Cour suprême du Canada
Morgan c. Procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard, [1976] 2 R.C.S. 349
Date: 1975-06-26
Richard Alan Morgan et Alan Max Jacobson Appelants;
et
Le procureur général de la province de l’Île-du-Prince-Édouard et Léo Blacquière Intimés;
et
Le procureur général du Canada,
Le procureur général de l’Alberta,
Le procureur général de la Saskatchewan,
Le procureur général du Manitoba,
Le procureur général de l’Ontario,
Le procureur général du Québec,
Le procureur général du Nouveau-Brunswick,
Le procureur général de la Nouvelle-Écosse,
Le procureur général de Terre-Neuve,
Le procureur général de la Colombie-Britannique Intervenants.
1975: les 10, 11, 12 et 13 février; 1975: le 26 juin.
Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.
EN APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ÎLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD in banco
APPEL interjeté à l’encontre d’un jugement de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard in banco[1] rejetant une action visant à faire prononcer
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un jugement déclaratoire et à faire délivrer un bref de mandamus. Pourvoi rejeté.
Bernard Chernos, c.r., Allan K. Scales, c.r., et Richard N. Poole, pour les appelants.
Maurice H. Fyfe, c.r., et Wendell MacKay, c.r., pour les intimés.
G.W. Ainslie, c.r., et Barbara Reed pour le procureur général du Canada, intervenant.
M. Manning, pour le procureur général de l’Ontario, intervenant.
Ross Goodwin, pour le procureur général du Québec, intervenant.
J.W. Kavanagh, c.r., pour le procureur général de la Nouvelle-Écosse, intervenant.
David Norman et Richard P. Burns, pour le procureur général du Nouveau-Brunswick, intervenant.
Brian F. Squair, et Robert Houston, pour le procureur général du Manitoba, intervenant.
D.H. Vickers et M.H. Smith, pour le procureur général de la Colombie-Britannique, intervenant.
K. Lysyk, c.r., pour le procureur général de la Saskatchewan, intervenant.
William Henkel, c.r., pour le procureur général de l’Alberta, intervenant.
W.G. Burke-Robertson, c.r., pour le procureur général de Terre-Neuve, intervenant.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE EN CHEF — Ce pourvoi fait suite à une action déclaratoire intentée par deux citoyens des États-Unis qui y résident et attaquent la validité de l’art. 3 du Real Property Act, R.S.I.-P.-E. 1951, c. 138, décrété par c. 40, art. 1, 1972 (I.-P.-E.). Le juge Bell a ordonné que la constitutionnalité de cette disposition soit soumise à la Cour suprême de l’île‑du‑Prince‑Édouard in banco. Cette cour-là, pour les motifs exposés le 19 novembre 1973 par le juge en chef Trainor, a rejeté la contestation du nouvel art. 3 et toutes les allégations formulées contre lui. Essentiellement, elle a été d’avis que l’art. 3 est une disposition
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relative à la propriété et aux droits civils dans la province, qu’il n’empiète pas sur la compétence exclusive du Parlement en matière de naturalisation et d’aubains, et qu’il n’entre pas en conflit avec le par. (1) de l’art. 24 de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C., 1970, c. C-19, ni avec la Convention relative à la jouissance et à la disposition des biens mobiliers et immobiliers conclue en 1899 entre Sa Majesté la Reine et les États-Unis et mise en vigueur au Canada par la convention du 21 octobre 1921.
On n’a pas soulevé ce dernier point lors du pourvoi devant cette Cour où l’on a invoqué les autres moyens considérés par la Cour d’appel. Les appelants ont l’appui du procureur général du Canada à titre d’intervenant et l’intimé, le procureur général de l’Îe‑du‑Prince‑Édouard, est appuyé par ses collègues de toutes les autres provinces canadiennes, à titre d’intervenants.
L’article 3 contesté prévoit:
[TRADUCTION] 3. (1) Les personnes qui ne sont pas citoyens canadiens peuvent prendre, acquérir, détenir, céder, transmettre ou autrement aliéner des biens immeubles dans la province de l’Île-du-Prince-Édouard, sous réserve des dispositions du paragraphe (2) ci-dessous.
