant une minute, immergé dans l’eau…»
Je crois que je dois prendre pour acquis que le compteur, même s’il était en circulation plus ou moins continue depuis trente-sept ans, était en parfait état de fonctionnement après la dernière «inspection», à savoir, le 24 janvier 1957.
Or, il n’y a pas la moindre preuve devant moi que ce compteur, dans les six années et quatre mois (plus ou moins) où il a été utilisé après le 24 janvier 1957, et jusqu’au jour, au début de mai 1963, où il a été enlevé, et placé dans une armoire par le demandeur, ait laissé voir le moindre signe de faiblesse, de défectuosité ou d’usure.
A priori, je ne trouve donc pas probable que ce compteur ait pu «développer» des «traits de frac-
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ture», de façon aussi subite et imprévue, alors que, la veille de l’explosion, et une fois mis en place par le défendeur Chabot, il avait subi avec succès le test de l’eau savonneuse.
Ce compteur, en tant que tel, et contrairement aux autres composantes, n’a été l’objet d’aucun travail manuel particulier. Il n’y a eu intervention humaine, dans son cas, qu’au moment où Chabot l’a placé dans l’armoire et l’a relié au support. Personne ne suggère que celui-ci l’a échappé ou qu’à un moment quelconque il l’a heurté à l’une des encoignures, ou ailleurs.
En de telles circonstances, j’élimine le compteur dans ma recherche de la cause probable de l’explosion et j’attribue entièrement cette dernière à la faute, négligence ou imprudence du défendeur Chabot.
Après cela, le premier juge en vient à dire que la compagnie «ne peut pas dégager sa responsabilité sous le prétexte que chaque «installeur» est un entrepreneur indépendant sur lequel elle n’a aucun contrôle» et, prenant en considération la connaissance que la compagnie a des dangers du gaz qu’elle vend, il conclut comme suit:
Je considère, dans le cas spécifique qui m’est soumis, que la corporation défenderesse doit répondre des conséquences de la faute ou de la négligence de Chabot, conjointement et solidairement avec celui-ci.
Enfin, après avoir évalué les dommages à $59,429.44, il fixe la part de chacun des défendeurs entre eux à la moitié de cette somme.
La Cour d’appel a confirmé en endossant, en somme, les motifs du premier juge.
En cette Cour, l’appelante a essentiellement soumis deux moyens.
Premièrement, elle n’est pas responsable de la faute de Chabot qui est un entrepreneur indépendant et non son préposé.
Deuxièmement, si on la rend responsable de la faute de Chabot, le partage de la responsabilité avec ce dernier manque de base légale et c’est le montant entier de la condamnation, non pas la moitié, qu’elle doit recouvrer.
De la part de l’intimé Toupin, on a soutenu que si l’on rejetait la responsabilité de la compagnie pour la faute de Chabot, il fallait retenir
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quand même cette responsabilité parce que la cause de l’accident serait une fissure dans le vieux compteur, la chose de l’appellante et dont elle est responsable à titre de propriétaire.
Les deux moyens de l’appelante me paraissent bien fondés. Comme elle le signale dans son mémoire en citant notamment la décision de cette Cour dans Quebec Asbestos Corp. c. Couture[3], pas un seul des éléments essentiels au contrat de louage de services personnels ne se retrouve dans le cas présent, tandis que tous les éléments du contrat d’entreprise y sont. Le travail de Chabot se faisait à prix forfaitaire, sans égard au temps ni aux matériaux employés. Il avait son propre employé sur les lieux. Il fournissait tout le matériel ainsi que ses propres outils. Il était maître des moyens employés, il pouvait travailler quand il lui plaisait, sauf à terminer dans un délai raisonnable.
