Cour suprême du Canada
Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works [1974] R.C.S. 1189
Date : 1973-08-27
Rivtow Marine Ltd. (Demanderesse) Appelante;
et
Washington Iron Works et Walkem Machinery & Equipment Ltd. (Défenderesses) Intimées.
1972 : les 23, 24 et 27 novembre; 1973 : le 27 août.
Présents : Le Juge en chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE
APPEL à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[1] rejetant un appel et accueillant un appel incident d’une décision du Juge Ruttan. L’appel est accueilli et le jugement de première instance rétabli, avec dépens, les Juges Hall et Laskin étant dissidents en partie.
C. Locke, c.r., et Peter Johnson, pour la demanderesse, appelante.
H. J. Grey, c.r., pour la défenderesse, intimée, Washington Iron Works.
T. Braidwood, c.r., et C. J. Hopkins, pour la défenderesse, intimée, Walkem Machinery & Equipment Ltd.
Le jugement du Juge en chef Fauteux et des Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Spence et Pigeon a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique qui a rejeté un appel et accueilli un appel incident du jugement rendu en première instance par le Juge Ruttan.
L’appelante était l’affréteur en coque nue d’un chaland auto-chargeur et auto-déchargeur servant au transport du bois, le «Rivtow Carrier», qui était muni de deux grues de type grue à pivot conçues et fabriquées par l’intimée Washington Ironworks, une compagnie ayant son siège social et sa principale place d’affaires aux États-unis d’Amérique (ci-après appelée «Washington») dont l’intimée Walkem Machinery & Equipment Limited (ci-après appelée «Walkem») était, en tout temps pertinent à l’action, le seul représentant et distributeur dans la province de Colombie-Britannique.
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Au cours du mois de septembre 1966, l’industrie du bois à laquelle Rivtow Marine Limited (ci-après appelée «Rivtow») s’adonnait était entrée dans la période des opérations côtières que tous les intéressés considéraient comme la saison la plus active de l’année, et le «Rivtow Carrier» avait été envoyé à Kitimat pour charger des billes quand on lui a ordonné de revenir à Vancouver parce qu’une grue, pratiquement identique à la sienne et qui avait aussi été conçue, fabriquée et installée par l’intimée Washington sur un chaland semblable appelé le «Straits Logger», s’était effondrée tuant le grutier. Après vérification à Vancouver, l’appelante a découvert des fissures dans les supports des deux grues installées sur le «Rivtow Carrier» et quelque temps après, le 20 septembre, le Workmen’s Compensation Board de la Colombie-Britannique a délivré l’ordonnance suivante adressée à Rivtow :
[TRADUCTION] Vu la récente rupture du support d’une grue du type grue à pivot, installée sur un chaland, vous êtes requis de nous présenter immédiatement un rapport sous la signature d’un ingénieur compétent attestant que le dispositif de levage et de hissage installé sur votre chaland de bois auto-chargeur est de construction sûre, est dans le même état de fonctionnement, et que toutes les pièces principales sont correctement assemblées et installées.
Après une vérification plus poussée, des défauts de construction très graves ont été découverts dans les grues du Rivtow, défauts semblables à ceux qui ont été plus tard établis comme ayant été la cause de la mort du grutier quand la grue s’est effondrée sur le «Straits Logger». Ces grues, qui avaient été construites par les ingénieurs de Washington, avaient été fixées sur ces chalands par Washington Iron-works pour le compte de Yarros Limited qui avait construit les chalands, et les avocats ont reconnu de part et d’autre qu’on avait installé sur trois autres chalands des grues semblables, qui ont toutes (traduction) «souffert de fissures dans les pieds de la bigue à pivot». En ce qui concerne deux de ces chalands, Washington avait été au courant de l’apparition de fissures identiques dans les grues dès le mois de novembre
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1965, et en janvier 1966 un employé de Walkem avait découvert dans les bigues à pivot des grues du «Rivtow Carrier» des fissures qui étaient les mêmes que celles observées dans les grues installées sur les quatre autres chalands.
L’analyse des faits donnant lieu au présent litige est de beaucoup simplifiée par les déclarations faites au nom des deux intimées, que le savant juge de première instance a citées dans son jugement comme suit :
[TRADUCTION] Les reconnaissances de faits suivantes sont faites par Walkem;
1. Que les grues mentionnées dans le paragraphe 6 de la déclaration écrite ci-jointe étaient, en tout temps pertinent à l’action, défectueuses du fait qu’à cause de leurs conception, construction et matériaux, des fissures se formaient sous l’action des efforts ou du fonctionnement et il était nécessaire d’y faire des réparations considérables, mais non que la présente défenderesse était au courant de ces défectuosités en tout temps pertinent à l’action.
2. Que le 20 septembre 1966, il y avait des fissures dans les pivots desdites grues; mais non que ces fissures sont apparues la première fois le 20 septembre 1966.
3. Que les dites fissures étaient dues à des efforts excessifs causées par une conception et une fabrication inadéquate des dites grues, mais non que ces grues ont été conçues et fabriquées par la présente défenderesse.
4. Que les dites grues étaient de la même conception et construction et des mêmes matériaux que celles fabriquées par la défenderesse Washington Iron Works et installées sur le chaland «Straits Logger» .
5. Qu’avant le 16 septembre 1966, la défenderesse Walkem Machinery & Equipment Ltd. savait que des fissures s’étaient formées dans les pivots de la grue installée sur le Haida Carrier, le Island Yarder, le Straits Logger et le Rivtow Carrier, mais non que la connaissance de ces faits de la part de la présente défenderesse était exclusivement celle de la présente défenderesse d’aucune façon.
6. Que toutes lesdites fissures s’étaient formées environ au même endroit dans toutes les grues.
7. Que le 16 septembre 1966, une des grues installées sur le «Straits Logger» s’est effondrée à cause d’une mauvaise conception.
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8. Qu’en raison des défectuosités dans lesdites grues installées sur le «Rivtow Carrier», la demanderesse a retiré le dit chaland du service le 20 septembre 1966 pour faire des examens et des tests techniques, des modifications et des réparations.
Washington a fait les reconnaissances de faits suivantes :
[TRADUCTION] 1. que les grues installées sur le «Rivtow Carrier» étaient conçues et fabriquées par la défenderesse Washington Iron Works et la conception et la fabrication sont à toutes fins utiles identiques à celles des grues installées sur le «Straits Logger».
2. que les fissures dans les bigues à pivot du «Rivtow Carrier» découvertes par Brodie de Walkem le 11 janvier 1966 ont été causées par les mêmes défauts de conception à l’existence desquels on a conclu dans les motifs de jugement dans l’affaire Straits.
3. que 30 jours constituent une période raisonnable pour exécuter les modifications qui ont été effectuées sur les pivots du «Rivtow Carrier».
Dans ses motifs de jugement en Cour d’appel, M. le Juge Tysoe a ajouté :
[TRADUCTION] À l’audition du présent appel, Washington a admis que les fissures dans les grues du «Rivtow Carrier» étaient dues à des défauts de conception des grues à pivot et que Washington, par l’entremise de ses ingénieurs responsables, savait qu’il y avait un problème relativement à des fissures qui se formaient dans les pieds des grues à pivot en usage, et l’avait appris pas plus tard qu’en février 1966. Washington a aussi admis qu’il y avait eu négligence dans la conception; mais elle a nié toute responsabilité envers Rivtow.
Il ressort aussi de la preuve et des conclusions des cours d’instance inférieure que bien que Washington et Walkem aient su depuis quelque temps que les grues de type grue à pivot étaient susceptibles de se fissurer à cause de la négligence dans la conception, aucune de ces compagnies n’a averti l’appelante du risque et de la nécessité de les faire réparer et l’appelante s’est rendue compte pour la première fois de la gravité de la situation après l’effondrement de la grue du Straits Logger en septembre 1966.
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La nature de la réclamation de l’appelante est bien décrite dans les motifs de jugement du savant juge de première instance qui sont reproduits dans l’arrêt de la Cour d’appel et qui se lisent comme suit :
[TRADUCTION] «La demanderesse intente une action en dommages-intérêts spéciaux pour le coût des réparations aux grues installées sur le Rivtow Carrier, un chaland de bois auto-chargeur, et pour la perte de l’usage du chaland durant la période des réparations.