(2) Sauf si elle a obtenu l’autorisation du lieutenant-gouverneur en conseil, une personne qui n’est pas un habitant de la province de l’Île-du-Prince-Édouard ne peut prendre, acquérir, détenir ou autrement recevoir, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un fiduciaire, d’une compagnie ou autre institution semblable, aucun titre à un terrain dans la province de l’Île-du-Prince-Édouard dont la superficie totale dépasse dix (10) acres ou dont le rivage dépasse cinq (5) chaînes.
(3) L’autorisation est accordée à la discrétion du lieutenant-gouverneur en conseil qui doit dans un délai raisonnable aviser le requérant par écrit de sa décision en lui faisant parvenir une copie authentique du décret.
(4) La demande d’autorisation doit se faire dans la forme prescrite à l’occasion par le lieutenant-gouverneur en conseil.
(5)a) Dans cet article, «citoyen canadien», désigne une personne définie comme citoyen canadien par la Loi sur la citoyenneté canadienne (S.R.C. 1970, Vol. 1, c. C-19).
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b) Dans cet article, «habitant de la province de l’Île-du-Prince-Édouard» désigne une personne qui a de bonne foi sa résidence, animus et factum, dans la province de l’Île‑du-Prince-Édouard.
c) Dans le présent article, «compagnie» désigne une société, corporation ou autre personne morale ou une association, syndicat ou organisme de même nature, ainsi que les héritiers, exécuteurs, administrateurs et curateurs ou autres représentants légaux de cette personne, au sens du Domiciled Companies Act (Statuts de l’Île‑du‑Prince‑Édouard 1962).
Cet article remplace la loi de 1859 (I.-P.-E.), c. 4, antérieure à la Confédération, laquelle avait mis fin à l’interdiction que le common law faisait aux aubains de posséder des terres mais elle limitait à deux cents acres l’étendue qu’un aubain ou ses prête-noms pouvaient détenir. En 1939, on atténua cette limite de deux cents acres en ajoutant l’expression «sauf avec le consentement du lieutenant-gouverneur en conseil»: voir c. 44 1939 (I.-P.-E.); et par l’art. 1, c. 27 1964 (I.-P.-E.) la limite de deux cents acres fut réduite à dix acres. Cette loi de l’Île‑du‑Prince-Édouard subsista ainsi jusqu’à l’adoption de 1972 de la disposition qui fait maintenant l’objet du litige.
Parlant de l’ancienne loi déjà mentionnée, la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard in banco adit:
[TRADUCTION] Il n’y a pas de doute que la loi de 1859 et la modification de 1939 visaient essentiellement les aubains. Étant antérieure à la Confédération, la première loi était incontestablement valide, tandis que la seconde, adoptée après la Confédération, était probablement invalide parce qu’elle outrepassait la compétence de la province en vertu de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867. Toutefois sa constitutionnalité ne fut jamais contestée devant les tribunaux et elle demeura en vigueur jusqu’en 1972. L’aménagement du parc national et la création de nombreux parcs provinciaux firent que la beauté de l’île devint un tel attrait touristique que beaucoup de gens qui n’y résident pas se mirent à en acquérir des parties importantes. On a tellement craint de voir, une fois de plus, l’île tomber aux mains de propriétaires forains, qu’en 1972 la Législature abrogea la loi de 1939 et adopta les dispositions contestées.
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J’estime que la Cour d’instance inférieure a basé la distinction entre l’ancienne loi et celle actuellement à l’étude, sur l’argument que la province a fait de la résidence plutôt que de l’extranéité per se, le critère d’application des restrictions apportées au droit de posséder des terres dans la province, il s’ensuit que, selon son opinion, l’on a pas impiété sur la compétence fédérale en donnant aux habitants de la province, à l’égard du droit de posséder des terres, la préférence prévue à l’art. 3.
Avant de traiter des questions constitutionnelles, il y a lieu de disposer de deux points soulevés sur l’interprétation de l’art. 3. En regard de la définition de «habitant de l’Île‑du‑Prince-Édouard» à l’al. b) du par. (5) de l’art. 3, «une personne qui a de bonne foi sa résidence, animus et factum», on a soutenu que les compagnies constituées en corporation ne sont pas touchées par cette loi et l’avocat du procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard, l’a concédé dans sa plaidoirie. Il n’y avait pas de loi de mainmorte en vigueur dans la province quand l’action fut intentée, mais de toute façon il n’est pas nécessaire de décider ici s’il est possible d’éluder les restrictions imposées par l’art. 3 en achetant des terres au nom d’une compagnie, voire une compagnie qui n’a pas son siège social dans la province.