A vrai dire, ni le juge de première instance ni la Cour d’appel n’ont relevé dans la preuve les éléments nécessaires pour conclure que Chabot était l’employé ou le préposé de l’appelante. Le juge de première instance a fait le raisonnement suivant:
Dans mon opinion, la corporation défenderesse — un service public reconnu — qui, au cours d’une campagne d’expansion, offre au public de défrayer, en tout ou en partie, le coût d’installation de la tuyauterie nécessaire à l’usage de son produit, qui distribue à cette fin des formules aux «installeurs» de son choix, qui se fie à ces derniers touchant «les exigences d’installation» (pièces P-16 & P-16A) et qui se réserve le droit d’approuver, ou de ne pas approuver, les données soumises par les dits «installeurs», et ainsi de permettre, ou de ne pas permettre, que les travaux d’installation procèdent sur une base contributive (pourvu que ce soit ceux-ci qui les exécutent) ne peut pas dégager sa responsabilité sous le prétexte que chaque «installeur» est un entrepreneur indépendant sur lequel elle n’a aucun contrôle.
J’irai plus loin.
Au cours du témoignage de Péclet (24 avril, 1968, pp. 15 & 16), la corporation défenderesse a admis…«qu’elle connaissait les dangers graves susceptibles de résulter de l’échappement du gaz naturel des conduites dans lesquelles il était enfermé».
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De cette admission, ne découle-t-il pas des obligations basées sur les règles de la prudence la plus élémentaire?
Je concède volontiers que la corporation défenderesse ne pouvait probablement pas voir elle-même et par ses propres employés aux installations des conduits chez chacun de ses clients. Mais alors, et vu «les dangers graves susceptibles de résulter de l’échappement du gaz naturel» ne lui incombait-il pas, en offrant une contribution dans ces installations, de veiller à ce que les «installeurs» procèdent selon les règles de l’art et prennent toutes les précautions voulues?
Avec respect, je dois dire que ce raisonnement me paraît erroné. Il ne s’agit pas de savoir si la compagnie pouvait «dégager» sa responsabilité, mais bien si elle l’avait engagée en contractant de la façon décrite. A l’audition, l’avocat de l’intimé a soutenu que l’appelante s’était obligée à faire l’installation. Ce n’est pas ce que la preuve et les documents révèlent. Rien ne démontre qu’elle ait pris d’autre obligation que celle de payer le coût des travaux. C’est l’intimé qui les a commandés sans intervention de l’appelante. Le contrat s’est conclu entre Chabot et lui. Tout ce que l’appelante a fait a été d’intervenir pour accepter de payer le prix. On a prétendu qu’elle avait le choix de l’entrepreneur mais il n’y a rien dans la preuve qui le démontre. Il est bien vrai que Chabot a déposé qu’à un moment donné un employé de l’appelante lui a dit que le travail devrait être exécuté par un autre, mais en fin de compte cet employé a reconnu qu’il avait dit cela par erreur.
Pour ce qui est maintenant de l’obligation de surveillance, je ne puis pas voir quelle en serait la source. Il est bien vrai que le gaz est une substance dangereuse mais il en est de même de l’électricité et de bien d’autres choses. Ce que la législation a prévu pour parer au danger c’est une inspection obligatoire par des fonctionnaires municipaux ou provinciaux. Ici, la preuve démontre que l’inspection a été faite par le fonctionnaire compétent. Je ne puis pas admettre qu’un service public ait, en de telles conditions, l’obligation d’établir lui-même un service d’inspection en outre du service gouvernemen-
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tal. De plus, rien ne démontre que l’Inspecteur municipal ait mal fait son travail. Rien ne prouve qu’un autre inspecteur à l’emploi de l’appelante aurait fait mieux. Pour attribuer une responsabilité à une faute il faut relever un lien de causalité entre la faute et le dommage. Ici, rien dans la preuve ne fait voir qu’une seconde inspection aurait empêché le dommage.
