Synthèse
Référence neutre : [1976] 2 R.C.S. 561
Date de la décision :
07/10/1975Sens de l'arrêt :
Le pourvoi doit être accueilli et le jugement de première instance rétabli
Analyses
Dommages- intérêts - Accident mortel - Réduction des dommages-intérêts par la Cour d’appel - Erreur de principe - Families’ Compensation Act, R.S.B.C. 1960, c. 138.
Dans une action intentée en vertu des dispositions du Families’ Compensation Act, R.S.B.C. 1960, c. 138, en réparation du préjudice causé par la mort de l’époux de l’appelante à la suite d’un accident d’automobile, la majorité en Cour d’appel de la Colombie-Britannique a réduit à $65,000 la somme de $95,000 allouée pour dommages généraux par le juge de première instance. La victime était âgée, lors de son décès, de trente-huit ans et sa femme de trente-deux ans. Ils avaient des jumeaux de sept ans et un garçonnet de trois ans. La victime exerçait le métier de mécanicien civil à une base aérienne située près de Prince George, et en plus de cela, il était le seul propriétaire d’une entreprise d’entretien de réfrigérateurs et d’appareils électriques dont il s’occupait pendant ses heures de loisirs.
Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli et le jugement de première instance rétabli.
Les juges Martland, Judson, Spence et Dickson: Lorsque l’on procède à l’estimation de dommages-intérêts, le fait de mal comprendre les preuves pertinentes ou de ne pas en tenir compte constitue une erreur de principe. Voici les erreurs que la majorité en Cour d’appel a commises: 1) l’omission de tenir compte du régime d’épargne-retraite constitué grâce à des retenues sur le salaire effectuées par l’employeur de la victime; 2) elle n’a guère pris en considération le revenu que la victime tirait de son deuxième emploi; 3) l’omission de prendre en considération les améliorations importantes que la victime était en train d’apporter, par ses propres moyens, à la maison familiale; ces travaux n’étaient qu’à moitié finis au moment du décès et la veuve a dû les
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mener à terme en embauchant des ouvriers; 4) l’omission d’inclure les versements mensuels sur la voiture familiale dans le total des dépenses de la vie courante de tous les membres de la famille plutôt que dans le total des dépenses personnelles de la victime; 5) l’attribution d’un trop fort montant mensuel du revenu de la victime à son propre entretien et autres dépenses personnelles; 6) l’omission d’utiliser les tables actuarielles les plus récentes; 7) d’avoir calculé le revenu annuel de la victime en tenant compte des retenues faites pour l’impôt; 8) d’avoir tenu compte des versements au régime de pension du Canada.
Bien que l’indemnité de $95,000 allouée pour des dommages généraux soit plutôt élevée, elle n’est pas excessive au point de constituer une estimation totalement erronée des dommages-intérêts.
Le juge de Grandpré: Acceptation des conclusions formulées par le juge Spence et accord avec tous les motifs invoqués, sauf un: les répercussions de l’impôt sur le revenu de la victime. Cette question doit être réservée pour considération ultérieure dans une cause appropriée.
[Arrêts appliqués: Gorman c. Hertz Drive Yourself Stations of Ontario Ltd. et al., [1966] R.C.S. 13; La Reine c. Jennings et al., [1966] R.C.S. 532; Canadien Pacifique Liée. c. Gill et al, [1973] R.C.S. 654].
POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[1], qui a accueilli l’appel d’un jugement du juge Anderson et qui a réduit la somme allouée par ce dernier pour des dommages généraux dans une action en dommages-intérêts intentée en réparation du préjudice causé par la mort de l’époux de l’appelante à la suite d’un accident d’automobile. Pourvoi accueilli.
R.M. J. Hutchinson et J.D. Taylor, pour les demandeurs, appelants.
L.S.G. Finch, pour le défendeur, intimé.
Le jugement des juges Martland, Judson, Spence et Dickson a été rendu par
LE JUGE SPENCE — Il s’agit d’un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Les motifs de l’arrêt ont été rendus par les membres de la Cour d’appel, le 8 juin 1973, et à l’audition en cette Cour, nous avons été informés que le jugement officiel n’avait pas
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encore été rendu à cause de la question des dépens.