Il n’est pas nécessaire non plus de déterminer qui est visé par la définition de «habitant de l’île-du-Prince-Édouard» et qui ne l’est pas. Il ne fait aucun doute que les appelants en l’espèce ne le sont pas, et la question de savoir si les fonctionnaires fédéraux, les membres des Forces armées ou d’autres personnes sont des «habitants» peut rester à trancher lorsqu’elle sera soulevée.
Je considère que l’art. 3 s’applique aux citoyens canadiens qui résident en dehors de l’Île‑du‑Prince-Édouard, au Canada ou ailleurs, ainsi qu’aux aubains qui résident au Canada hors de l’Île-du-Prince-Édouard ou, comme c’est le cas en l’espèce, hors du Canada. Par conséquent, l’attaque contre cette disposition s’appuie au départ sur une prétendue discrimination inconstitutionnelle entre les citoyens canadiens qui résident dans l’île et ceux qui n’y résident pas, au moins ceux qui résident ailleurs au Canada. On a fait valoir que,
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puisque la citoyenneté permet d’être chez soi dans chacune des provinces, elle confère un statut dont la définition et la protection relèvent exclusivement du Parlement et qu’il en résulte que la résidence comme condition du droit de posséder des terres dans une des provinces viole l’égalité de statut et de capacité qui découle de la citoyenneté et y est même inhérente. A l’appui de cet argument, on a invoqué l’art. 24 de la Loi sur la citoyenneté canadienne ainsi libellé:
24. (1) Des biens meubles et immeubles de toute nature peuvent être pris, acquis, détenus et aliénés par un étranger de la même manière, à tous égards, que par un citoyen canadien de naissance. Le titre à des biens meubles et immeubles de tout genre peut émaner d’un étranger, passer par un étranger ou en succession à celui-ci de la même manière, sous tous rapports, que dans le cas d’un citoyen canadien de naissance.
(2) Le présent article n’a pas pour effet
a) d’habiliter un étranger à exercer une charge, ou un droit de vote municipal, parlementaire ou autre;
b) d’habiliter un étranger à devenir le propriétaire d’un navire canadien;
c) d’admettre un étranger à quelque droit ou privilège de citoyen canadien, excepté les droits et privilèges qui lui sont expressément conférés par les présentes quant aux biens; ni
d) d’atteindre des biens ou un intérêt dans des biens meubles ou immeubles auxquels une personne est devenue ou peut devenir admissible, médiatement ou immédiatement en possession ou en expectative, selon une disposition faite avant le 4 juillet 1883 ou une dévolution légale lors du décès d’une personne survenu avant la date en question. S.R. c. 33, art. 24.
L’article 3 contesté en l’espèce ne fait pas de distinction entre les citoyens canadiens de naissance et les citoyens naturalisés lorsqu’il fait de la résidence dans la province une condition essentielle du droit de posséder des terres. S’il faisait une telle distinction, cela soulèverait un point différent et il faudrait tenir compte de l’art. 22 de la Loi sur la citoyenneté canadienne qui prescrit l’égalité de statut et l’égalité de droits et d’obligations pour tous les citoyens nés au pays ou naturalisés.
Bien que la citoyenneté ne soit pas nommément mentionnée dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, personne au cours des débats n’a mis en doute que, soit implicitement par le par. (25) de
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l’art. 91, soit par la disposition générale du début de l’art. 91, le Parlement seul a compétence pour définir la citoyenneté, ses modes d’acquisition et de perte. On a peu insisté sur la question de savoir si le Parlement peut aller plus loin et investir la citoyenneté d’attributs allant à l’encontre de la législation provinciale. De même, il n’y a pas beaucoup de jurisprudence sur la restriction qu’apportent au pouvoir législatif provincial l’octroi de la citoyenneté ou sa reconnaissance à l’égard d’un citoyen de naissance ou l’exercice de la compétence fédérale en matière de naturalisation et d’aubains en vertu du par. (25) de l’art. 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.