Comme on l’a vu, l’entente intervenue consiste en un contrat d’entreprise conclu entre Chabot et l’intimé. C’est ce dernier qui était le propriétaire de l’immeuble où les travaux devaient être exécutés, c’est lui qui les a commandés, c’est donc lui qui était le maître. L’appelante ne s’est engagée qu’à en payer le prix, elle ne s’est donc pas placée dans la situation de celui qui fait exécuter des travaux. Pour cette raison, il ne saurait être question du genre de responsabilité qui a fait l’objet de l’arrêt de la Cour d’appel dans St-Louis c. Goulet[4]. Le propriétaire d’un fonds avait confié à un entrepreneur le soin de déboiser ce fonds et de brûler les abattis. Il fut tenu responsable des dommages causés à une propriété voisine où les flammes se sont propagées. Une décision semblable a été rendue dans Cité de Sherbrooke c. Roy Limitée[5] où il s’agissait de la mort d’un ouvrier causée par un travail de dynamitage fait par un sous-traitant. Dans les deux cas, la responsabilité a été imputée au maître de l’œuvre. Ce n’est pas ici la situation de l’appelante. Cette conclusion, comme celle de l’absence de lien de préposition, est strictement une question de droit, elle ne dépend pas de l’appréciation des faits mais des conséquences juridiques qu’il faut en tirer.
Il faut donc maintenant étudier le moyen subsidiaire invoqué par l’intimé lequel exige l’examen des déductions du premier juge sur l’origine de l’explosion ce qui n’implique aucunement que les faits sur lesquels il les a fondées soient remis en question. Dans l’exposé ci-dessus, j’ai tenu à reproduire sans en retrancher autre chose qu’une partie d’une longue citation, tout le raisonnement du premier juge sur la responsabilité. Son paragraphe 5 résume
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essentiellement les faits prouvés et je n’y vois absolument rien à redire. C’est à bon droit qu’il admet que la fuite de gaz a été retracée à l’intérieur de l’armoire de la cuisine en disant «Telle est la version du demandeur dont la sincérité, la franchise et la bonne foi m’ont fort impressionné». C’est également à bon droit qu’il en déduit que «c’est de l’une des composantes du système de circulation du gaz à l’intérieur de l’armoire que parvenait la dite fuite».
Cependant, c’est uniquement par déduction qu’au paragraphe 6 il conclut que la fuite de gaz ne s’est probablement pas produite dans le compteur. Et la seule raison pour laquelle il en vient à cette conclusion, c’est le fait que l’étanchéité du compteur avait été vérifiée aux ateliers de l’appelante un peu plus de six ans avant l’accident savoir, le 24 janvier 1957. Cette déduction ne me semble pas tout à fait logique. Il est bien vrai qu’il n’y a eu aucune preuve que ce compteur ait laissé voir des signes de faiblesse ou de défectuosité. Mais pourquoi la compagnie doit-elle obligatoirement vérifier, non seulement la précision, mais aussi l’étanchéité de tous les compteurs à gaz au moins tous les six ans, si ce n’est parce qu’il y a une probabilité non négligeable que des fissures ou des fuites insoupçonnées s’y produisent? Ici, nous sommes en présence d’un compteur qui n’aurait pas dû être en service sans une nouvelle vérification d’étanchéité.
De plus, le témoin sur lequel le premier juge se fonde pour localiser la fuite dans l’armoire, le demandeur Toupin a fixé l’endroit de cette fuite non seulement dans l’armoire mais au compteur lui-même. Voici ce qu’il a dit en contre-interrogatoire à l’examen préalable.
Q. Pourquoi êtes-vous allé au compteur?
R. Parce que j’ai entendu le sifflement de là . C’était facile à voir qu’il venait de là . C’était assez prononcé.
…
Q. Est-ce que vous avez senti, sur la peau de votre main, non pas avec votre nez, l’endroit où venait un jet d’air ou de gaz?
R. Non, j’ai sauté tout de suite. La clef, j’ai essayé de la fermer, quand j’ai vu que c’était impossi-
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ble je me suis reculé, en m’en venant pour venir à la porte j’ai tenu la porte et cela a sauté et, là , c’était un jet de flamme qui est sorti du «meter», qui sortait comme un lance-flamme, qui m’a tout brûlé, tout rôti, et là , j’ai perdu connaissance, j’ai été revoler sur le mur.
