Cour suprême du Canada
Saulnier c. Commission de police du Québec, [1976] 1 R.C.S. 572
Date: 1975-02-13
Jacques Saulnier Appelant;
et
Commission de police du Québec Intimée;
et
Communauté urbaine de Montréal et autres Mis en couse.
1974: le 9 octobre; 1975: le 13 février.
Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du Banc de la Reine, province de Québec[1], infirmant un jugement de la Cour supérieure, lequel autorisait la délivrance d’un bref d’évocation. Appel accueilli.
Jean-Louis Léger, pour l’appelant.
Ivan Bisaillon, c.r., et Roger Thibaudeau, c.r., pour l’intimée.
Lomer Rivard, c.r., pour les mis en cause.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi est à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec qui, avec deux dissidences, a infirmé le jugement de la Cour supérieure autorisant la délivrance d’un bref d’évocation requis par l’appelant contre l’intimée, la Commission de Police du Québec («la Commission»).
Le 18 janvier 1972, le ministre de la Justice, procureur général du Québec, adressait au président de la Commission une lettre disant:
Suivant les dispositions de l’article 20 de la Loi de police, je vous demande de tenir une enquête sur la conduite du directeur Jacques Saulnier, à titre de membre du service de la police de la ville de Montréal, et plus particulièrement sur les faits et allégations contenus à deux articles parus dans le journal Le Devoir, les 12 et 13 janvier 1972.
Il importe de signaler que dans ce texte l’expression «la conduite» est précisément celle que l’on trouve dans l’art. 20 de la Loi de la police (c. 17 des lois de 1968 et modifications). En effet, le premier alinéa de cet article remplacé par une des modifications de 1971 (c. 16, art. 5), se lit comme suit:
20. La Commission doit, faire enquête sur la Sûreté ou tout corps de police municipal à la demande du lieutenant-gouverneur en conseil ainsi que sur la conduite de tout membre de la Sûreté, de tout policier
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municipal ou de tout constable spécial, chaque fois qu’elle en est requise par le procureur général; elle est aussi tenue de faire enquête chaque fois qu’une municipalité, à la majorité absolue des membres du conseil, lui demande de le faire sur son corps de police ou sur la conduite de l’un des membres de ce corps ou d’un constable spécial nommé par le maire.
Le rapport de la Commission est en date du 7 juillet 1972. Le dernier chapitre est intitulé «Conclusions et Recommandations». On y trouve au premier paragraphe un blâme à l’adresse de l’appelant «pour avoir tardé à retourner un téléviseur couleur qu’il avait reçu d’un intéressé dans un hôtel et pour avoir négligé d’en informer son supérieur immédiat». Le texte du rapport démontre que la Commission ne fait là que réitérer la réprimande imposée après l’incident, en 1967, à la suite d’une enquête disciplinaire et qui, que bien que ne figurant pas au dossier de l’appelant, avait été portée à la connaissance du maire de Montréal dès le début de 1968, soit plus de trois ans avant la promotion de l’appelant au poste de directeur du service de police de la ville, promotion qui lui a été décernée en pleine connaissance de cause de l’incident.
Après cette première conclusion, on trouve quatre recommandations d’ordre administratif. La sixième et dernière se lit comme suit:
6. CONSIDÉRANT que la preuve a révélé que Jacques Saulnier n’a ni la compétence ni les aptitudes pour diriger un service de police de l’ampleur du service de police de la Ville de Montréal;
CONSIDÉRANT que depuis le 1er janvier 1972, le service de police de la Ville de Montréal fait partie du service de police de la Communauté urbaine de Montréal;
CONSIDÉRANT qu’en vertu du deuxième alinéa du paragraphe 1 de l’article 31 du chapitre 93 des lois de 1971 constituant le service de police de la Communauté urbaine de Montréal, il est loisible au Ministre de la Justice de rendre applicable la normalisation des grades et des fonctions à un membre du corps de police de la Ville de Montréal dans la mesure que le Ministre indique;
CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de procéder à l’évaluation de Jacques Saulnier ainsi qu’à la normalisation du grade et des fonctions que ce dernier pourrait exercer dans le service de police de la Communauté urbaine de Montréal;
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POUR CES MOTIFS:
LA COMMISSION recommande au Ministre de la Justice de rendre applicable la disposition de l’article 31 du chapitre 93 des lois de 1971 à Jacques Saulnier.
Le 13 juillet 1972, le ministre de la Justice adressait à la Commission «Att. M. le juge Roger Gosselin», une lettre dont les deux premiers alinéas sont comme suit:
Je désire par les présentes faire suite à la sixième recommandation de votre rapport en date du 7 juillet 1972, relativement à M. Jacques Saulnier.
Je vous demande, conformément au 2ième alinéa du paragraphe 1 de l’article 31, chapitre 93, des lois de 1971 (Loi constituant le service de police de la Communauté urbaine de Montréal et modifiant de nouveau la Loi de la Communauté urbaine de Montréal), de procéder à l’évaluation de Jacques Saulnier ainsi qu’à la normalisation de son grade et de ses fonctions dans le service de police de la Communauté urbaine de Montréal.