La célèbre remarque du juge Rand dans la cause Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd.[2], à la p. 920 à savoir: [TRADUCTION] «qu’une province ne peut empêcher un Canadien d’entrer sur son territoire sauf, comme on peut le présumer, dans des circonstances particulières et pour des motifs d’ordre local comme, par exemple, des raisons de santé» est précédée de certaines observations sur lesquelles les appelants et le procureur général du Canada ont mis l’accent. Ces observations renvoient aux décisions du Conseil privé dans les affaires Union Colliery Co. v. Bryden[3] et Cunningham v. Tomey Homma[4], et elles se lisent comme suit: (aux pp. 918-920):
[TRADUCTION] La citoyenneté se définit comme l’appartenance à un État; les citoyens ont des droits et des devoirs, corollaires de l’allégeance et de la protection, qui sont les fondements de ce statut.
Mais on doit distinguer les incidents du statut, des éléments ou des attributs qu’implique nécessairement le statut lui-même. Les sujets britanniques n’ont jamais bénéficié de l’égalité en ce qui concerne tous les avantages ou droits civils ou politiques, comme on le voit dans l’arrêt Cunningham v. Tomey Homma, dans lequel le Comité judiciaire a confirmé le droit de la Colombie-Britannique de priver une personne naturalisée du droit de vote. D’un autre côté, l’arrêt Bryden conclut à l’invalidité d’une loi de cette même province qui interdisait d’employer des Chinois, aubains ou naturalisés, dans des exploitations minières souterraines. Comme on l’explique dans l’arrêt Homma, on doit entendre cette décision comme jugeant
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«que la législation qui s’y trouvait attaquée n’avait pas du tout pour but la réglementation des houillères, mais était en réalité mise de l’avant pour priver les Chinois, naturalisés ou non, des droits ordinaires des habitants de la Colombie-Britannique et, de fait, les empêcher de continuer à y résider en leur interdisant d’y gagner leur vie».
Ce que signifie ceci, c’est qu’une province ne peut, en le privant des moyens d’y travailler, forcer un Canadien à quitter son territoire; qu’elle ne peut le dépouiller de son droit ni de sa capacité d’y séjourner et d’y travailler: cette capacité constitue un élément inhérent à son statut de citoyen et est hors de portée d’une action provinciale visant à l’annuler. Si’ l’on adoptait un point de vue contraire, on arriverait à cette anomalie que la Colombie-Britannique, qui ne peut pas priver un étranger naturalisé de ses moyens d’existence par une simple interdiction, pourrait le faire dans le cas d’un Canadien né au pays. Ce citoyen peut bien entendu se priver lui-même de l’exercice de sa capacité, de même qu’une loi provinciale valide peut à d’autres égards venir en réglementer l’exercice. Mais cet attribut de la citoyenneté est en dehors du domaine des droits civils confiés à la province et est analogue à la capacité d’une corporation à charte fédérale, que la province ne peut paralyser.
Somme toute, ces extraits des motifs du juge Rand dans l’arrêt Winner soulèvent les points sur lesquels les parties et les intervenants ont fondé leurs plaidoiries, tant sur l’étendue du pouvoir fédéral en matière de citoyenneté que sur les aubains. Le juge Rand a reconnu que même un citoyen de naissance (pour utiliser ses propres termes) «peut… se priver lui-même de l’exercice de sa capacité, de même qu’une loi provinciale valide peut à d’autres égards venir en réglementer l’exercice.»
La compétence d’une législature provinciale pour réglementer le droit de posséder des terres dans la province, de les céder et d’en user (soit qu’elles appartiennent à des particuliers ou à Sa Majesté du chef de la province) n’est pas contestée. Il ne fait aucun doute non plus, si je comprends bien les prétentions soumises, que la législature provinciale a le droit de limiter la superficie des terres qu’une même personne peut posséder, si la possibilité de les acquérir est la même pour tous. On soutient toutefois que, dès que la province se propose de faire une distinction à cet égard entre catégories de personnes, la loi devient suspecte, et
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s’il arrive que certains citoyens, et même certains aubains, sont désavantagés par rapport à d’autres, c’est-à-dire ceux qui résident dans la province, l’objet essentiel de la loi doit être considéré comme la citoyenneté et les aubains ce qui, par conséquent, la rendrait inconstitutionnelle.