«La réclamation contre la défenderesse Washington Iron Works en tant que fabricant des grues est fondée sur une conception négligente, sur l’omission d’avertir la demanderesse, exploitante, de la situation dangereuse créée par l’erreur grave de conception que Washington connaissait ou aurait dû connaître, et sur des déclarations inexactes faites par écrit avec l’intention que la demanderesse y ajoute foi.»
Contre la défenderesse Walkem qui est concessionnaire et seul représentant de la défenderesse Washington dans la province de Colombie-Britannique, la réclamation est fondée sur l’omission d’avertir la demanderesse quand Walkem a été au courant de l’erreur grave dans la conception, et sur des déclarations inexactes faites oralement et par écrit à la demanderesse avec l’intention qu’on y ajoute foi.
«L’action intentée contre Yarrows Ltd. a été abandonnée.»
Je crois qu’il convient de souligner le fait que les grues en question étaient conçues dans le but exprès de charger et de décharger de lourdes billes, que l’emplacement de l’exploitation des bois, c’est-à-dire, les régions côtières de la Colombie-Britannique, était bien connu des deux intimées, qui connaissaient effectivement la tâche précise à laquelle Rivtow allait affecter les grues. Il ne s’agit pas d’une affaire de fabricant négligent dont les marchandises défectueuses ou dangereuses ont causé des dommages à quelqu’un qui, dans le public, les a eues en sa possession. Les présentes intimées savaient que les grues allaient être utilisées par l’appelante et connaissaient l’usage précis auxquelles elles étaient destinées.
Dans ses motifs de jugement en première instance qui sont publiés à 74 W.W.R. 110, le savant juge de première instance a résumé la
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position relative des parties dans les termes suivants :
[TRADUCTION] L’historique de la mise au point de la grue de type grue à pivot, le rapport étroit entre les deux défenderesses et cette mise au point, la connaissance que les défenderesses ont da avoir du danger inhérent à toutes les grues installées sur tous les chalands, joints au fait qu’elles savaient que la demanderesse se fiait à elles pour obtenir des conseils et pour faire vérifier et réparer cet outillage au besoin, nous forcent à conclure que les deux défenderesses avaient au moins assumé envers la demanderesse l’obligation de l’avertir du danger et de lui recommander des réparations correctives immédiates. Le caractère immédiat du rapport existait non seulement à cause de leur connaissance de la mise au point des grues installées sur le navire de charge de la demanderesse et sur d’autres navires de charge, mais parce qu’elles savaient que la demanderesse était l’exploitant du navire de charge et la compagnie qui, de par la nature de ces opérations, pouvait subir un préjudice, soit directement, comme les exploitants du Straits Logger, soit sur le plan économique par une panne soudaine qui retirait le navire de charge du service à un moment inopportun. L’obligation de faire les réparations incombait évidemment à la demanderesse, et toutes les fois qu’il deviendrait nécessaire de retirer le navire à cette fin il devait en résulter une perte d’usage et par conséquent une perte économique dont elle devait elle-même accepter la responsabilité. Mais les défenderesses connaissaient la complexité du travail de Rivtow Carrier dans ces opérations côtières comme elles connaissaient le travail de pareils navires de charge dans d’autres compagnies.
(J’ai mis des mots en italique.)
Et le savant juge de première instance a ajouté :
[TRADUCTION] Le navire de charge et ses grues à pivot avaient été conçus par les défenderesses compte tenu de la nature même des opérations de transport de billes. Elles savaient ou auraient dû savoir que si la demanderesse ne pouvait pas choisir l’époque où remiser son transporteur à des fins de vérification et de réparation, elle pouvait bien subir des dommages beaucoup plus considérables que d’habitude. C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce, et la demanderesse a le droit d’être indemnisée pour les dommages supplémentaires qu’elle a subis en raison de la nécessité de retirer son navire de charge et son remorqueur du service au moment le plus profitable des opérations.
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Après avoir cité ce dernier passage, M. le Juge Tysoe, dont les motifs de jugement rédigés au nom de la Cour d’appel sont publiés à [1972] 3 W.W.R. 735, a ajouté :
[TRADUCTION] Laissant de côté la question du caractère éloigné de ces dommages, avec déférence et compte tenu du fait que le savant juge a statué que Walkem et Washington n’étaient pas responsables du coût des réparations, je ne puis voir que cela soit très logique et je n’ai trouvé aucun précédent à l’appui. A mon humble avis, ce doit être mal fondé si, ainsi que je le crois, la règle est que les blessures ou les dommages matériels causés par l’usage d’un objet dangereux ou susceptible de l’être constituent le fond même de toute action pour délit civil intentée contre le fabricant ou fournisseur négligent.
J’en déduis que les membres de la Cour d’appel ont accepté les faits tels qu’ils ont été constatés par le savant juge de première instance et que leur conclusion est fondée sur le principe que
[TRADUCTION] “la règle est que les blessures ou les dommages matériels causés par l’usage d’un objet dangereux ou susceptible de l’être constituent le fond même de toute action pour délit civil intentée contre le fabricant ou fournisseur négligent.» Il est clair, comme nous le verrons plus tard, dans les motifs de jugement de M. le Juge Tysoe, que les membres de la Cour d’appel ont considéré que ce principe avait pour effet d’exclure les dommages subis par l’objet dangereux lui-même et toute perte économique résultant de ses défauts inhérents et que c’est le motif pour lequel ils ont rejeté la réclamation de l’appelante.
Le savant juge de première instance aurait également rejeté la réclamation de l’appelante pour réparations à la grue, mais il a tenu les intimées responsables de la perte subie par l’appelante à cause de l’inactivité du chaland et du remorqueur au cours de la période des opérations côtières et, à ce sujet, il s’est exprimé comme suit :
[TRADUCTION] Je crois que la méthode de calcul par unité est la plus exacte et j’ai déjà dit que les pertes devraient être basées sur les opérations côtières. Par conséquent, j’accepte le chiffre de $89,879 calculé par M. Phillips comme représentant équitablement les
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dommages bruts pour la période requise par les réparations à la grue à pivot, et j’arrondirais ce chiffre à $90,000.
Cependant, il faut déduire de ce chiffre les gains qui auraient été perdus de toute manière, au cours de la période de 30 jours requise par la demanderesse pour faire les réparations, si elle avait été régulièrement avertie par la défenderesse.
Le Juge Ruttan a ensuite expliqué les calculs qu’il a faits [sic] pour arriver au revenu mensuel moyen de $30,000 pour le matériel en question et il a conclu :
[TRADUCTION] En déduisant $30,000, il reste un montant net de $60,000 et ce dernier chiffre sera le montant des dommages-intérêts à être recouvrés par la demanderesse pour perte d’usage ...
Nous verrons clairement que l’adjudication du juge de première instance se rapportait uniquement à l’omission des deux intimées d’avertir l’appelante du danger éventuel.
Dans l’appel qu’elle a interjeté à cette Cour, l’appelante demande qu’on lui accorde jugement pour le coût des réparations aux grues et pour la perte de jouissance du chaland ainsi que pour les pertes réelles dues à l’inactivité du chaland basées sur les «opérations côtières», conformément à la réclamation libellée dans la déclaration écrite.
Il me semble découler de l’analyse de la preuve faite par le juge de première instance, et des reconnaissances faites par les intimées, que Washington et Walkem connaissaient toutes deux le danger éventuel que comportait l’utilisation prolongée, sans réparations et modifications considérables, des grues de type grue à pivot que Washington avait conçues et installées sur le «Rivtow Carrier», et que les deux intimées, étant au courant de ce fait depuis assez longtemps, auraient pu prévenir l’appelante et lui donner l’occasion de faire faire les réparations en période creuse plutôt que d’être obligée de retirer son chaland et son remorqueur du service pendant une des périodes les plus profitables de l’année en subissant des dommages substantiels qu’elle aurait pu éviter si elle avait été au courant, au moment où les intimées ont appris que ces défauts étaient communs à ce
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type de grues, des dangers inhérents résultant des défauts dans la conception des grues.
A mon avis, la connaissance du danger que comportait l’utilisation prolongée de ces grues aux fins auxquelles elles étaient destinées entraînait l’obligation d’avertir ceux à qui les grues avaient été fournies et cette obligation a pris naissance au moment où les intimées ou l’une d’elles ont été saisies de cette connaissance.