A la suite de cette lettre, l’appelant a reçu du secrétaire de la Commission une convocation à «une séance d’examen pour y subir des tests d’aptitudes». Quelques jours plus tard, il faisait signifier une requête pour bref d’évocation en vue de faire interdire à la Commission de procéder ultérieurement et de faire déclarer nulle la recommandation ci-dessus reproduite.
Le 27 novembre 1972, M. le juge Rodolphe Paré de la Cour supérieure, statuant sur la délivrance du bref, disait d’abord que la Commission devait être considérée en l’occurrence comme un tribunal quasi-judiciaire en s’exprimant ainsi:
…quelle est la situation d’un policier appelé à comparaître devant la Commission de Police du Québec aux termes de l’article 20 de la Loi de Police?
D’abord, il doit être assigné selon les règles du Code de procédure civile (Art. 24). Une enquête est alors entreprise où des témoins assignés sont tenus de rendre témoignage (Art. 21). La Commission peut enfin faire rapport blâmant la conduite du policier et recommander que des sanctions soient prises contre lui (Art. 25).
Ce rapport constitue donc un véritable jugement en soi puisque le requérant n’a pas d’autre tribunal devant lequel il pourra alors faire valoir ses droits, comme c’était le cas dans l’affaire Lafleur c. Guay, [1965] R.C.S. 12). Ici au contraire, le blâme décerné par la
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Commission, ou la recommandation d’une sanction contenue dans son rapport, permet que cette sanction soit appliquée ipso facto par le directeur du service de police de la Communauté urbaine de Montréal.
Ensuite, après avoir considéré ce que seraient les conséquences de l’évaluation et de la normalisation du grade de l’appelant selon la procédure prévue, il dit:
Mais c’est ici que survient un paradoxe inconciliable avec l’esprit de la loi et les règles de la justice élémentaire. Le tribunal devant lequel le requérant pourrait porter en appel la décision de l’enquêteur est précisément celui qui l’a jugé en première instance par le truchement d’une Commission d’enquête. C’est tout comme si on demandait à la Cour d’appel de cette Province de se prononcer avant que la Cour Supérieure ait été saisie d’un litige. En ordonnant que le requérant soit soumis aux dispositions de l’article 31, après l’avoir déclaré incompétent pour remplir les devoirs de sa charge, la Commission se prononçait sur une question qu’elle pouvait plus tard être appelée à juger comme tribunal d’Appel selon ce même article 31. En agissant ainsi, elle renversait l’ordre des juridictions successives établies par la loi et ceci, à mon avis, constitue un excès de juridiction suffisant pour permettre l’émission du bref demandé.
Observant ensuite que selon les termes de son premier mandat et les dispositions de l’art. 20, la Commission n’avait à faire enquête que sur la conduite de l’appelant, il a ajouté:
Si par suite de ce mandat la Commission prend sur elle de conclure sur la compétence du requérant et que cette conclusion s’avère plus tard illégale, elle se trouve par le fait même à avoir excédé le mandat du Ministre et c’est un motif additionnel pour conclure à excès de juridiction.
En dernier lieu, il cite la partie pertinente du texte de l’article d’après lequel on entend procéder à dégrader l’appelant. Ce texte c’est le début de l’art. 31 de la Loi constituant le service de police de la Communauté urbaine de Montréal (c. 93 des Lois de 1971) qui est comme suit:
31. 1. Dès que possible, après le 1er janvier 1972, la Commission de police du Québec procède à l’évaluation du personnel policier ainsi qu’à la normalisation des grades et des fonctions des membres des corps de police des municipalités en vue d’indiquer le grade et la fonc-
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tion de chacun des policiers de ces municipalités dans le service de police de la Communauté urbaine de Montréal.
Le présent paragraphe ne s’applique au corps de police de la Ville de Montréal que dans la mesure qu’indique le ministre de la justice.
Sur ce dernier point, le premier juge conclut:
Interpréter l’article 31 comme donnant au Ministre de la Justice le pouvoir de choisir à son gré parmi les milliers de policiers de la Ville de Montréal celui ou ceux qu’il désire soumettre à l’évaluation de ses capacités ou la normalisation de son grade serait lui attribuer un rôle administratif de contrôle sur les effectifs policiers municipaux. Ce serait lui donner un pouvoir discrétionnaire débouchant sur des possibilités de discrimination et de contrôle politique.
Or, les lois de police qui nous gouvernent ont été précisément conçues dans des termes tels qu’ils excluent, autant que faire se peut, l’ingérence politique. Je ne crois donc pas que l’exception de l’article 31 qui exclut les policiers de la Ville de Montréal de la procédure de normalisation, sauf dans la mesure qu’indique le Ministre, permette au Ministre d’isoler un policier en particulier et de le soumettre à un régime spécial distinct de l’ensemble.
Ceci semble d’autant plus vrai que dans le cas présent la recommandation de la Commission présente certains aspects d’une mesure disciplinaire dont l’exécution ne relève pas habituellement du Ministre. Or, l’article 31 de la loi constituant le service de police de la Communauté Urbaine de Montréal n’a rien de commun avec l’application de mesures de nature disciplinaire appliquées à raison de la conduite d’un policier.