Je ne suis pas d’accord avec cette prétention et ne pense pas qu’elle soit fondée en principe ni conforme à la jurisprudence. La loi de l’Île-du-Prince-Édouard n’empêche personne d’entrer dans la province ou d’y établir sa résidence. Le propriétaire forain est un sujet d’intérêt légitime pour une province et, dans le cas de l’Île-du-Prince-Édouard, l’histoire donne du poids à l’exercice de cette autorité sur son territoire. Dans Walter c. Procureur général de l’Alberta[5], cette Cour a conclu que la province de l’Alberta pouvait restreindre la propriété collective de terres par des groupes. La loi contestée sans succès en cette affaire-là défendait complètement aux «colonies» de l’extérieur d’acquérir des terres dans la province, sans le consentement du lieutenant-gouverneur en conseil. Il est vrai qu’aucune distinction explicite n’était faite selon la résidence, la citoyenneté ou l’extranéité, et que tous ceux qui entraient dans les catégories visées étaient traités de la même façon. Néanmoins, il est également clair que c’est la province qui définissait les groupes visés et si elle pouvait décider qui pouvait posséder des terres sous un régime de propriété collective, et jusqu’à concurrence de quelle étendue, on conçoit mal que la province ne pourrait pas aussi bien établir des conditions fondées sur la résidence. Dans cette affaire-là comme dans la présente, la Cour n’avait rien à voir à la sagesse ou l’utilité de la législation provinciale en matière de propriété foncière; elle devait se borner à décider si la province avait outrepassé les limites de sa compétence législative. Je reconnais qu’il est parfois difficile de distinguer entre la sagesse et la validité, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.
Dans l’arrêt Walter, le juge Martland, parlant au nom de cette Cour, pose la question de façon très nette:
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[TRADUCTION] Il me semble clair qu’une législature provinciale peut édicter des lois régissant la propriété foncière dans la province et que ces lois entrent dans le cadre du par. (13) de l’art. 92, elles sont donc valides à moins qu’on puisse dire qu’elles se rapportent à une catégorie de sujets expressément énumérés à l’art. 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ou qu’elles relèvent de la compétence exclusive du Parlement.
On ne prétend pas en l’espèce que la loi se rapporte à l’une des catégories de sujets expressément énumérés à l’art. 91.
Ici, comme je l’ai déjà fait remarquer, on prétend au contraire qu’il y a empiétement sur la compétence législative fédérale.
L’article 4 de l’Acte canadien concernant la naturalisation et les étrangers, 1881 (Can.), c. 13 a été le premier texte législatif fédéral à écarter le principe de common law qui interdisait aux aubains de posséder des terres. Cette disposition fut précédée toutefois de certaines lois antérieures à la Confédération, comme celle déjà mentionnée de l’Île-du-Prince-Édouard en 1859, et d’autres lois encore plus anciennes, comme celle de la Province du Canada 1849, c. 197, art. 12. A mon avis, chaque province pouvait après la Confédération, supprimer l’incapacité des étrangers d’y posséder des terres sans devoir se fonder sur une loi fédérale, à moins, évidemment, que le Parlement canadien, qui a la compétence sur les questions relatives aux aubains, ait expressément maintenu ou imposé l’incapacité. La loi d’une province sur la capacité d’y posséder des terres, peu importe qu’il s’agisse d’aubains, de mineurs ou d’autres personnes, est une législation qu’elle peut décréter parce qu’elle vise directement un sujet qui relève de la compétence provinciale. Ce n’est pas parce qu’il appartient au Parlement de légiférer sur les aubains que lui seul peut accorder à un étranger le droit d’acheter ou de posséder des terres dans une province ou de les prendre par voie d’héritage ou de succession. Sans doute, le Parlement seul peut refuser ou nier aux aubains la capacité de posséder des terres ou prononcer leur incapacité à tous autres égards, mais s’il ne le fait pas, je ne vois aucun motif qui permette d’invalider une loi provinciale sur la capacité de posséder des terres.
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Toutefois, on allègue en l’espèce que la reconnaissance restreinte que le par. (2) de l’art. 3 de la loi contestée accorde à la capacité d’un aubain qui ne réside pas dans la province, s’oppose à la reconnaissance générale et complète de la capacité d’un aubain de posséder des immeubles en vertu du par. (1) de l’art. 24 de la Loi sur la citoyenneté canadienne. J’estime que le mot «capacité» laisse à désirer pour juger du bien-fondé des restrictions du par. (2) de l’art. 3, qu’il s’agisse d’aubains ou de citoyens canadiens qui ne résident pas dans la province, mais je ne veux pas trancher la question sur des considérations d’ordre sémantique. Quelle que soit la nature exacte des restrictions du par. (2) de l’art. 3, la question est de savoir si le par. (1) de l’art. 24 de la Loi sur la citoyenneté canadienne, en tant que texte décrété par le Parlement dans l’exercice de son pouvoir sur les aubains, oblige une province à traiter les aubains qui n’y résident pas (les citoyens aussi sans doute) de la même façon que les aubains qui y résident.