En l’espèce, les intimées connaissaient non seulement la fin à laquelle les grues étaient destinées, mais elles étaient au courant du caractère inadéquat de celles-ci eu égard à cette fin si les grues n’étaient pas modifiées ou réparées; bien qu’il n’y eût aucun rapport contractuel entre le fabricant et l’appelante, les intimées savaient toutes deux que l’appelante utilisait les grues pour la fin à laquelle elles étaient destinées en comptant sur le conseil des intimées, et sachant les activités du «Rivtow Carrier» elles ont dû connaître les dates approximatives de sa période de pointe et savoir qu’en ne faisant pas connaître le risque, elles exposaient l’appelante à la conséquence directe de perdre les services du chaland pour au moins un mois durant une de ses saisons les plus occupées.
Le savant juge de première instance a exposé dans les termes suivants la question cruciale de l’appel :
[TRADUCTION] J’aborde la réclamation pour perte de revenus due à la non-utilisation du navire de charge, qui apparaît sous les intitulés «négligence dans la conception» et «omission d’avertir».
Quoiqu’il n’y ait aucun droit de recouvrement per se pour conception négligente, en l’absence d’un contrat, un pareil manque de soin est un élément important dans la création d’une obligation légale envers le dernier consommateur. Il est la première indication de connaissance, la connaissance du danger, la connaissance du fait que l’état ne pourrait être raisonnablement observé par examen intermédiaire. Ajoutez à cela la réticence curieuse à avertir quiconque du danger connu, et la proximité de ceux qui sont les plus susceptibles de subir les conséquences de ces défauts, et vous avez tous les éléments d’un cas typique de responsabilité au sens de la doctrine énoncée
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dans l’arrêt M’Alister (Donoghue) c. Stevenson, [1932] A.C. 562. En l’espèce, le problème est qu’on demande un dédommagement non pas pour perte matérielle ou blessures subies directement par l’acheteur du bien mobilier, mais pour perte de revenus subie par un tiers qui est l’usager de ce bien mobilier.
En Cour d’appel, M. le Juge Tysoe a exposé la question en des termes encore plus succincts à [1972] 3 W.W.R. p. 743, où il a dit :
[TRADUCTION] En supposant que Walkem et Washington sont visées par la proximité du rapport et la règle de responsabilité envisagées dans l’arrêt M’Alister (Donoghue) v. Stevenson, la question est la suivante : Rivtow a-t-elle un droit de recouvrement pour la nature du préjudice (character of harm) qu’elle a subi?
Vu qu’un nombre de précédents importants portant sur cette question ont été cités et commentés dans les motifs de jugement minutieux rédigés en première instance et en appel et que les motifs en question sont maintenant publiés, je ne crois pas qu’il me soit nécessaire de procéder à la revue et à l’analyse étendue de ces précédents qui aurait été nécessaire autrement, mais je crois qu’il est souhaitable d’exposer les grandes lignes de l’évolution, telle que je la vois, du droit concernant la responsabilité pour manquement à l’obligation d’avertir qui incombe à ceux qui contribuent à fournir, aux tiers avec qui ils n’ont aucun rapport contractuel, une machine qui, à leur connaissance, est dangereuse et susceptible de causer des dommages lorsqu’elle est utilisée pour les fins auxquelles elle a été conçue et destinée.
Je n’apprends rien en disant qu’avant l’arrêt George v. Skivington[2], la règle généralement appliquée en Angleterre voulait que la violation d’un contrat exigeant de l’habileté et de la diligence dans la fabrication d’un objet ne donne pas en elle-même un droit d’action à une personne étrangère à ce contrat qui a été blessée par l’objet qui s’est avéré défectueux. Depuis les temps les plus reculés, les objets dangereux en eux-mêmes de même que les objets qui sont devenus dangereux par suite de quelque défectuosité connue du fabricant étaient exclus de
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l’application de cette règle générale, mais le motif pour exclure cette dernière catégorie d’objets était fondé à l’origine sur le fait que le vendeur de l’objet qui le savait défectueux était coupable de fraude ou de tromperie et, pour cette raison, responsable envers quiconque subissait un préjudice par suite de blessures. Voir l’arrêt Langridge v. Levy[3].
Par contre, l’arrêt George v. Skivington a placé la question sur un plan un peu plus étendu. Dans cette dernière affaire, un chimiste avait personnellemennt [sic] produit un shampooing dont il était le seul à connaître les ingrédients et il a vendu à un client une bouteille de ce mélange, pour qu’il soit utilisé par la femme de celui-ci, et la santé de cette dernière a souffert par suite de l’usage qu’elle en a fait. L’épouse a intenté une action pour négligence en ne s’appuyant sur aucune obligation contractuelle qui aurait pu être contractée. Dans ses motifs de jugement dans cette dernière affaire, le baron en chef Kelly a dit :
[TRADUCTION] Par conséquent, aucune question de garantie ne se pose, mais il faut déterminer si le défendeur, un chimiste, ayant mélangé le produit vendu pour une fin particulière et connaissant la fin pour laquelle il était acheté, peut être tenu responsable dans une action on the case (super casum) intentée pour inhabileté et négligence dans la fabrication du produit causant des blessures à la personne qui l’a utilisé. Et je pense que, mise à part toute question de garantie, expresse ou implicite, il incombait au défendeur, le vendeur, de faire preuve d’une diligence ordinaire en mélangeant ce shampooing. Il ne fait aucun doute qu’il y avait pareille obligation envers l’acheteur et, à mon avis, elle s’étend à la personne pour l’usage de laquelle le vendeur savait que le produit avait été acheté.
Dans un jugement concordant, le baron Cleasby a conclu :
[TRADUCTION] En l’espèce, il y a juxtaposition des deux éléments; la négligence et les blessures qui en découlent. La personne blessée a donc une cause d’action valable ...
Bien qu’il n’ait jamais été expressément écarté, l’arrêt George v. Skivington a fait l’objet de
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critiques sévères dans les cours anglaises et son autorité était encore mise en doute dans ce pays quand l’affaire de Ross c. Dunstall[4], a été décidée dans cette Cour. Dans l’affaire Ross, l’appelant était un fabricant de carabines de chasse à culasse mobile qui pouvaient faire feu avec la culasse déverrouillée bien que celle-ci parût verrouillée; deux personnes avaient été blessées lorsque la culasse d’une de ces carabines avait été repoussée hors de sa gaine au moment où la carabine était utilisée pour la première fois après son achat. On a statué qu’il y avait un vice caché dans la carabine, que celui-ci constituait une source de danger et que l’omission de la part du fabricant de prendre les mesures raisonnables pour avertir les acheteurs équivalait à «faute», «négligence» et «imprudence» au sens de l’art. 1053 du Code civil du Québec.
Bien que l’action fût régie par le droit du Québec, les Juges Doff et Anglin étaient tous deux d’avis que les mêmes considérations auraient cours dans les cours anglaises. Dans ses motifs de jugement, le Juge Duff a dit :
[TRADUCTION] Je ne puis comprendre pourquoi une responsabilité délictuelle envers ceux avec qui le fabricant négligent n’a aucun lien contractuel ne peut coexister avec une responsabilité contractuelle envers ceux avec qui il a contracté.
On dit que ce principe est incompatible avec les décisions des cours anglaises. Mais je crois qu’il n’est pas incompatible avec l’arrêt George v. Skivington qui semble suffisant pour justifier la proposition selon laquelle un fabricant est responsable s’il fabrique négligemment et met sur le marché un objet dangereux qui est un piège ou peut l’être pour les personnes qui l’utilise. L’arrêt George v. Skivington a sans doute fait l’objet de commentaires défavorables mais aucune cour compétente à passer outre à cet arrêt n’a eu à la considérer et il a été largement appliqué dans les cours américaines.
L’art. 1053 du Code civil, qui n’a pas été modifié, se lisait alors comme suit :
Art. 1053. Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté.