En appel la majorité formée de M. le juge en chef Tremblay et des juges Turgeon et Crête, a infirmé la décision du premier juge pour l’unique motif que la Commission ne serait pas un tribunal quasi-judiciaire. M. le juge Turgeon a cité spécialement le passage suivant des motifs de M. le juge Cartwright dans Guay c. Lafleur[2], (à la p. 18):
[TRADUCTION] … la maxime «audi alteram partem» ne s’applique pas à un agent d’administration dont la fonction consiste simplement à recueillir des renseignements et à faire un rapport et qui n’a aucunement le pouvoir d’imputer une responsabilité ni de rendre une décision portant atteinte aux droits des parties.
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Avec respect, je dois dire que la fonction de la Commission n’est pas du tout celle de l’enquêteur en cause dans Guay c. Lafleur. Cet enquêteur était uniquement chargé de recueillir des renseignements et des éléments de preuve. Le ministre du Revenu national pouvait bien ensuite se servir des preuves documentaires recueillies, mais non des conclusions de l’enquêteur. C’est pourquoi l’on a décidé que l’enquêteur pouvait refuser de permettre au contribuable visé d’être présent ou représenté au genre d’enquête prévu par la Loi de l’impôt sur le revenu. Toute autre est la situation sous la Loi de police dont l’art. 24 se lit comme suit:
24. La Commission ne peut, dans ses rapports, blâmer la conduite d’une personne ou recommander que des sanctions soient prises contre elle à moins de l’avoir entendue sur les faits qui donnent lieu à un tel blâme ou à une telle recommandation. Toutefois cette obligation cesse si cette personne a été invitée à se présenter devant la Commission dans un délai raisonnable et si elle a refusé ou négligé de le faire. Cette invitation est signifiée de la même façon qu’une assignation en vertu du Code de procédure civile.
Ce texte démontre que sous ce rapport essentiel, la Loi de police diffère radicalement de la Loi de l’impôt sur le revenu. Si l’on a statué que celle-ci ne donne pas lieu à l’application de la règle audi alteram partem, c’est qu’on en est d’abord venu à la conclusion que le genre d’enquête qui y est prévu n’implique aucune conclusion ou adjudication sur les droits du contribuable visé. Au contraire, la Loi de police, en outre de reconnaître expressément l’application de la règle audi alteram partem, fait voir clairement que le rapport d’enquête peut avoir des conséquences importantes sur les droits des personnes qui en font l’objet. Il ne me paraît pas nécessaire de m’étendre sur ce point-là car je n’arrive pas à comprendre comment on peut soutenir qu’il ne s’agit pas d’une décision qui porte atteinte aux droits de l’appelant, alors qu’elle veut qu’il soit dégradé de son poste de directeur du service de police de la ville de Montréal et que les procédures ultérieures ont pour seul but de fixer le grade inférieur auquel il doit être assigné, c’est-à-dire l’ampleur de la dégradation.
A mon avis, c’est à bon droit que M. le juge Casey, dissident, a écrit avec l’agrément de M. le juge Rinfret:
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[TRADUCTION] Je crois que le cas de Lafleur se distingue clairement de celui que l’on examine actuellement. Dans Lafleur, la Cour suprême avait à considérer la Loi de l’impôt sur le revenu fédérale — ici il s’agit d’une loi du Québec. Dans cette affaire-là, on devait décider de l’application de la doctrine audi alteram partem: en l’espèce, l’art. 24 de la Loi l’énonce expressément. Enfin on y mentionnait que [TRADUCTION] «… l’appelant n’a aucun pouvoir de définir les droits et obligations de cette personne (l’intimé)». A mon avis, l’appelante (c.-à-d. la commission) a précisément agi en ce sens.
…
L’appelante a rendu une décision qui peut nuire beaucoup à la réputation et l’avenir de l’intimé sinon les détruire. Quand je lis les premier et quatrième considérants et les conclusions de la sixième recommandation et quand je me rappelle que le seul but de ces rapports est de présenter des faits et des recommandations d’après lesquels normalement le Ministre agira, l’argument qu’aucun droit n’a été défini et que rien n’a été décidé est pur sophisme.
Comme on l’a vu, la Cour d’appel n’a statué que sur ce seul point. Vu que l’affaire en est au stade de la délivrance du bref, il ne me paraît pas à propos d’exprimer un avis sur les autres questions, ni de retourner le dossier à la Cour d’appel à cette fin. Dès qu’il faut en venir à la conclusion qu’il s’agit d’une affaire susceptible d’évocation, il est préférable de ne pas en retarder davantage l’instruction.
Pour ces motifs, je conclus qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir le jugement de la Cour supérieure avec dépens en cette Cour et en Cour d’appel contre la Commission de police du Québec.
Appel accueilli avec dépens.
Procureur de l’appelant: Jean-Louis Léger, Montréal.
Procureur de l’intimée: Ivan Bisaillon, Montréal.
Procureurs des mis en cause: Mercier, Rivard & Bélanger, Montréal.
[1] [1973] C.A. 757.
[2] [1965] R.C.S. 12.