…
Q. Êtes-vous capable de dire de quelle partie du compteur provenait ce bruit?
R. Bien, je regardais le «meter», j’entendais le bruit qui venait du «meter». De quelle partie exactement, c’est difficile à dire.
Q. Mais, il venait du «meter»?
R. Oui.
Q. Il ne venait pas de la connection d’entrée ou de sortie?
R. Non, monsieur.
Q. Il venait de la boîte elle-même?
R. Oui, de la boîte elle-même.
L’avocat de l’appelante a soutenu que le premier juge n’avait pas omis de tenir compte de cet important élément de preuve puisqu’il avait, dans son exposé des faits, cité la deuxième des réponses ci-dessus reproduites. Cela ne me paraît pas décisif car, si le premier juge s’était vraiment arrêté à considérer sous cet angle-là le témoignage du demandeur, il aurait nécessairement dû tenir compte des réponses aux questions ultérieures où le demandeur a été invité à bien préciser l’emplacement de la fuite en distinguant entre le compteur et ses raccords. De plus, selon la règle posée dans Dorval c. Bouvier[6], il faut, pour qu’une conclusion de fait ait sa pleine valeur, qu’elle soit suffisamment motivée. Ici, pour que l’on puisse considérer qu’il ne s’agit pas d’une preuve méconnue à tort, il faudrait que l’on puisse voir pour quelle raison il n’en a pas tenu compte. On ne peut pas supposer que le premier juge a refusé d’ajouter foi à ce témoignage puisqu’au contraire, il le juge tout à fait sincère. Cela ne peut pas être non plus parce que le juge aurait considéré la chose invraisemblable, car il est clairement démontré qu’une telle fuite dans un compteur est parfaitement possible. C’est pour cela qu’il a parlé de la
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ligne de démarcation entre le domaine des possibilités et celui des probabilités pour en venir à dire «je n’arrive pas à me convaincre qu’il est probable que la fuite de gaz soit due à une fissure qui s’est tout à coup développée dans le compteur même».
Avec respect, je n’arrive pas à comprendre comment le premier juge a pu en venir là . Admettons qu’il n’ait pas voulu ajouter foi au témoignage du défendeur Chabot et de son employé Laframboise qui disent avoir constaté de telles fuites, je ne vois pas de raison de ne tenir aucun compte de la déposition de l’expert Viner que personne n’a contredit sur ce point et qui a expliqué comment une fuite peut soudainement se produire dans un de ces compteurs.
[TRADUCTION] Q. Établiriez-vous une relation entre l’âge et le temps, le temps durant lequel le compteur a servi et la probabilité qu’il s’y produise une fuite?
R. Eh bien, je crois que la cause la plus dangereuse de fuite pour ce genre d’appareil, un appareil en tôle dont les parois sont soudées ensemble, c’est probablement les coups et les chocs et les efforts de l’installation pour usage normal, la cristallisation graduelle de la soudure au cours des années. De tous les efforts auxquels il est soumis. Idéalement, il est assez protégé vu son emplacement, mais, à long terme, il est évident que quelques-unes de ces défectuosités se présentent et c’est pourquoi la compagnie de gaz met sur pied un programme d’entretien régulier par lequel, comme nous l’avons entendu dire, les compteurs de gaz sont enlevés tous les six ans pour vérification. Je ne tiens pas à me demander si six ans est une période appropriée, ou si seize ans l’est, mais je crois que quand une compagnie de gaz choisit une période de six ans, son choix est probablement fondé sur des statistiques solides établies à partir de ses dossiers et selon lesquelles, s’ils choisissent une période de six ans, il est fort probable qu’ils découvriront la plupart des problèmes qu’ils savent devoir survenir tôt ou tard.