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Dans ses motifs de jugement, M. le Juge Anglin, en se reportant de toute évidence à cet article, a dit :
[TRADUCTION] L’omission de la part de l’appelant de prendre toutes les mesures raisonnables pour s’assurer que l’avertissement du danger caché de la culasse mal posée — que ce danger équivale [sic] ou non à un défaut dans la conception — soit donné aux acheteurs dans le cours ordinaire du commerce de carabines de chasse le rend, à mon avis, responsable envers les demandeurs dans ces actions. Son inaction a constitué une omission de prendre les précautions qu’aurait dictées la prudence humaine et qu’il lui incombait de prendre et a ainsi constitué une faute qui, lorsque des blessures ont été causées à quelqu’un faisant partie d’une catégorie de personnes que le fabricant aurait dù [sic] envisager comme usagers éventuels de la carabine, a donné lieu à une cause d’ation [sic] contre lui.
Je préfère donc donner gain de cause aux demandeurs sur la base de l’art. 1053 C.C. (S. 1879.1.374) Je considère comme une imprudence ou une négligence au sens de ce dernier article l’omission du défendeur de prendre des mesures pour avertir les acheteurs de ces carabines du danger caché qui leur est particulier, à savoir qu’elles peuvent faire feu quand la culasse semble verrouillée mais est en fait déverrouillée, et je considère qu’elle donne donc ouverture à des poursuites.
A l’instar de M. le Juge Duff, M. le Juge Anglin a exprimé l’avis que les mêmes considérations auraient été appliquées en vertu du droit anglais, en disant :
[TRADUCTION] Bien que la loi anglaise ne soit pas applicable à ces affaires, je suis porté à croire que le défendeur serait responsable au même titre en vertu de cette dernière — en tout cas s’il connaissait le danger caché de sa carabine — et probablement s’il ne le connaissait pas.
et en s’exprimant dans ces termes, le savant juge a donné son approbation à l’arrêt George v. Skivington et au passage du jugement du Juge Brett, Maître des rôles, dans l’arrêt Heaven v. Pender[5], p. 509, où il est dit :
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[TRADUCTION] toutes les fois qu’une personne est, à cause des circonstances, placée dans une position telle vis-à-vis d’une autre que toute personne d’une intelligence ordinaire qui a réfléchi s’apercevrait immédiatement que si elle ne fait pas preuve d’une diligence et d’une habileté ordinaire dans son comportement relativement à ces circonstances, elle occasionnera un danger de blessures ou de dommages matériels à l’autre, il y a naissance d’une obligation de faire preuve de diligence et d’habileté ordinaire pour éviter pareil danger.
Tous les doutes quant à l’état du droit en Angleterre à ce sujet ont été dissipés par la décision de la Chambre des Lords dans l’affaire M’Alister (Donoghue) v. Stevenson[6], dans laquelle Lord Atkin, en s’appuyant sur les arrêts George v. Skivington et MacPherson v. Buick Motor Comnpany[7], ainsi que sur les dicta du Juge Brett, Maître des rôles, dans l’arrêt Heaven v. Pender, a défini la portée de l’obligation de diligence d’un fabricant dans le passage fréquemment cité où il a dit :
[TRADUCTION] ...un fabricant de produits, qu’il vend sous une forme indiquant que c’est son intention que les produits parviennent au dernier consommateur sous la forme dans laquelle ceux-ci l’ont laissé sans possibilité raisonnable d’examen intermédiaire, et tout en sachant que l’absence de diligence raisonnable dans la préparation ou la mise en vente des produits résultera en des atteintes à la vie ou aux biens du consommateur, a envers le consommateur l’obligation de faire preuve de semblable diligence raisonnable.
J’oserais dire que c’est là un principe qu’aucun individu en Écosse ou en Angleterre qui n’est pas avocat mettrait en doute un seul instant. Il y a lieu d’indiquer clairement que le droit dans ce domaine, comme dans la plupart des autres, est conforme au gros bon sens.
Il n’est pas nécessaire selon moi d’exposer les faits bien connus de l’arrêt M’Alister (Donoghue) v. Stevenson et de son pendant, l’arrêt Grant v. Australian Knitting Mills[8], parce que M. le Juge Tysoe les a analysés en profondeur dans ses motifs de jugement aux pp. 744 à 747, et qu’ils sont de toute manière bien connus de
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tous les avocats. Cependant, je crois qu’il convient de citer un autre passage de Lord Atkin à la p. 580 du premier arrêt, où il dit au sujet de l’obligation de diligence :
[TRADUCTION] Il faut apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions lorsqu’on peut raisonnablement prévoir qu’ils sont susceptibles de léser son prochain. Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être : les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l’esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question.
Comme je l’ai indiqué, le jugement de la Cour d’appel dans la présente affaire me semble fondé sur la prémisse que Walkem et Washington avaient une obligation de diligence envers l’appelante en tant que personne «... touchée de si près et si directement» par la mauvaise conception des grues que Walkem et Washington auraient dû raisonnablement l’avoir eue à l’esprit comme personne ainsi touchée lorsqu’elles ont songé aux défauts connus qui sont maintenant mis en question.
En partant de cette prémisse, je pense que la Cour d’appel aurait considéré les intimées responsables des blessures ou des dommages matériels résultant des défauts des grues, mais M. le Juge Tysoe, à la fin de ses motifs de jugement à la p. 759, a dit :
[TRADUCTION] A mon avis, le droit en Colombie-Britannique, tel qu’il existe présentement, est que ni le fabricant d’un article potentiellement dangereux ou défectueux ni une autre personne qui est visée par la règle de la proximité du rapport énoncée dans l’arrêt M’Alister (Donoghue) v. Stevenson, n’a de responsabilité délictuelle distincte du contrat envers le dernier consommateur ou usager pour dommages résultant de l’objet lui-même, ou pour perte économique résultant du défaut de l’objet, mais seulement pour les blessures et dommages matériels à d’autres biens causés par l’objet ou son usage. Je suis d’avis que pour accueillir les réclamations de Rivtow, il serait nécessaire d’étendre la règle de responsabilité énoncée dans l’arrêt Donoghue au-delà de ce qu’elle est maintenant. Je ne crois pas que cette Cour serait justifiée de l’étendre de manière à ce qu’elle s’applique à la nature du dommage subi par Rivtow. Si une telle
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extension est de mise, je crois que cette décision doit appartenir à une plus haute cour.
La conclusion de M. le Juge Tysoe était fondée en grande partie sur une série de précédents américains, l’arrêt Trans World Airlines Inc. v. Curtis-Wright Corp.[9], en particulier, dans lequel on a indiqué que la responsabilité du coût de réparation du dommage subit par l’objet défectueux lui-même, et de la perte économique découlant directement de la négligence, ressemble à la responsabilité en vertu d’une garantie explicite ou implicite de bon état, et que puisque son origine est contractuelle, un tiers au contrat ne peut la faire valoir contre le fabricant. C’était, je crois, pour ce motif que le savant juge de première instance a rejeté la réclamation de l’appelante pour réparations et pour la perte économique qu’elle aurait de toute manière subie même si l’avertissement approprié avait été donné. Je souscris à cette conclusion pour les mêmes motifs; mais, bien que cette conclusion exclue le recouvrement pour les dommages causés à l’objet et pour la perte économique découlant directement de la négligence et de la mauvaise conception imputables à Washington, elle n’exclut pas les dommages supplémentaires occasionnés par le manquement à l’obligation d’avertir contre le danger.
En l’espèce, Washington en tant que fabricant et Walkem en tant que son représentant savaient toutes deux que l’appelante comptait sur elles pour être conseillée sur le fonctionnement des grues à pivot et, à mon avis, il leur incombait clairement toutes deux d’avertir l’appelante de la nécessité des réparations aussitôt qu’elles ont été au courant des défectuosités et du danger éventuel concomitant.
Comme dans l’arrêt Ross v. Dunstall, précité, l’obligation d’avertir dans la présente affaire est née de la connaissance par l’intimée de toutes les circonstances, et les dommages supplémentaires subis en raison de l’inactivité du chaland au cours de la période «des opérations côtières» sont uniquement attribuables au manquement négligent à cette obligation.
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Que la responsabilité pour ce dommage ne découle pas de la négligence dans la conception et la fabrication, c’est ce qu’illustre le fait que Walkem, qui n’était pas partie à cette négligence, est également responsable avec Washington de ne pas avoir averti l’appelante. La différence entre les deux genres de responsabilité et les dommages qui en découlent est qu’une responsabilité peut naître sans que le fabricant connaisse le défaut, tandis que l’autre responsabilité résulte de sa connaissance du danger auquel le défaut donne lieu.
