Cour suprême du Canada
Vaillancourt c. Jacques, [1975] 1 R.C.S. 724
Date: 1974-04-29
Réal Vaillancourt (Demandeur) Appelant;
et
Armand Jacques (Défendeur) Intimé.
1973: le 13 décembre; 1974: le 29 avril.
Présents: Les Juges Abbott, Ritchie, Spence, Pigeon et Dickson.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du Banc de la Reine, province de Québec[1], infirmant un jugement de la Cour supérieure. Appel rejeté, le Juge Pigeon étant dissident.
Dewey Zaor, c.r., pour le demandeur, appelant.
Jacques Pagé, pour le défendeur, intimé.
[Page 725]
Le jugement des Juges Abbott, Ritchie, Spence et Dickson a été rendu par
LE JUGE ABBOTT — Dans cette action l’appelant réclame des dommages-intérêts, tant personnellement qu’en sa qualité de tuteur à son fils mineur, Mario Vaillancourt, pour les blessures subies par ce dernier qui a perdu un œil pendant qu’il jouait avec son frère et un autre garçon, Christian Jacques, fils de l’intimé Armand Jacques. L’âge des trois jeunes garçons variait alors entre douze et quatorze ans.
Les circonstances dans lesquelles le malheureux accident s’est produit sont résumées par le savant juge de première instance comme suit:
LA PREUVE a révélé qu’au temps mentionné dans l’action, le jeune Christian Jacques s’est rendu à la demeure du demandeur es-qualité en l’absence de ce dernier et de son épouse, alors que les deux fils du demandeur es-qualité étaient présents, dont le jeune Mario.
Pendant que les trois jeunes gens étaient ainsi ensemble au domicile du demandeur, ils se livrèrent à un jeu de cowboys, qu’ils avaient sans doute remarqué à la télévision, l’un se cachant et qui faisait le rôle du «bandit», l’autre le cherchant et qui était le lieutenant du «shérif», et le jeu consistait en ce que le lieutenant du «shérif» devait découvrir le «bandit» pour ensuite aller faire rapport au «shérif». On se servait de jouets et le «shérif» avait comme jouet un pistolet dont le bout avait été brisé et qui était en pointe.
Après que le lieutenant eut découvert le «bandit», il se retourna vivement pour faire rapport au «shérif» et c’est en se retournant que son œil vint en contact avec le pistolet pointu que le «shérif» tenait en main, apparemment à la hauteur du visage du jeune Mario, L’œil du jeune Mario vint donc en contact avec le pistolet, avec le résultat qu’il perdit cet œil.
Le savant juge décida que l’intimé n’était pas personnellement responsable en vertu de l’art. 1054 C.c., mais que l’accident résultait de la faute et de la négligence du jeune Christian Jacques. Il condamna l’intimé, en sa qualité de tuteur à son fils mineur Christian, à payer le montant de $1,180.75 à l’appelant personnellement et à payer à ce dernier, en sa qualité de tuteur à son fils mineur Mario, la somme de $15,500 avec intérêt et dépens.
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Ce jugement fut unanimement infirmé par la Cour d’appel. Dans ses motifs, le Juge d’appel Rivard, après avoir considéré les faits et les principes juridiques pertinents, déclare:
Le jeune Christian Jacques a participé à un jeu de façon normale et régulière, et il n’est aucunement en preuve qu’il a agi autrement que ses compagnons. Il est évident que tous les jeux comportent des risques, qu’il y a des accidents qui surviennent sans faute, ou sans qu’il soit possible d’imputer une faute à qui que ce soit. La preuve soumise établit que nous sommes en face de l’un de ces accidents malheureux.
Je souscris respectueusement à cette conclusion et il n’y a rien que je désire ajouter.
Je rejetterais l’appel avec dépens.
