Cour suprême du Canada
Hôtel-Dieu de Montréal c. Couloume, [1975] 2 R.C.S. 115
Date: 1974-05-27
Hôtel-Dieu de Montréal (Défenderesse) Appelante;
et
Jean Couloume (Demandeur) Intimé.
1974: les 20 et 21 mars; 1974: le 27 mai.
Présents: Les Juges Ritchie, Spence, Pigeon, Beetz et de Grandpré.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de
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la reine, province de Québec[1], infirmant un jugement de la Cour supérieure rejetant l’action. Appel accueilli.
Claude Tellier, c.r., pour la défenderesse, appelante.
Claude Dugas, c.r., pour le demandeur, intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi est à rencontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec qui, avec la dissidence de M. le Juge Rinfret, a infirmé le jugement de la Cour supérieure qui a rejeté la poursuite de l’intimé faute de preuve de négligence imputable à l’hôpital.
En 1962, le demandeur a été hospitalisé deux mois dans l’institution appelante. Il souffrait alors de la rupture d’un anévrisme cérébral de l’hémisphère droit. Il dut ensuite prendre un repos d’un an parce qu’il était paralysé du côté gauche. Il fut ensuite en mesure de travailler. Vers la fin de mai 1965, son médecin constata une aggravation, des engourdissements aux membres supérieur et inférieur gauches, des céphalées intermittentes, etc. L’intimé fut alors admis de nouveau chez l’appelante pour observation et examen le 2 juin 1965.
Le 9 juin, le docteur André Barbeau qui avait alors le patient sous ses soins, a constaté qu’il était extrêmement anxieux, a requis une consultation d’un psychiâtre et demandé une artériographie. Le patient a refusé de se soumettre à cet examen ainsi qu’à une ponction lombaire. Du 11 au 12, le patient a pour la première fois commencé à faire des épisodes épileptiques. Le docteur Barbeau, ayant réalisé que son patient avait essayé de s’échapper de son lit, a ordonné l’installation des côtés de lit. Non seulement l’état d’agitation et de confusion persista chez le malade mais il se mit aussi à se plaindre de douleur à la cuisse droite. Le docteur Barbeau requit une radiographie qui fut prise le 17 juin et dont l’examen révéla une fracture de la hanche droite. A ce sujet, le premier juge dit:
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D’après la preuve soumise il est évident que cette fracture résulte d’une chute que le demandeur aurait faite vers le 12 juin. Rien ne permet de préciser la date et les circonstances de cette chute, le demandeur n’en ayant pas souvenir.
La Cour d’appel n’a pas mis en doute le bien-fondé de cette affirmation mais elle a cru pouvoir conclure à la responsabilité de l’institution par application de la règle sur la présomption de fait énoncée par M. le Juge Taschereau dans Parent c. Lapointe[2], à la p. 381, règle qui a été déclarée applicable à la responsabilité médicale dans Cardin c. Cité de Montréal[3], et appliquée de nouveau dans Martel c. Hôtel-Dieu St-Vallier[4].
Avec respect, il me faut dire que l’on s’est totalement mépris sur la portée de cette règle, ainsi que M. le Juge Rinfret l’expose fort bien dans ses motifs de dissidence auxquels il pourrait suffire de souscrire. Mais, puisque M. le Juge Deschênes se fonde essentiellement sur ce qu’il appelle «les précisions apportées» dans l’arrêt Martel, il me paraît utile de reproduire en entier l’alinéa où l’énoncé de M. le Juge Taschereau y est cité (pp. 748-749):
Ensuite, il faut noter que les défendeurs ont admis au procès que le préjudice subi par le demandeur avait été causé par l’anesthésie caudale qui lui a été administrée. Ils contestent cependant le bien-fondé de la conclusion que l’on en a tirée à l’existence d’une faute dans l’administration de l’anesthésie. Le principe sur lequel on s’est fondé pour conclure ainsi a été énoncé comme suit par le juge Taschereau (avant de devenir juge en chef) dans un arrêt sans dissidence de cette Cour, Parent c. Lapointe [1952] 1 R.C.S. 376 à 381, [1952] 3 D.L.R. 18.
Quand, dans le cours normal des choses, un événement ne doit pas se produire, mais arrive tout de même, et cause un dommage à autrui, et quand il est évident qu’il ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu de négligence, alors, c’est à l’auteur de ce fait à démontrer qu’il y a une cause étrangère, dont il ne peut être tenu responsable et qui est la source de ce dommage. Si celui qui avait le contrôle de la chose réussit à établir à la satisfaction de la Cour,
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l’existence du fait extrinsèque, il aura droit au bénéfice de l’exonération.