En abordant cette question, je n’attache aucune importance au fait que le par. (2) de l’art. 3 parle en termes de résidence et d’absence de résidence comme si ces mots avaient un sens qui permette de placer les aubains dans une catégorie à part des citoyens de sorte que la loi ne puisse les toucher. Je suis disposé à procéder par extrapolation comme si l’on parlait expressément d’aubains et citoyens qui résident dans la province par opposition à des aubains et citoyens qui n’y résident pas; il n’y a certainement pas d’autres catégories à distinguer. Cela dit, je passe à l’étude des arrêts Union Colliery Co. v. Bryden et Cunningham v. Tomey Homma cités par le juge Rand, dans le passage de ses motifs de l’arrêt Winner déjà reproduit.
L’affaire Union Colliery Co. soulevait une question préliminaire sur le sens de l’art. 4 du Coal Mines Regulation Act, 1890, de Colombie-Britannique. Il s’agissait du mot «Chinois» dans cette disposition en litige libellée comme suit:
[TRADUCTION] Aucun garçon de moins de douze ans, et aucune femme et jeune fille, quel que soit son âge, et aucun Chinois ne pourront travailler, être placés dans le but d’effectuer un travail sous terre, dans une mine à laquelle la présente loi s’applique.
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Le Conseil privé a interprété le mot «Chinois» comme englobant les Chinois aubains ou naturalisés, et à partir de là, il a statué sur la portée de la compétence exclusive du Parlement sur la «naturalisation et les aubains», en vertu du par. (25) de l’art. 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Il dit de ce pouvoir que (1) [TRADUCTION] «la question de naturalisation semble, à première vue, comprendre le pouvoir de fixer les conséquences de la naturalisation, ou, en d’autres termes, de dire quels seront les droits et privilèges des résidents du Canada après leur naturalisation» (à la p. 586); et (2) qu’il confère au Parlement canadien [TRADUCTION] «la compétence exclusive pour toutes les questions directement reliées aux droits, privilèges et incapacités des Chinois qui résident dans les provinces canadiennes» (à la p. 587). En définitive, la loi contestée dont, selon le jugement du Conseil privé, l’objet essentiel consistait [TRADUCTION] «dans la création d’une interdiction statutaire qui affecte les aubains ou les sujets naturalisés» était ultra vires puisqu’elle empiétait sur la compétence exclusive du Parlement.
Je dois dire que cette conclusion, considérée uniquement en fonction des termes utilisés pour y arriver, semble avoir des conséquences d’une portée extrême, surtout lorsque le Conseil privé a aussi déclaré dans Union Colliery Co. que pour ce qui est des Canadiens de naissance [TRADUCTION] «on n’a certainement pas voulu donner au Parlement du Dominion le droit exclusif de légiférer relativement à cette dernière catégorie de personnes résidant au Canada» (à la p. 586). Il me paraît évident que le Conseil privé s’est éloigné du sens littéral du texte de l’arrêt Union Colliery Co. lorsqu’il a rendu sa décision dans Cunningham v. Tomey Homma. Il y a dit carrément: [TRADUCTION] «la vérité, c’est que le texte [du par. (25) de l’art. 91] n’est pas censé viser les conséquences que peuvent entraîner l’extranéité ou la naturalisation» (à la p. 156). De ce fait une province pouvait refuser aux Japonais, naturalisés ou non, le droit de vote aux élections provinciales même si la loi fédérale plaçait les Japonais naturalisés sur le même pied que les personnes nées au pays. Même l’enfant né au pays de parents japonais n’avait pas le droit de vote, et cela aussi a été considéré comme de compétence provinciale. Le Conseil
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privé statua que bien qu’il appartienne au Parlement de définir l’extranéité et la naturalisation, [TRADUCTION] «on n’y traite pas des conséquences qui peuvent en découler. Le droit à la protection et les devoirs inhérents à l’allégeance sont nécessairement compris dans la nationalité conférée par la naturalisation; mais les privilèges que comporte la naturalisation, lorsqu’ils sont fondés sur la résidence, sont tout à fait indépendants de la nationalité» (à la p. 157).