LE JUGE PIGEON (dissident) — Le juge de la Cour supérieure qui a entendu les témoins en cette cause a, dans son jugement, décrit brièvement le jeu auquel se livraient Christian Jacques et Mario Vaillancourt avec le frère aîné de ce dernier, Serge Vaillancourt. Lors du procès qui a eu lieu un an et demi après l’accident, Christian était âgé de 15 ans, Mario avait 13 ans et son frère Serge, 16 ans. De la description du jeu, il suffit de retenir que le jeune Mario tenait le rôle de lieutenant du «shérif», Christian. Ce dernier avait en main un jouet de plastique en forme de pistolet dont le bout, brisé pendant le jeu, était en pointe à ce moment‑là, «pointu, pointu» a dit Serge Vaillancourt.
La conclusion du premier juge à la responsabilité du jeune Christian est fondée sur le motif suivant:
Après que le lieutenant eut découvert le «bandit», il se retourna vivement pour faire rapport au «shérif» et c’est en se retournant que son œil vint en contact avec le pistolet pointu que le «shérif» tenait en main, apparemment à la hauteur du visage du jeune Mario. L’œil du jeune Mario vint donc en contact avec le pistolet, avec le résultat qu’il perdit cet œil.
Le jeune Christian Jacques, qui avait 14 ou 15 ans, était assez vieux pour commettre une imprudence et c’était certainement une imprudence de sa part de tenir ce pistolet auprès du visage du jeune Mario. Il sera donc tenu responsable des dommages que ce dernier a subis.
[Page 727]
Pour infirmer ce jugement, M. le Juge Rivard a dit en appel:
Le jeune Christian Jacques a participé à un jeu de façon normale et régulière, et il n’est aucunement en preuve qu’il a agi autrement que ses compagnons.
Avec respect, ce raisonnement ma paraît erroné. Comment peut-on affirmer que Christian Jacques participait au jeu de façon normale et régulière, lorsqu’il commettait l’imprudence d’utiliser un jouet devenu manifestement dangereux parce que brisé de façon à présenter une pointe au bout? C’est ce que le premier juge lui reproche comme imprudence, c’est un fait constant et indéniable et c’est la base même de son jugement. A mon avis, il était pleinement justifié de voir une imprudence fautive dans l’utilisation de ce jouet brisé. Avec la pointe qu’il présentait au bout du canon brisé, ce pistolet qu’on a exhibé en Cour, n’était plus une arme inoffensive, mais dangereuse, et le danger de blesser un compagnon de jeu en le tenant à la main à une certaine hauteur était tout à fait manifeste. Ce danger n’était pas un des risques normaux du jeu. Par conséquent, M. le Juge Rivard, à mon avis, fait erreur en disant:
Il est évident que tous les jeux comportent des risques, qu’il y a des accidents qui surviennent sans faute, ou sans qu’il soit possible d’imputer une faute à qui que ce soit. La preuve soumise établit que nous sommes en face de l’un de ces accidents malheureux.
Si le père de Christian lui avait fourni le pistolet brisé pour qu’il s’en serve au jeu en question, n’aurait-il pas manifestement commis une imprudence fautive dont la blessure était un résultat prévisible? Le juge de première instance qui a eu l’avantage d’entendre le jeune homme, a conclu qu’il avait un discernement suffisant pour devoir se rendre compte de l’imprudence qu’il commettait en utilisant ce jouet-là, dans cet état-là, pour ce jeu-là. A mon avis, cette conclusion est entièrement justifiée par la preuve et la Cour d’appel n’a donné aucune raison valable de l’infirmer. Elle n’a pas contesté l’exactitude des faits ni relevé d’erreur dans leur appréciation. Au contraire, elle a fina-
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lement statué en méconnaissant l’élément essentiel sur lequel la condamnation était fondée et sans donner aucun bon motif de l’écarter.
Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir le jugement de la Cour supérieure avec dépens dans toutes les cours contre l’intimé.
Appel rejeté avec dépens, le JUGE PIGEON étant dissident.
Procureurs du demandeur, appelant: Zaor & Boutin, Sherbrooke.
Procureur du défendeur, intimé: Jacques Pagé, Sherbrooke.
[1] [1972] C.A. 196.