Cour suprême du Canada
Bradford c. Kanellos, [1974] R.C.S. 409
Date:1973-06-29
Elizabeth Bradford et Roderick Bradford (Demandeurs) Appelants;
et
Gus Kanellos et Pete Stamatio faisant affaires sous le nom et raison sociale de Astor Delicatessen & Steak House (Défendeurs) Intimés.
1972: les 16 et 17 novembre; 1973: le 29 juin.
Présents: Les Juges Martland, Judson, Ritchie, Spence et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
APPEL à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[1] accueillant un appel d’un jugement du Juge Lane, de la Cour de comté. Appel rejeté, les Juges Spence et Laskin étant dissidents.
Peter C.P. Thompson, pour les demandeurs, appelants.
Claude Thomson, pour le défendeur, intimé, Gus Kanellos.
Le jugement des Juges Martland, Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — Le 12 avril 1967 au matin, les appelants, qui sont mari et femme, avaient pris place en tant que clients dans le restaurant des intimés dans la ville de Kingston. Alors qu’ils étaient assis au comptoir du restaurant, un feu éclair s’est produit sur le gril utilisé à des fins de cuisson. Le gril était muni d’un système extincteur d’incendie automatique d’un type approuvé qui, lorsqu’il était actionné, déchargeait de l’anhydride carbonique sur la surface chauffée pour éteindre le feu.
[Page 411]
Peu après le début de l’incendie, l’extincteur d’incendie fut actionné, manuellement, et le feu fut éteint presque immédiatement. L’incendie n’a pas été un sujet d’inquiétude pour les appelants. Aucun dommage n’a été causé par l’incendie parce qu’il a duré très peu de temps et une ou deux guenilles qui avaient été jetées sur le feu dans le but de l’éteindre lorsqu’il s’est déclaré ont brûlé avec la graisse qui s’était accumulée sur le gril et rien d’autre.
Lorsqu’il a été actionné, l’extincteur d’incendie a fait entendre un sifflement ou un bruit sec. En entendant ce bruit, un client non identifié du restaurant a crié qu’il y avait une fuite de gaz et qu’une explosion était sur le point de se produire. Ces mots ont eu pour effet de causer la panique dans le restaurant. Pendant que les gens quittaient le restaurant à la course, l’épouse appelante a été poussée ou est tombée de son siège au comptoir et a subi des blessures.
Les appelants ont intenté une action contre les intimés, l’épouse appelante réclamant des dommages-intérêts généraux et l’époux appelant réclamant des dommages-intérêts spéciaux pour les dépenses engagées par suite des blessures subies par son épouse.
Le juge de première instance a adjugé à l’époux appelant des dommages-intérêts au montant de $3,582.43 et à l’épouse appelante $6,400. Il a conclu qu’il y avait eu négligence dans l’incendie éclair parce que le gril n’avait pas été nettoyé d’une manière aussi satisfaisante qu’il aurait dû l’être, et il a dit:
[TRADUCTION] Par conséquent, bien que la négligence soit minime, c’est un signe de négligence.
Il n’a pas conclu que l’incendie en lui-même a causé la panique, mais il a attribué celle-ci au bruit causé par l’extincteur d’incendie. Il a dit:
[TRADUCTION] Par suite de ce sifflement d’explosion, ou bruit quelconque, des gens plutôt étourdis dans le restaurant se sont écriés qu’il pourrait y avoir une explosion. Pour cette raison, il semble qu’une grande panique se soit emparée des gens, qui se sont précipités vers la porte.
[Page 412]
Il a conclu que, bien que le fait de crier puisse presque être qualifié d’avoir été le fait d’une «personne idiote» la panique aurait pu être prévue.
Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel a accueilli l’appel des présents intimés. Le juge d’appel Schroeder, qui a rendu le jugement de la Cour, a dit:
[TRADUCTION] La vue pratique et sensée que l’on doit avoir des faits de l’espèce nous porte raisonnablement à conclure qu’il ne faudrait pas statuer que la personne coupable de la négligence originale résultant en un feu éclair sur le gril aurait dû raisonnablement prévoir l’acte ou les actes subséquents qui ont été la cause directe des blessures et dommages subis par les demandeurs.
Le présent appel a été interjeté à cette Cour, sur autorisation, à l’encontre de ce dernier jugement.