Au surplus, avant de conclure qu’il est plus probable que la fuite s’est produite dans le reste de l’installation à l’intérieur de l’armoire plutôt que dans le compteur lui-même, ne fallait-il pas rechercher comment cette autre partie de l’installation, apparemment parfaite jusqu’à onze
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heures du soir la veille, aurait pu tout à coup devenir défectueuse dans les douze ou treize heures suivantes. Je me demande pourquoi, ayant à choisir entre deux possibilités, on n’a pas posé la même question au sujet de chacune. Nulle part dans la preuve on ne trouve une hypothèse quelconque pour expliquer comment un défaut dans l’installation sous l’armoire ailleurs que dans le compteur aurait pu produire ce qui a été observé savoir, absence de fuite apparente et d’odeur jusqu’à onze heures du soir la veille, mais, le lendemain vers midi, une grosse fuite accompagnée d’une odeur prononcée et d’un sifflement audible dans tout le logement. On dit bien que les joints de raccord se fracturent facilement si on les serre trop fort mais on ne fait pas voir comment ils auraient pu se fracturer douze ou vingt heures plus tard.
Le témoin Cockburn est le seul qui ait proposé une théorie destinée à expliquer ces faits. Cette théorie c’est que le défaut dans l’installation aurait été à la jonction du branchement avec la conduite principale. Cette pièce aurait été fissurée lorsque Chabot a légèrement relevé les conduites à leur entrée dans l’armoire pour parvenir à placer le compteur sous le support. Cette théorie a été à bon droit rejetée par le juge de première instance qui a conclu qu’il fallait localiser la fuite dans l’armoire et non à la jonction du branchement avec la conduite principale. D’ailleurs, cette théorie voulait que cette conduite fût à l’intérieur d’une cloison et le contraire a été démontré.
Il reste donc que personne n’a proposé une hypothèse pour expliquer comment l’installation aurait pu tout à coup devenir défectueuse dans l’armoire après onze heures du soir le 4 juin si ce n’est par une fissure soudaine dans la partie la plus faible, le compteur. Autrement dit, la défectuosité du compteur est la seule probabilité démontrée et c’est aussi la seule que démontre la preuve directe, l’observation par le demandeur.
Pour ces raisons, je dois donc conclure que le premier juge a fait erreur dans les déductions qu’il a tirées de la preuve et que, des faits qu’il a retenus comme prouvés devant lui, il aurait dû
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conclure que la fuite de gaz à l’origine des dommages subis par le demandeur est atribuable à un défaut du compteur. Comme ce compteur était la chose de l’appelante, sa responsabilité est nécessairement engagée. En effet, la fissure du compteur est le fait autonome de la chose, la fuite de gaz et l’explosion en sont les conséquences directes et prévisibles. L’appelante n’a même pas tenté de prouver qu’elle n’a pas pu empêcher le dommage, ce qui n’est pas étonnant dans les circonstances.
Comme l’intimé Chabot s’est désisté de son pourvoi, il n’y a pas lieu de rechercher si vraiment il a, lui aussi, commis une faute cause du dommage. La conclusion qu’il faut attribuer la fuite à une fissure dans le compteur n’implique aucunement qu’il n’en a pas commis. Elle justifie cependant l’attribution à l’appelante d’une responsabilité entière à l’égard de l’intimé.
Pour les motifs ci-dessus, je conclus au rejet du pourvoi avec dépens.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs de la défenderesse, appelante: Blain, Piché, Godbout, Emery, Blain & Vallerand, Montréal.
Procureurs du demandeur-intimé, Roland Toupin: Deschenes, de Grandpré, Colas, Godin & Lapointe, Montréal.
Procureurs du défendeur-intimé, Jean Chabot: Provost, Favreau & Godin, Montréal.
[1] [1971] C.A. 393.
[2] [1971] C.A. 393.
[3] [1929] R.C.S. 166.
[4] [1954] B.R. 185.
[5] [1966] B.R. 239.
[6] [1968] R.C.S. 288.