L’arrêt Donoghue a reconnu le droit d’un dernier consommateur, indépendamment d’un droit découlant d’un contrat ou d’une garantie, de recouvrer pour les dommages causés à sa personne ou à sa propriété par la négligence d’un fabricant dans la mise en marché d’un objet défectueux. La responsabilité du fabricant dans cette affaire-là était basée sur un manquement au devoir envers son prochain que Lord Atkin a décrit, mais la responsabilité fondée sur la connaissance du danger qui a donné lieu à l’adjudication faite par le savant juge de première instance dans la présente affaire est une question complètement différente comme nous le verrons dans l’extrait suivant tiré des motifs de jugement dans l’arrêt Donoghue lui-même. Lord Thankerton a fait remarquer à la p. 602 :
[TRADUcTION] Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire dans laquelle il est question de ce que l’on appelle un objet dangereux per se, ou d’un objet que le défendeur savait dangereux, cas dans lesquels une obligation spéciale de protection ou d’avertissement adéquat est imposée à la personne qui l’utilise ou le distribue. La présente affaire concerne le fabricant, et un consommateur avec qui celui-ci n’a aucun lien contractuel, d’un objet que le fabricant ne savait pas dangereux ...
(J’ai mis des mots en italique.)
D’autre part, en se reportant aux éléments requis pour établir la responsabilité pour négligence dans la fabrication d’un objet, Lord Macmillan a dit à la p. 616 :
[TRADUCTION] Je ferais remarquer que, dans une véritable affaire de négligence, la connaissance de l’existence
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du défaut causant le dommage n’est pas du tout un élément essentiel.
Les circonstances de l’espèce donnent naissance à une obligation d’avertir incombant aux deux intimées aussi sûrement que prend naissance semblable obligation dans le cas du fabricant d’un objet qui est dangereux en lui-même. A ce sujet, je me reporte aux observations du Juge Scrutton dans l’arrêt Hodge & Sons v. Anglo-American Oil Co.[10], p. 187, que Lord Atkin a fait siennes dans l’arrêt Donoghue à la p. 595, où le savant juge a dit :
[TRADUCTION] Personnellement, je ne vois pas la différence entre une chose dangereuse en elle-même, comme un poison, et une chose non pas dangereuse en tant que catégorie mais dangereuse, à cause d’une fabrication négligente, en tant que chose individualisée. Cette dernière, si on peut dire, semble la plus dangereuse des deux; c’est un loup déguisé en brebis au lieu d’un loup évident.
Dans le récent arrêt Lambert c. Lastoplex Chemicals Co. Ltd.[11], le demandeur avait subi des blessures et des dommages matériels par suite de l’explosion résultant de l’utilisation d’un bouche-pore inflammable produit par le fabricant défendeur, et dans ses motifs de jugement, M. le Juge Laskin a exposé la question comme suit à la p. 574 :
L’action des appelants contre l’intimée est fondée sur la négligence, notamment, ainsi qu’il ressort des allégations plus détaillées, sur la prétention qu’il n’y a pas eu avertissement suffisant quant au fait que le produit était volatile; tout au long des procédures, l’action a été contestée sur cette base, la défense alléguant, entre autres, que l’appelant avait été l’auteur de sa propre infortune. Le fabricant connaissait le risque d’incendie; il n’y a donc pas lieu de se demander si l’on est justifié de retenir une autre base de responsabilité dans le cas où le fabricant ne connaissait pas (pour autant qu’on puisse le concevoir) les dangers particuliers que son produit créait de fait pour le public en général ou pour une catégorie particulière d’usagers, ou dans le cas où l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il les connaisse.
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Les fabricants sont tenus, envers ceux qui utilisent leurs produits, de voir à ce qu’il n’y ait aucun vice de fabrication susceptible de causer des dommages au cours d’une utilisation normale. Toutefois, leur devoir ne s’arrête pas là si le produit, bien que satisfaisant aux besoins pour lesquels il est fabriqué et commercialisé, est en même temps dangereux à utiliser; et s’ils savent qu’il s’agit d’un produit dangereux, ils ne peuvent pas simplement laisser le consommateur exposé au risque de blessures.
Le principe juridique qu’il faut appliquer pour apprécier la situation des parties en l’espèce peut s’énoncer comme suit. Lorsque des produits fabriqués sont mis sur le marché pour être finalement achetés et utilisés par le grand public et qu’ils sont dangereux (en l’espèce, à cause de la grande inflammabilité du produit), même utilisés pour les fins auxquelles ils sont destinés, le fabricant est tenu, connaissant le risque, de préciser les dangers concomitants, car il faut présumer qu’il est plus apte à apprécier ces dangers que le consommateur ou l’usager ordinaire. Un avertissement général, par exemple, l’avertissement que le produit est inflammable, ne suffit pas lorsque les probabilités d’incendie peuvent s’accroître en présence des conditions dans lesquelles on peut raisonnablement s’attendre que le produit sera utilisé. Les détails nécessaires dans l’avertissement dépendront évidemment des dangers susceptibles d’être courus au cours d’une utilisation normale du produit.
Concluant que dans la présente affaire il y a eu un manquement à l’obligation d’avertir qui a constitué une négligence de la part des deux intimées, et que la perte économique uniquement attribuable à l’interruption des opérations de l’appelante durant “les opérations côtières” était la conséquence immédiate de ce manquement, il s’agit maintenant de déterminer la question de savoir si ce dommage donne ouverture à réparation dans une action pour négligence.
Ni l’arrêt M’Alister (Donoghue) v. Stevenson ni l’arrêt Grant v. Australian Knitting Mills ne suggèrent que les demandeurs dans ces deux actions auraient été empêchés de recouvrer pour la perte économique si elle avait été réclamée, mais, comme je l’ai indiqué, je suis d’accord avec le savant juge de première instance que ces précédents ne nous autorisent pas à tenir le fabricant responsable des dommages
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subis par les grues défectueuses ou de la perte que l’appelante aurait subie si elle avait été régulièrement avertie.
Les arrêts Cattle v. Stockton Waterworks Co.[12], et La Société Anonyme de Remorquage à Hélice v. Bennetts[13], que le savant juge de première instance a cités dans ses motifs de jugement aux pp. 120 et 121 [74 W.W.R.], ont été considérés à un certain moment comme limitant l’étendue de la responsabilité pour négligence de manière à exclure complètement la perte économique, mais, à mon avis, le jugement du Juge Blackburn dans le premier indique qu’un redressement pour les conséquences immédiates et directes des actes de négligence n’était pas exclu. Dans cette affaire Cattle, le demandeur était un constructeur qui s’était engagé par contrat pour un prix forfaitaire à construire un tunnel sous un chemin mais, à cause de la négligence de la défenderesse, une fuite s’est produite dans une conduite d’eau qui appartenait à celle-ci avec le résultat que l’eau s’est introduite dans l’excavation du tunnel et a fait obstruction aux travaux. En conséquence, le demandeur n’a pu respecter son contrat qu’en engageant des dépenses beaucoup plus grandes et le Juge Blackburn a statué que le demandeur n’avait aucun droit d’action pour perte pécuniaire en disant :
[TRADUCTION] On peut avancer qu’il est juste que toutes ces personnes devraient être indemnisées pour pareilles pertes et que si la loi ne leur accorde aucun recours elle est imparfaite. C’est peut-être vrai. Mais, comme l’a signalé le Juge Coleridge dans l’arrêt Lumley v. Gye, 2 E. & B. p. 252, les cours de justice ne devraient pas «prendre la liberté dans la recherche de recours parfaitement complets pour tous les actes préjudiciables, d’outrepasser les limites que notre droit, selon une sage perception, à mon avis, de ses pouvoirs limités, s’est imposées, de réparer seulement les conséquences immédiates et directes d’actes préjudiciables.»
Le raisonnement de M. le Juge Blackburn dans cette dernière affaire me semble dicté par les conceptions de l’époque sur le caractère prochain ou éloigné du dommage et je crois que sa
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façon d’aborder requiert une nouvelle appréciation à la lumière du jugement rendu dans l’affaire M’Alister (Donoghue) v. Stevenson; à mon avis, son raisonnement ne s’applique pas à une affaire dans laquelle la responsabilité découle du fait que le fabricant a acquiescé à l’usage continu d’un objet qu’il sait être devenu dangereux lorsque utilisé pour la fin à laquelle il est destiné, sans avertir l’usager connu de l’objet qui est étranger au contrat de vente.