Je suis d’accord avec la décision de la Cour d’appel. Le juge de première instance a conclu à la responsabilité des intimés parce qu’il y avait eu négligence en ne nettoyant pas le gril d’une manière satisfaisante, ce qui a résulté en un incendie éclair. Mais le gril était muni d’un système extincteur d’incendie pour parer aux conséquences d’un incendie éclair. Le chef des services d’incendie de Kingston, qui a été convoqué comme témoin par les appelants, a décrit le système comme étant non seulement approuvé mais un des meilleurs.
Lorsqu’il a été actionné à la suite de l’incendie éclair, le système a rempli son rôle et a éteint le feu. Le procédé consistait à appliquer de l’anhydride carbonique sur le feu. L’extincteur a alors émis un sifflement et, en entendant ce bruit, un des clients s’est écrié qu’il y avait une fuite de gaz et qu’il y avait danger d’explosion; il y a alors eu panique et l’épouse appelante a été blessée.
Les faits de l’espèce indiquent clairement que ses blessures ont résulté du comportement hystérique d’un client lorsque le dispositif de sécurité a adéquatement rempli son rôle. Peut-on raisonnablement considérer cette conséquence comme faisant partie du risque créé par la négli-
[Page 413]
gence des intimés qui ont permis l’accumulation excessive de graisse sur le gril? La Cour d’appel a conclu que non et je suis d’accord avec cette conclusion.
A mon avis, il y a lieu de rejeter l’appel avec dépens.
Le jugement des Juges Spence et Laskin a été rendu par
LE JUGE SPENCE (dissident) — Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario prononcé le 10 décembre 1970. Dans son arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario a accueilli un appel à l’encontre du jugement rendu par le Juge Lane, juge de la Cour de comté, et a rejeté l’action des appelants.
J’ai eu l’occasion de lire les motifs rédigés par M. le Juge Martland et j’adopte son exposé des faits sauf qu’à certains endroits ci-après je mentionnerai des faits ou éléments de preuve additionnels. Avec respect, je dois toutefois me dire en désaccord avec lui sur la décision à rendre.
Dans ses motifs de jugement rédigés au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, le Juge d’appel Schroeder a exprimé sa conclusion dans un paragraphe comme suit:
[TRADUCTION] La vue pratique et sensée que l’on doit avoir des faits de l’espèce nous porte raisonnablement à conclure qu’il ne faudrait pas statuer que la personne coupable de la négligence originale résultant en un feu éclair sur le gril aurait dû raisonnablement prévoir l’acte ou les actes subséquents qui ont été la cause directe des blessures et dommages subis par les demandeurs.
Pour en arriver à cette conclusion, le Juge d’appel Schroeder a dû considérer différente une décision rendue par la même Cour seulement quelques années auparavant: Martin v. McNamara Construction Co. Ltd. et al.[2] dont il a cité un passage tiré de la p. 527:
[TRADUCTION] Je suis d’avis que c’est un principe établi que des dommages-intérêts sont recouvrables si, malgré la négligence subséquente d’un tiers, la personne coupable de la négligence originale aurait dû raisonnablement prévoir que si elle se produisait, il en
[Page 414]
résulterait que sa négligence entraînerait une perte ou un dommage.
Je suis d’avis que dans les circonstances particulières de la présente affaire, «la personne coupable de la négligence originale aurait dû raisonnablement prévoir l’intervention de pareille négligence subséquente et prévoir que si elle se produisait, il en résulterait que sa négligence entraînerait une perte ou un dommage». Selon la preuve, le propriétaire exploitant, intimé en cette Cour, a prévu que la négligence consistant à laisser de la saleté et de la graisse sur le gril causerait un feu et il en a souvent averti le cuisinier et il lui a demandé non pas une fois mais à plusieurs reprises de nettoyer le gril. Le gril se trouvait à mi-chemin sur la longueur du restaurant. De nombreux clients pouvaient prendre place à l’arrière du gril, de telle manière que le gril se trouvait alors entre eux et la seule entrée ou sortie à l’avant du restaurant; et le passage par lequel lesdits clients devaient passer entre le gril et les autres accessoires du restaurant était étroit.
Le propriétaire connaissait l’extincteur chimique de même que son fonctionnement. Le témoin Warren Gibson, le chef du département de feu à Kingston, a décrit ce fonctionnement comme suit: une expansion très rapide d’anhydride carbonique qui produit un sifflement et qui explose assez rapidement en se dilatant.