Il importe de noter comment M. le Juge Taschereau décrit la personne visée par la présomption: «c’est à l’auteur de ce fait», dit-il, c’est-à-dire à l’auteur du fait qui a causé le dommage. Dans l’affaire Parent, l’auteur du fait c’était le conducteur de l’automobile; dans l’affaire Cardin, c’était le médecin qui avait fait la vaccination; dans Martel, c’était 3’anesthésiste qui avait donné l’injection. Comme il est mentionné au tout début de l’alinéa que je viens de citer, cela était admis en l’occurrence. Voilà pourquoi on lit plus loin au début du passage cité par M. le Juge Deschênes («les précisions») (à la p. 749):
Il faut donc uniquement rechercher si la preuve faite était suffisante pour permettre de conclure qu’en toute probabilité ce qui s’est produit ne serait pas arrivé en l’absence de faute.
Cette phrase expose uniquement ce qu’était la situation dans cette cause-là en regard des faits admis. Ce n’est aucunement un énoncé général et ne modifie en aucune manière la règle établie dans Parent c. Lapointe. Or, après avoir lui aussi cité cette règle textuellement, M. le Juge Deschênes dit:
A la lumière de ces principes consacrés par la jurisprudence, il faut donc se poser les questions suivantes:
a) s’est-il produit un événement étranger au cours normal de l’hospitalisation de l’appelant?
b) cet événement a-t-il causé un dommage à l’appelant?
c) est-il évident que cet événement ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu négligence de la part de l’intimé?
d) dans l’affirmative, l’intimé a-t-il démontré que le dommage doit être plutôt attribué à une cause étrangère dont il ne peut être tenu responsable?
Il est facile de constater que cette formulation n’est pas d’accord avec l’énoncé de M. le Juge Taschereau. On y omet la question primordiale: la personne que l’on veut tenir responsable est-elle l’auteur du fait? Dans Martel, cette question ne se posait pas puisqu’il était admis que l’anesthésiste était l’auteur du fait qui a causé le
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dommage. Pour ce qui est de l’hôpital, la responsabilité retenue l’a été à titre d’employeur pour un dommage causé par son préposé dans l’exécution de ses fonctions parce que cette Cour en est venue à la conclusion qu’en l’occurrence, telle était la situation de l’anesthésiste, mais non parce qu’on aurait appliqué à l’institution une présomption de faute. Nulle part dans cette affaire-là, comme dans Parent et dans Cardin, il n’a été question d’appliquer cette présomption autrement qu’à l’auteur du fait dommageable.
A ce sujet, il me paraît à propos de signaler que tout récemment notre Cour[5] a infirmé l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans Villeneuve v. Sisters of St. Joseph of Sault Ste. Marie[6] où elle avait tenu l’hôpital responsable conjointement avec l’anesthésiste des conséquences d’une injection de pentothal dans une artère au lieu d’une veine. L’anesthésiste n’était pas le préposé de l’hôpital et sa faute professionnelle n’était démontrée que par le résultat de l’injection. La majorité en notre Cour a statué que l’on ne pouvait pas également imputer la responsabilité de l’accident aux infirmières chargées d’immobiliser le patient, un jeune enfant qui se débattait.
Dans la présente cause, il n’y a aucune preuve que l’auteur du fait dommageable soit un préposé de l’hôpital. Au contraire, la conclusion du premier juge c’est que vraisemblablement, c’est le patient lui-même qui s’est causé la fracture en se jetant en bas de son lit et la Cour d’appel n’a pas différé d’opinion à ce sujet. Il est assez clair que l’accident est survenu au cours d’un épisode épileptique subi par ce patient qui, en autant qu’on sache, en souffrait pour la première fois. Les médecins n’avaient rien prévu de tel et aucune faute professionnelle ne leur est imputée.
Il faut donc dire que dans la présente cause, il n’y a rien qui permette de conclure à l’existence d’une faute imputable à un préposé de l’hôpital
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et que les faits prouvés ne donnent pas lieu à l’application de la présomption retenue dans l’affaire Martel.
Je conclus donc que le pourvoi doit être accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel infirmé et le jugement de la Cour supérieure rétabli avec dépens contre l’intimé dans toutes les cours.
Appel accueilli avec dépens dans toutes les Cours.
Procureurs de la défenderesse, appelante: Desjardins, Ducharme, Desjardins, Tellier, Zigby & Michaud, Montréal.
Procureurs du demandeur, intimé: Dugas, Dugas & Gagnon, Joliette.
[1] [1973] C.A. 846.
[2] [1952] 1 R.C.S. 376.
[3] [1961] R.C.S. 655.
[4] [1969] R.C.S. 745.
[5] [1975] 1 R.C.S. 285.
[6] [1972] 2 O.R. 119.