Dans Cunningham v. Tomey Homma, le Conseil privé a estimé que la loi électorale était valide en vertu du par. (1) de l’art. 92 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique lequel permet de légiférer relativement «à l’occasion, à la modification (nonobstant ce qui est contenu au présent acte) de la constitution de la province, sauf les dispositions relatives à la charge de lieutenant-gouverneur». Il ne s’agit pas de savoir en l’espèce si le droit de vote a, avec la naturalisation et la naissance au pays, une telle relation qu’elle empêche les provinces d’exercer une discrimination à l’égard de certains groupes raciaux. Le Conseil privé n’était évidemment pas de cet avis. Ses motifs laissent entendre qu’il y a une différence entre un privilège, par exemple le droit de vote, que la province peut accorder ou refuser aux aubains ou aux citoyens naturalisés ou même de naissance, et ce qui lui a semblé être une interdiction draconienne dans l’affaire Union Colliery Co. Au sujet de cet arrêt, l’on dit à la p. 157:
[TRADUCTION] Cette chambre, s’appuyant sur les faits particuliers à cette affaire, a décidé que la législation qui s’y trouvait attaquée n’avait pas du tout pour but la réglementation des houillères, mais était en réalité mise de l’avant pour priver les Chinois, naturalisés ou non, des droits ordinaires des habitants de la Colombie‑Britannique et, du fait, les empêcher de continuer à y résider en leur interdisant d’y gagner leur vie. Il est évident que cette décision n’a aucun rapport avec la question de savoir si le droit de vote est un droit inhérent à la personne naturalisée dans la province où elle habite.
Il est évidemment difficile de déduire des motifs qu’on y a exposés cette opinion de l’arrêt Union Colliery Co. mais, eu égard à cette interprétation par l’arrêt Cunningham c. Tomey Homma, l’affaire est très différente de la présente où il n’y a
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rien qui vise, directement ou indirectement, à exclure les aubains de l’Île-du-Prince-Édouard ou à en expulser ceux qui y résident. Je n’aurais pas moi-même estimé que le seul fait de défendre aux Chinois de travailler dans les mines souterraines pouvait être considéré comme une interdiction générale de gagner leur vie en Colombie-Britannique et que pareille législation, même si elle me répugne, outrepassait la compétence provinciale. De toute façon, il ne s’agit pas en l’espèce d’une tentative de réglementer ou contrôler les activités des aubains qui résident dans l’Île-du-Prince-Édouard, mais simplement d’une restriction apportée au droit de ceux qui n’y résident pas d’y posséder des terres. De toute façon, je ne suis pas disposé à interpréter l’arrêt Union Colliery Co. selon le sens large que lui donnent les appelants et le procureur général du Canada. Il convient de souligner que sur cet aspect de la question le juge Duff, dans l’arrêt Quong-Wing c. Le Roi[6] a dit à la p. 466, [TRADUCTION] «en appliquant l’arrêt Bryden nous ne pouvons pas ignorer l’interprétation décisive qu’en a fait quelques années plus tard le Comité judiciaire lui-même dans Cunningham c. Tomey Homma…» Le juge Duff a poursuivi en disant que l’interprétation qu’on avait donnée au par. (25) de l’art. 91 dans Union Colliery Co. [TRADUCTION] «a été clairement et catégoriquement rejetée dans le plus récent arrêt» (à la p. 468).
Le procureur général du Canada prétend que l’autorité de l’arrêt Union Colliery Co. a été rétablie par le Conseil privé dans Brooks-Bidlake & Whittall Ltd. v. Attorney General of British Columbia[7], lorsque à la p. 457, lord Cave a déclaré que [TRADUCTION] «le par. (25) de l’art. 91 réserve au Parlement du Dominion le pouvoir général de légiférer relativement aux droits et incapacités des aubains et des personnes naturalisées». Mais, ensuite, dans le contexte des questions soumises au Conseil privé dans cette affaire-là, il a ajouté que le par. (25) de l’art. 91 n’a pas conféré au Dominion la compétence de réglementer l’administration du domaine public de la province ou de déterminer si les concessionnaires ou locataires auront ou n’auront pas le droit d’employer des
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personnes d’une certaine race. De plus, l’interprétation de l’arrêt Union Colliery Co. par lord Cave est presque la même que celle du Conseil privé dans Cunningham c. Tomey Homma, lorsqu’il continue à la p. 457 en disant que la loi était ultra vires [TRADUCTION] «parce que vraiment la loi ne s’appliquait pas seulement aux houillères — encore moins aux houillères propriété de la province — mais avait en fait été conçue pour empêcher les Chinois de gagner leur vie dans cette province.»