La question de savoir si des dommages-intérêts peuvent être recouvrés dans une action pour négligence relative à une perte économique résultant d’une autre cause que des blessures et des dommages matériels subis par le demandeur, a fait l’objet d’une étude approfondie par la Chambre des Lords dans l’arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd.[14]. Dans cette dernière affaire, la demanderesse avait demandé des renseignements à ses banquiers relativement au crédit d’un de ses clients. Ces banquiers se sont alors adressés à la défenderesse, le banquier du client, qui a donné des références favorables accompagnées de la mise en garde qu’elles étaient données [TRADUCTION] «sous toutes réserves». Nanti de ces références, la demanderesse a fait affaires avec le client en question, avec le résultat qu’elle a subi une perte de £17,000 à l’égard de laquelle elle a intenté une action. Dans leurs motifs très fouillés, les membres de la Chambre des Lords étaient unanimes à approuver l’avis dissident de Lord Denning dans l’arrêt Candler v. Crane, Christmas[15]. Dans cet arrêt-là, la majorité de la Cour d’appel avait été d’avis qu’une déclaration inexacte faite avec négligence par une personne à une autre, bien que cette dernière lui ait donné suite à son détriment, ne donnait pas ouverture à poursuites en l’absence de liens contractuels ou fiduciaires entre les parties, et que ce principe n’avait pas été modifié par l’arrêt M’Alister (Donoghue) v. Stevenson. Cependant, dans ses motifs de dissidence, Lord Denning avait dit, aux pp. 178 et 179 :
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[TRADUCTION] La seconde prétention de Me Foster était que l’obligation de diligence ne prend naissance que quand l’absence de diligence peut être cause de blessures ou de dommages matériels ... Je dois toutefois dire que je ne puis accepter que ce soit là une distinction valable. Je puis comprendre que, dans certains cas de perte financière, il peut ne pas y avoir de rapport suffisamment immédiat pour donner naissance à l’obligation de diligence; mais, dès que cette obligation existe, je ne puis croire que la responsabilité dépend de la nature du dommage.
L’arrêt Hedley Byrne a été beaucoup commenté dans les facultés et les cours de justice et on a avancé que le jugement n’est qu’un obiter dictum en ce sens que la décision finale a écarté la responsabilité, mais, à mon avis, M. le Juge Tysoe donne une interprétation très restrictive à ce précédent quand il dit :
[TRADUCTION] Tout ce que ce précédent a décidé c’est que, étant donné la stipulation expresse d’irresponsabilité de la défenderesse, un genre spécial de diligence et de responsabilité envers la demanderesse pour négligence était absent de manière que cette dernière ne pouvait recouvrer.
D’autre part, je suis d’avis que l’arrêt Hedley Byrne représente l’avis réfléchi de cinq membres de la Chambre des Lords selon lequel une déclaration inexacte faite par négligence peut donner naissance à une action en dommages-intérêts pour la perte économique qu’elle occasionne, sans qu’interviennent des blessures ou des dommages matériels et indépendamment de rapports contractuels ou fiduciaires, et que, dans les circonstances de cette affaire-là, la demanderesse aurait eu le droit de recouvrer sa perte économique si ce n’avait été de l’avertissement qui était implicite dnas [sic] la stipulation expresse d’irresponsabilité de la défenderesse.
En l’espèce présente, on a [sic] pas avancé que la responsabilité devrait être basée sur une déclaration inexacte faite par négligence et, dans cette mesure, l’arrêt Hedley Byrne ne s’applique aucunement. Je m’y reporte uniquement pour indiquer l’avis de la Chambre des Lords selon lequel quand la responsabilité est basée sur la négligence, le recouvrement ne se limite pas aux dommages physiques mais s’étend aussi aux pertes économiques. L’affaire Hedley Byrne a
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récemment été jugée espèce différente par cette Cour dans l’arrêt J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co.[16], dans lequel le Juge Pigeon, parlant au nom de la majorité de la cour, a dit à la p. 777 :
Le critère de responsabilité délictuelle étudié dans l’affaire Hedley Byrne ne peut pas s’appliquer lorsque les relations entre les parties sont régies par un contrat, à moins qu’il soit possible de considérer que la négligence imputée constitue un délit civil indépendant n’ayant aucun rapport avec l’exécution du contrat ... En l’espèce, c’est là un point particulièrement important, à cause des dispositions contractuelles relatives à la nature des obligations assumées et l’exclusion virtuelle de toute responsabilité en cas de défaut de les remplir.
En l’espèce présente, toutefois, je suis d’avis que l’ommission [sic] d’avertir a été «un délit civil indépendant» n’ayant aucun rapport avec l’exécution d’un contrat exprès ou implicite.
Dans la plaidoirie complète qu’il a présentée au nom de l’appelante, Me Locke s’est reporté à de nombreuses décisions récentes de la Cour d’appel d’Angleterre pour illustrer l’évolution des idées dans cette cour-là sur la question du recouvrement de la pure perte économique dans une action pour négligence lorsque le demandeur n’a subi aucun dommage physique.
Dans une de ces affaires, SCM (United Kingdom) Ltd. v. W. J. Whittal & Son Ltd.[17], la cour a statué que la perte économique découlant directement d’un dommage physique était recouvrable mais Lord Denning a indiqué qu’il refuserait le recouvrement d’autres pertes économiques sauf dans des circonstances exceptionnelles. Son raisonnement semble fondé sur le fait que le dommage était trop éloigné bien qu’il ait fait remarquer, dans ses motifs de jugement :
[TRADUCTION] Cependant, ne croyez pas que je suis d’avis que la perte économique est toujours trop éloignée.
Une autre étude assez longue sur le même sujet est contenue dans les motifs de jugement du
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même savant juge dans l’arrêt Spartan Steel and Alloys Limited v. Martin & Co. (Contractors) Ltd.[18] où il semble avoir considéré que la question du caractère éloigné du dommage devait être décidée (traduction) «comme une question de ligne de conduite»; après s’être réféfé aux arrêts Cattle v. Stockton Waterworks Co. et Société Anonyme de Remorquage à Hélice v. Bennetts, il a dit :
[TRADUCTION] D’autre part, dans les affaires où on a statué que la perte économique était recouvrable en elle-même, il est clair qu’il y avait une obligation envers les demandeurs et que la perte n’était pas trop éloignée.
Dans l’arrêt Ministry of Housing and Local Government v. Sharp,[19] p. 278, le Juge Salmon me semble avoir traité la question de façon exacte et succincte quant il a dit :
[TRADUCTION] Cependant, dans la mesure où le droit relatif à la négligence en matière civile est concerné, l’existence de l’obligation de diligence raisonnable ne dépend plus de la question de savoir si ce qui peut être raisonnablement prévu comme résultat de l’omission de faire preuve de pareille dilingence [sic] est dommage physique ou une perte financière.
Je me rends bien compte que je n’ai pas fait état de tous les précédents pertinents ayant trait au recouvrement pour perte économique dans pareilles circonstances, mais je suis convaincu qu’en l’espèce présente il y avait une proximité de rapport donnant naissance à une obligation d’avertir et que les dommages-intérêts adjugés par le savant juge de première instance étaient recouvrables à titre d’indemnité pour le résultat direct et démontrablement prévisible de la violation de cette obligation. Puisqu’il en est ainsi, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de suivre le sentier parfois tortueux qui mène à la formulation d’une «décision de ligne de conduite» .
On verra que je préfère le raisonnement et la conclusion du juge de première instance à ceux de la Cour d’appel, et pour les motifs que j’ai signalés je rejette l’avis du Juge d’appel Tysoe selon lequel cette conclusion comporte une
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extension de la règle énoncée dans Donoghue v. Stevenson où la responsabilité a été fondée sur un motif différent.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’informer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir le juge-ment rendu en première instance par M. le Juge Ruttan.
L’appelante aura droit à ses dépens en cette Cour et aux dépens de l’appel incident des intimées en Cour d’appel.