Je suis d’avis qu’une personne raisonnable savait qu’un gril graisseux pourrait bien prendre feu et que dans pareil cas un extincteur d’incendie CO2 est actionné automatiquement ou manuellement et qu’un extincteur d’incendie de ce genre émet un sifflement et un bruit sec, et elle ne pouvait pas ne pas prévoir qu’un état de panique pouvait bien en résulter. Il y a effectivement eu panique et, d’après les témoignages, le tout, du début à la fin, s’est produit presque instantanément. La demanderesse Elizabeth Bradford a pour sa part décrit l’incident par les mots (traduction) «non, cela s’est produit rapidement». Et elle a ajouté qu’elle surveillait le feu depuis environ une minute quand son voisin de table a crié «gaz», et qu’il y a alors eu panique immédiate.
[Page 415]
L’intimé Gus Kanellos a subi un interrogatoire préalable et [???] partie de son interrogatoire préalable a été lue au dossier par l’avocat des demandeurs. Aucun des défendeurs n’a témoigné au procès. Il a témoigné que la cuisinière utilisée était une cuisinière à gaz, à mon avis, il était tout naturel qu’un client s’écrie «gaz» quand le sifflement s’est fait entendre et que le client ou un autre, je crois qu’il est impossible de l’identifier vu la confusion, s’exclame (traduction) «il va y avoir une explosion».
En rendant son jugement, le savant juge de première instance a dit:
[TRADUCTION] On me fait remarquer que même s’il s’agit là de négligence il y a ici un facteur interposé qui échappait à l’action des propriétaires du restaurant. Ce facteur interposé a été le fait de quelques clients du restaurant qui sont devenus hystériques. Celui qui a lancé ce cri pourrait, à mon avis, être considéré comme un esprit idiot de ce genre. Mais cette situation est prévisible, la nature humaine étant plutôt instable dans les états d’urgence et devant être reconnue telle. Les propriétaires eux-mêmes s’agitaient dans le restaurant. La seule personne qui selon la preuve ne se serait pas agité était Mme Emmons, et elle a raconté qu’elle tremblait après l’événement. La panique dans le restaurant aurait pu être prévue.
Je souscris entièrement à cette déclaration.
Je ne suis pas d’avis que les personnes qui ont lancé l’avertissement de ce qu’elles croyaient être sûrement une explosion imminente ont été négligentes. Je suis, d’autre part, d’avis que leur comportement a été très humain et ordinaire et que leurs actes, comme je l’ai dit, étaient absolument prévisibles et faisaient partie de la suite naturelle des événements qui ont inévitablement entraîné les blessures de la demanderesse. J’adopte le passage suivant de Fleming, The Law of Torts, 4e éd., p. 192:
[TRADUCTION] De nos jours, il n’est plus permis de douter sérieusement que l’opération d’une force interposée ne libérera ordinairement pas un défendeur de sa responsabilité additionnelle si elle peut raisonnablement être considérée comme un incident non anormal découlant du risque créé par lui — si, comme il a été dit parfois, elle fait «partie du cours ordinaire des
[Page 416]
choses». Il n’est plus permis non plus à cet égard de faire une disctinction catégorique entre, d’une part, les forces de la nature, comme la pluie ou la glace, et, d’autre part, les actes des êtres humains, même posés consciemment.
Les cas où il y a une réaction seulement normale et raisonnable au stimulus du péril engendré par la négligence du défendeur sont ceux qui soulèvent le moins de difficultés… Un exemple consacré depuis longtemps est la fameuse Affaire du pétard: Scott v. Shepherd (1773) W.Bl.892; un farceur lance un pétard allumé dans un marché; le pétard est projeté d’un kiosque à l’autre dans le but de préserver les marchandises jusqu’à ce qu’il explose finalement dans le visage du demandeur. Il est néanmoins statué qu’une action pour intrusion (trespass) peut être intentée parce que «tout ce qui a été fait après le premier lancement a été une continuation de la première force et du premier acte et a continué jusqu’à ce que le pétard se consume en éclatant».