Je ne pense pas que le «pouvoir général» dont parle lord Cave aille au-delà de ce que lord Haldane, dans l’arrêt plus récent Attorney General of British Columbia et al. v. Attorney General of Canada et al.[8], appelle à la p. 208, [TRADUCTION] «le statut général des aubains». A la suite de Brooks-Bidlake, cette dernière affaire portait en définitive sur un traité visé par l’art. 132 et sur la loi destinée à y donner effet, elle ne peut donc pas par elle‑même apporter la solution des questions soulevées en l’espèce.
Je n’estime pas que la compétence fédérale comme elle s’exerce aux art. 22 et 24 de la Loi sur la citoyenneté, ou comme elle peut s’exercer au-delà de ces dispositions, puisse être invoquée pour donner aux aubains, aux personnes naturalisées ou aux citoyens de naissance une immunité à l’encontre d’une loi provinciale constitutionnelle en elle-même, simplement parce que celle-ci peut viser une catégorie de personnes plus directement qu’une autre ou toucher tout le monde également avec une rigueur qu’on peut considérer excessive. Ce qu’il faut se demander c’est si la loi de la province, bien qu’apparemment ou directement son objet relève de sa compétence, ne vise pas en fait les aubains ou les personnes naturalisées de façon à restreindre leur capacité générale ou n’est pas tellement discriminatoire envers eux qu’elle aboutit au même résultat.
Le litige en l’espèce s’apparente à ceux qui ont porté sur la validité des lois provinciales applicables aux compagnies à charte fédérale. La jurisprudence fondée essentiellement sur l’appréciation par les tribunaux de la portée des lois particulières a établi, selon moi, que la Constitution ne donne de
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ce chef aux compagnies à charte fédérale, à l’égard de la législation provinciale, aucun avantage dont ne bénéficient pas les compagnies provinciales. Il en est de même des compagnies extra-provinciales ou étrangères, tant que la loi provinciale ne détruit pas leur capacité de s’établir comme entités juridiques viables (au-delà du seul fait que leur constitution en corporation), par exemple en se procurant des capitaux par l’émission d’actions et d’obligations. Par ailleurs, elles sont assujetties à la réglementation provinciale normale applicable aux entreprises et activités qui relèvent de la compétence provinciale.
En l’espèce, la condition de résidence qui vise également les aubains et les citoyens et qui se rattache à un sujet de compétence provinciale, savoir le droit de posséder des terres dans la province et les restrictions quant à la superficie (comme il s’agit de ressources limitées), ne doit pas être considérée comme une destruction de la capacité générale d’un aubain ou d’un citoyen qui ne réside pas dans la province, surtout lorsqu’il n’y a aucune disposition tendant à restreindre l’accès à la province. Puisque, à mon avis, le par. (2) de l’art. 3 constitue une disposition législative provinciale valide envers les aubains et les citoyens qui résident au Canada hors de l’Île-du-Prince-Édouard, et a fortiori envers ceux qui résident hors du Canada, je n’ai pas besoin de me demander si les appelants seraient assujettis aux restrictions du par. (2) de l’art. 3 même si ceux qui résident ailleurs au Canada y échappaient en vertu de la Constitution.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens et de ne pas adjuger de dépens en faveur des intervenants ni contre eux.
Appel rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants: Feigman & Chernos, Toronto.
Procureur des intimés: Bertrand Plamondon, Charlottetown.
[1] (1973), 5 Nfld. & P.E.I.R. 129.
[2] [1951] R.C.S. 887.
[3] [1899] A.C. 580.
[4] [1903] A.C. 151.
[5] [1969] R.C.S. 383.
[6] (1914), 49 R.C.S. 440.
[7] [1923] A.C. 450.
[8] [1924] A.C. 203.