Le jugement des Juges Hall et Laskin a été rendu par
LE JUGE LASKIN (dissident en partie) — C’est la première fois que cette Cour est appelée à déterminer si, dans une action pour négligence, il est possible de recouvrer la perte économique qui est le seul préjudice subi et ne résulte pas de dommages physiques. Le juge de première instance a adjugé des dommages-intérêts pour la perte de revenus subie par l’appelante pour une certaine période de temps requise pour réparer la grue à pivot, mais il a nié le recouvrement du coût des réparations pour mettre en bon état la grue qui accusait un défaut de conception et de fabrication. Dans ses motifs de jugement que j’ai eu l’occasion de lire, mon collègue le Juge Ritchie souscrit à cet avis. J’accepte l’adjudication des dommages-intérêts telle qu’elle a été faite, mais je l’étendrais pour inclure également le coût des réparations.
Je déciderais ainsi parce que je ne suis pas d’accord que la responsabilité des intimées devrait uniquement reposer sur l’omission d’avertir de la probabilité des dommages due à la mauvaise conception des grues. Il est évident que l’omission d’avertir est la seule base sur laquelle, d’après les faits de l’espèce, Walkem peut être tenue responsable. Cependant, Washington, en tant que concepteur et fabricant de la grue, avait une obligation antérieure de prévenir les dommages qui, pouvait-on prévoir, résulteraient de sa négligence dans la conception et la fabrication de cette machine. Si des dommages physiques en avaient résulté, que ce soit des blessures ou des dommages matériels (autres
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qu’à la grue elle-même), la responsabilité de Washington envers la personne lésée, en vertu de son obligation antérieure en tant que concepteur et fabricant de la grue négligemment construite, ne serait pas mise en question. Devrait-elle alors être moins responsable envers l’appelante de la perte économique directe résultant de la grue défectueuse pour le simple motif que la probabilité des dommages physiques, qu’ils soient sous forme de blessures causées à un tiers ou de dommages matériels à l’appelante, a été évitée par le retrait de la grue du service afin de la réparer?
Deux nouveaux points sont soulevés dans cette question. Premièrement il s’agit de savoir si la responsabilité de Washington pour négligence devrait comprendre la perte économique quand il n’y a eu en fait aucun dommage physique, et deuxièmement, si l’appelante est un demandeur valable pour être indemnisée de la perte économique et également du coût des réparations apportées à la grue défectueuse.
La responsabilité d’un fabricant pour négligence occasionnant des dommages physiques s’étend à la perte économique subséquente causée à la personne qui a subi le dommage physique : voir British Celanese Ltd. v. A.H. Hunt (Capacitors), Ltd.; [20] S.C.M. (United Kingdom) Ltd. v. W.J. Whittall & Son Ltd.[21]. Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que l’appelante était touchée par le risque de dommages physiques résultant de l’effondrement de la grue dont la conception et la fabrication étaient mauvaises; les dommages au chaland qu’elle avait en vertu d’un contrat d’affrètement étaient une ocnséquence [sic] prévisible de la négligence de Washington. On avance toutefois que la responsabilité d’un fabricant pour négligence ne s’étend pas à la perte économique lorsqu’il n’a résulté aucun dommage physique, même dans une affaire où il y a menance [sic] de dommages physiques. Il est vrai que les intérêts économiques, ordinairement protégés dans un contrat comme des avantages promis,
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ont été longtemps protégés contre les délits dans des catégories restreintes d’affaires seulement, comme par exemple, les affaires concernant des délits intentionnels comme la tromperie et l’ingérence dans les rapports contractuels, les actions per quod intentées par un employeur pour blessures causées à son employé par la négligence d’un défendeur et les actions, prévues par la loi, pour accident mortel intentées par les personnes à charge d’une personne dont la mort a été causée par la négligence d’autrui. Un nouvel élément a été ajouté à ces catégories; la doctrine énoncée dans l’arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd.[22], lequel a été considéré par cette Cour et appliqué dans d’autres Cours au Canada, montre que la perte économique ou pécuniaire n’est pas à l’extérieur du champ de la responsabilité pour négligence.
La présente affaire n’est pas du type Hedley Byrne, comme l’indiquent les motifs de mon col-lègue le Juge Ritchie, mais le recouvrement pour la perte économique seulement trouve néanmoins un appui dans la doctrine de la négligence. Il me semble que le principe de la responsabilité du fabricant pour négligence devrait également permettre ce recouvrement dans le cas où, comme en l’espèce, il y a menace de dommages physiques et le demandeur est dans la catégorie des personnes qui, peut-on prévoir, sont ainsi menacées : voir Fleming, Law of Torts, 4e éd., 1971, pages 164-5, 444-5.
Appliquer pareil recouvrement dans la présente affaire ne conduira pas (traduction) «à une responsabilité pour un montant indéterminé pour un temps indéterminé à l’égard d’une catégorie indéterminée», pour emprunter une déclaration fréquemment citée du défunt Juge Cardozo dans l’arrêt Ultramares Corp. v. Touche[23], p. 179. Les considérations pragmatiques qui sont à la base de l’arrêt Cattle v. Stockton Waterworks Co.[24] ne seront pas dévalorisées
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par l’imposition d’une responsabilité à Washington comme fabricant et concepteur négligent : cf. Fleming James, «Limitations on Liability for Economic Loss Caused by Negligence : A Pragmatic Appraisal», (1972), 12 Jo.S.P.T.L. 105. La responsabilité ne signifiera pas ici qu’elle doit aussi être imposée dans tous les cas de conduite négligente où il y a perte économique prévisible; un cas typique serait les réclamations faites par les employés pour perte de salaire lorsque l’usine de leur employeur a été endommagée et est fermée par suite de la négligence d’une autre personne. Dans la présente affaire, il s’agit d’une perte économique directe subie par une personne dont l’usage du produit de la défenderesse Washington était prévu, et non d’une perte économique indirecte subie par un tiers, par exemple, des personnes dont les billes ne pouvaient pas être chargées sur le chaland de l’appelante à cause du retrait du service de la grue défectueuse pour y effectuer des réparations. Il s’agit (je me répète) d’une perte économique résultant directement de l’évitement de dommages physiques menaçant la propriété de l’appelante sinon aussi de l’évitement de blessures aux personnes à son service.
En réclamant le coût des réparations de même que la perte de revenus, l’appelante s’est appuyée, entre autres, sur un passage des motifs de jugement de Lord Denning, Maître des Rôles, dans l’arrêt Dutton v. Bognor Regis United Building Co. Ltd.[25], p. 474, qui se lit comme suit :
[TRADUCTION] Le dommage causé en l’espèce ne consistait pas uniquement en une perte économique. Il s’agissait d’un dommage physique causé à la maison. Si l’argument de l’avocat est valable, ceci signifierait que si un inspecteur approuve négligemment la maison comme convenablement construite et si elle s’effondre et blesse une personne, le conseil est responsable; mais si le propriétaire découvre le défaut à temps pour le réparer — et le répare effectivement — le conseil n’est pas responsable. Il est impossible de faire pareille distinction. Le conseil est responsable dans les deux cas. Je dirais la même chose au sujet du
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fabricant d’un objet. S’il le fabrique négligemment, avec un défaut caché (de sorte qu’il se brise en pièces et blesse quelqu’un), il est sans aucun doute responsable. Supposons que le défaut est découvert à temps pour prévenir le dommage. Il est sûrement responsable du coût des réparations.
L’arrêt Bognor Regis concernait une réclamation faite contre un constructeur et une municipalité pour le coût des réparations et de la dépréciation en valeur d’une maison dans laquelle de graves défauts étaient apparus moins d’un an après la fin de sa construction lorsque le demandeur en avait pris possession à titre de deuxième propriétaire. Un inspecteur de construction de la municipalité avait accordé un certificat d’approbation de la fondation quand la maison était en fait construite sur un amoncellement de déchets à peine enterrés qu’une inspection soigneuse aurait révélé. L’action fut réglée contre le constructeur et accueillie contre la municipalité qui a aussi échoué en appel.