Même si les actes de ceux qui ont crié «gaz» et «il va y avoir une explosion» étaient négligents, et, comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’ils l’aient été, je suis d’avis que les demandeurs auraient encore un droit d’action contre les défendeurs, intimés en cette Cour, ou contre ceux qui ont crié, ou contre les uns et les autres à la fois.
Dans l’arrêt Grant v. Sun Shipping Co. Ltd.[3], Lord Du Parcq a dit:
[TRADUCTION] Chers collègues, je considère que c’est un principe bien établi que quand des actes de négligence distincts et indépendants accomplis par deux personnes ou plus ont directement contribué à causer des blessures et des dommages à une autre personne, la personne lésée peut recouvrer des dommages-intérêts de n’importe lequel des auteurs du dommage, ou de tous. Le Lord Juge était d’avis que «l’effet de toute négligence de la part des seconds défendeurs a été éliminé par la négligence subséquente des premiers défendeurs». Ce raisonnement me semble se rapprocher de celui qui a conduit à des tentatives fréquentes et déterminées d’établir la règle appelée «règle de la dernière occasion», dont on entendra moins parler depuis la décision de cette Chambre dans l’affaire Boy Andrew (Owners) v. St. Rognvald (Owners), [1948] A.C. 140. Je me reporte surtout à l’avis exprimé par le Vicomte Simon. Avec le plus grand respect pour les vues du Lord Juge, je
[Page 417]
crois que son raisonnement est erroné. Si la négligence ou le manquement à devoir d’une personne est la cause de blessures subies par une autre personne, l’auteur du dommage ne peut jamais se soustraire à la responsabilité en prouvant que bien qu’il fût à blâmer, la personne lésée n’aurait pas subi les dommages dont elle se plaint si ce n’avait été de la négligence d’un tiers. Il y a une jurisprudence abondante pour soutenir la proposition selon laquelle le simple fait qu’un acte de négligence subséquent ait été la cause immédiate d’un dommage n’exonère pas le premier délinquant… Dans la même affaire, l’affaire The Bernina, Lord Esher M.R., en Cour d’appel, a commenté la question: «quelle est le droit applicable à un accident dans lequel un demandeur a subi un dommage causé par négligence, et au cours duquel accident il y a eu des actes ou omissions négligentes de la part de plus d’une personne?» Le savant Maître des Rôles a déclaré que sur de nombreux points relativement à pareil accident, la Common Law était claire, et il a exposé le premier de ces points dans les termes suivants: «Si aucune faute ne peut être attribuée au demandeur et qu’il y ait négligence de la part du défendeur et aussi de la part d’un tiers indépendant, les deux négligences causant directement, en partie, l’accident, le demandeur peut recouvrer dans une action tous les dommages qu’il a subis, soit contre le défendeur soit contre l’autre auteur du dommage.»
Chers collègues, l’avocat des appelants a déclaré à bon droit que l’affaire dont vous êtes maintenant saisis aurait normalement été une affaire propre à être soumise à un jury. Un jury n’aurait pas trouvé son profit dans une directive énoncée dans le langage des logiciens et exposant des théories sur la causalité, avec ou sans l’aide de maximes latines. Je crois qu’il aurait été juste de lui donner des directives en des termes semblables à ceux employés par Lord Esher dans le passage que je viens de citer. En ce qui me concerne, je ne doute pas (laissant de côté pour le moment la question de savoir si une faute peut être attribuée au poursuivant) que la négligence et la violation d’obligation légale attribuables à chacun des défendeurs aient «en partie» et «directement» causé des dommages au poursuivant. La question de savoir si, oui ou non, une cause est une cause «directe» est parfois une question difficile, mais, dans la présente affaire, les précautions, que prescrivaient les règlements et qu’aurait dû dicter la prudence élémentaire, ont pour objet la prévention d’accidents qui sont de la nature même de celui qui a frappé le poursuivant.
Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et rétablirais le jugement de première instance. Les
[Page 418]
appelants ont droit à leur dépens en cette Cour et en Cour d’appel.
Appel rejeté avec dépens, les JUGES SPENCE et LASKIN étant dissidents.
Procureurs des demandeurs, appelants: Scott & Aylen, Ottawa.
Procureur du défendeur, intimé, Gus Kanellos: Claude R. Thomson, Toronto.
[1] [1971] 2 O.R. 393, 18 D.L.R. (3d) 60.
[2] [1955] O.R. 523.
[3] [1948] A.C. 549 (H.L.).