La situation de l’inspecteur de construction et de la municipalité dans l’affaire Bognor Regis relativement à la réclamation du coût des réparations et de la diminution de valeur de la maison est différente de celle d’un fabricant d’un produit défectueux de qui on cherche à recouvrer le coût des réparations à l’objet ou de sa diminution de valeur dans une action délictuelle. Elle représente une responsabilité du genre Hedley Byrne, bien que ce soit le constructeur qui se soit d’abord appuyé sur le certificat d’approbation et non l’acheteur de la maison. Il y aurait un parallèle à faire avec la situation du fabricant si le constructeur avait été poursuivi, et la question serait alors de savoir, dans le cas du constructeur comme dans celui du fabricant, si la violation de l’obligation de ne pas mettre sur le marché un produit (un bien meuble ou immeuble) fabriqué avec négligence peut être réparée en mettant à la charge du constructeur et du fabricant la perte économique subie par l’acheteur.
En résumé, en prenant le cas d’un fabricant qui est tenu de ne pas exposer les consommateurs ou les usagers de ses produits à un risque injustifié (et j’imposerais la même obligation au
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constructeur de maisons), quelles sont les limites sur le genre et l’étendue du dommage pour lequel la responsabilité sera imposée s’il y a violation de l’obligation? Une première réponse a été d’invoquer la notion du caractère éloigné qui peut aussi bien s’appliquer aux dommages physiques qu’à la perte économique : cf. Seaway Hotels Ltd. v. Gragg (Canada) Ltd. and Consumers Gas Co.[26] et Spartan Steel & Alloys Ltd. v. Martin & Co. (Contractors) Ltd.[27] Une autre réponse, plus habituelle, depuis les arrêts MacPherson v. Buick Motor Co.[28] et M’Alister (Donoghue) v. Stevenson[29], a été de nier la responsabilité du fabricant à moins que des dommages physiques n’aient résulté de la violation de l’obligation. En d’autres termes, la responsabilité a été niée pour le motif qu’il n’y avait aucune obligation envers un consommateur ou un usager quant à une perte économique seulement. Il me semble que cette restriction de responsabilité se fonde davantage sur un souci d’éviter des réclamations illimitées pour perte économique résultant de tout genre de négligence que sur un souci de la base particulière sur laquelle repose la responsabilité du fabricant pour négligence. Cette responsabilité repose sur une conviction que les fabricants devraient supporter le risque de blessures subies par les consommateurs ou usagers de leurs produits lorsque ces produits sont fabriqués avec négligence parce que les fabricants créent le risque dans l’exercice de leur commerce, et ils seront plus enclins à protéger le public auquel leurs produits sont destinés s’ils doivent répondre de ceux-ci comme produits sûrs à la consommation ou à l’usage. Ils peuvent mieux s’assurer contre pareil risque, et le coût de l’assurance, à titre de dépense d’affaires, peut être réparti de façon moins douloureuse parmi le public acheteur que si un consommateur ou un usager blessé devait supporter toute la perte qu’il subit.
À mon avis, ce principe s’applique à la menace de dommages physiques qui découle d’un produit conçu et fabriqué avec négligence
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et qui occasionne une perte économique. Je n’ai pas à décider s’il s’étend aux réclamations pour perte économique lorsqu’il n’y a pas menace de dommages physiques, ou aux réclamations pour dommages, sans plus, causés au produit défectueux.
Ce sont les blessures et les dommages matériels prévisibles qui appuient le recouvrement pour la perte économique subie par un consommateur ou un usager qui a assez de chance pour éviter pareils blessures et dommages. Si le recouvrement pour perte économique est permis lorsque pareils blessures et dommages sont subis, je ne vois aucune raison pour le refuser quand les blessures et dommages qui menacent sont prévenus. La position de Washington ne peut être meilleure dans le dernier cas que dans le premier. D’après les faits convenus, une grue installée sur le chaland d’une autre personne, une grue d’une conception semblable à celle installée sur le chaland de l’appelante, s’était effondrée en tuant le grutier. C’est quand elle a appris ce fait que l’appelante a retiré sa grue du service. Sa grue révélait les mêmes fissures que celles qui ont été découvertes dans la grue effondrée, et elles étaient dues au même défaut de conception dans les deux cas. Il s’agissait donc d’une machine dont l’usage constituait un danger pour la personne et les biens à cause de la négligence dans sa conception et sa fabrication; l’utilisation d’une machine semblable qui avait été mise sur le marché par Washington avait déjà causé la mort d’une personne. A mon avis, il n’est pas irrégulier de tenir Washington responsable en de semblables circonstances de la perte économique résultant du retrait du service nécessaire pour effectuer les réparations à la grue. Il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle un produit fabriqué s’avère simplement défectueux (bref lorsqu’il n’a pas donné les résultats escomptés), mais plutôt d’une affaire dans laquelle, par suite du défaut, son usage comporte un risque prévisible de dommages physiques et dans laquelle le fait d’éviter prestement pareils dommages donne lieu à une perte économique. La prévention de dommages imminents qui a pour résultat direct une perte économique
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ne devrait pas être traitée différemment de la réparation après dommage.
La responsabilité de Washington d’indemniser l’appelante de la perte de profits étant établie, il reste à considérer sa responsabilité à l’égard du coût des réparations. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de considérer ce coût comme étant nécessairement une conséquence prévisible de la violation de l’obligation antérieure qui incombait à Washington. Il peut reposer sur une autre base. Un demandeur qui subit un préjudice par la négligence d’une autre personne doit agir rasisonnablement [sic] pour atténuer ses dommages. Si ces dommages sont d’ordre économique seulement, cette atténuation peut l’engager à réparer le défaut qui les a occasionnés. Il ne lui sera peut-être pas loisible de le faire lorsque l’auteur du préjudice est maître de la situation qui entraîne des réparations ou des corrections, comme dans les arrêts Cragg et Spartan Steel précités. Mais lorsque le produit défectueux qui constituait une menace de dommages a été utilisé par le demandeur, il peut être raisonnable pour lui, en apprenant le risque de dommages que comporte son utilisation continue, d’affecter des sommes aux réparations pour le rendre en état de fonctionner. Pareille dépense devient alors partie de la perte économique dont Washington doit être responsable. Dans la présente affaire, on n’a pas mis en question le caractère raisonnable de la conduite de l’appelante en retirant la grue du service ni le caractère raisonnable de la décision de le faire réparer, non plus que le caractère raisonnable du coût des réparations.
Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique et je rétablirais le jugement du Juge Ruttan et le modifiant pour ajouter le coût des réparations de la grue au montant de la perte économique pour laquelle il a conclu à la responsabilité de Washington. Je souscris à l’avis de mon collègue le Juge Ritchie quant à l’adjudication des dépens.
Appel accueilli et jugement de la cour de première instance rétabli, avec dépens, les JUGES HALL et LASKIN étant dissidents en partie.
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Procureurs de la demanderesse, appelante : Ladner, Downs, Ladner, Locke, Clark & Lenox, Vancouver.
Procureurs de la défenderesse, intimée, Washington Iron Works : Harper, Grey, Easton & Co., Vancouver.
Procureurs de la défenderesse, intimée, Walkem Machinery & Equipment Ltd. : Sutton, Braidwood, Morris, Hall & Sutton, Vancouver.
[Collection ScanLII]
[1] [1972] 3 W.W.R. 735, 26 D.L.R. (3d) 559.
[2] (1869), L.R. 5 Ex. 1.
[3] (1837), 2 M.&W. 519, 150 E.R. 863.
[4] (1921), 62 R.C.S. 393.
[5] (1883), 11 Q.B.D. 503.
[6] [1932] A.C. 562
[7] (1916), 217 N.Y. 382.
[8] [1935] A.C. 85.
[9] (1955), 148 N.Y.S. 2d 284.
[10] (1922), 12 L1 L.Rep. 183.
[11] [1972] R.C.S. 569.
[12] (1875), L.R. 10 Q.B. 453.
[13] [1911] 1 K.B. 243.
[14] [1964] A.C. 465.
[15] [1951] 2 K.B. 164.
[16] [1972] R.C.S. 769.
[17] [1970] 3 All E.R. 245.
[18] [1972] 3 W.L.R. 502.
[19] [1970] 2 Q.B. 223.
[20] [1969] 1 W.L.R. 961.
[21] [1970] 3 All E.R. 245.
[22] [1964] A.C. 465.
[23] (1931), 255 N.Y. 170.
[24] (1875), L.R. 10 Q.B. 453.
[25] [1972] 1 All E.R. 462.
[26] [1959] O.R. 581.
[27] [1972] 3 W.L.R. 502.
[28] (1916), 217 N.Y. 382.
[29] [1932] A.C. 562.