La demanderesse a intenté une action en vertu des dispositions du Families’ Compensation Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1960, c. 138, en réparation du préjudice causé par la mort de son mari feu Harry Siegbert Gehrmann à la suite d’un accident d’automobile. Après le procès, le juge Anderson de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu jugement en faveur de la demanderesse fixant les dommages-intérêts généraux à $95,000 ainsi répartis:
Katherine Gehrmann
$75,000
Kelly Gehrmann, enfant mineur
8,000
Glen Gehrmann, enfant mineur
6,000
Chrystal Gehrmann, enfant mineur
6,000
Le savant Juge de première instance a déduit la somme de $13,320 qui avait été versée à la demanderesse en vertu des dispositions de la loi sur l’assurance sans faute, comme cette loi le prescrit. Le savant Juge de première instance a également alloué un montant de $1,565 pour certains dommages spéciaux.
La majorité en Cour d’appel de la Colombie-Britannique a infirmé ce jugement en réduisant à $65,000 la somme allouée pour dommages généraux et en a réparti le total de la façon suivante:
Katherine Gehrmann
$39,000
Kelly Gehrmann
9,500
Glen Gehrmann
8,000
Chrystal Gehrmann
8,000
On peut constater que cette dernière répartition est légèrement plus favorable aux trois enfants et que la part attribuée à la veuve Katherine Gehrmann est fortement réduite.
Par ailleurs, le Juge en chef de la Colombie-Britannique était d’avis de rejeter l’appel pour les motifs suivants:
[TRADUCTION] Sur la question des dommages-intérêts, je pense que même si le montant alloué par le Juge de première instance est élevé, plus élevé que ce que j’aurais moi-même accordé, il n’est pas «excessif et injuste au point de faire dire à la Cour qu’aucun jury étudiant l’ensemble de la preuve, et agissant avec discernement n’aurait pu arriver à cette conclusion». Consulter McCannel v. McLean, [1937] R.C.S. 341, à la p. 343.
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Nous nous sommes souvent prononcés sur le rôle d’une Cour d’appel, invitée à statuer sur les dommages-intérêts accordés par un juge de première instance ou un jury. Pour ne citer que Gorman v. Hertz Drive Yourself Stations of Ontario Ltd. et al.[2], voici ce que dit le juge Cartwright, p. 14:
[TRADUCTION] A l’instar de mon collègue le juge Spence et pour les mêmes raisons que lui, je pense qu’il n’est pas prouvé que le savant Juge de première instance ait commis une erreur de principe dans son estimation globale des dommages-intérêts. En outre, il est difficile d’affirmer que la Cour d’appel s’est appuyée sur un principe erroné. Elle a soutenu que l’estimation de l’ensemble des dommages-intérêts faite par le Juge de première instance était «trop exagérée pour être maintenue».
Il est donc du devoir de cette Cour de déterminer si la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a trouvé quelque erreur de principe dans l’estimation faite par le savant Juge de première instance ou si le montant fixé est tellement excessif qu’il constitue une estimation de dommages-intérêts totalement erronée. Les motifs de la majorité en Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont été exposés par le juge d’appel Robertson.
Le savant Juge d’appel n’a pas trouvé d’erreur de principe dans les motifs exprimés après le procès par le juge Anderson, mais il a simplement estimé que ces motifs étaient incomplets et consistaient seulement dans la citation d’un rapport fourni par un actuaire, suivi de cette déclaration:
[TRADUCTION] J’ai passé en revue toute la preuve et la jurisprudence en la matière présentées par l’avocat des demandeurs et de l’intimé, et j’ai tenu compte de tous les facteurs et éventualités mentionnés, et des indemnisations accordées récemment. J’ai estimé l’ensemble des dommages à $95,000 à répartir comme suit:
Katherine Gehrmann
$75,000
Kelly Gehrmann
8,000
Glen Gehrmann
6,000
Chrystal Gehrmann
6,000
Le juge d’appel Robertson a conclu à la nécessité d’une nouvelle estimation des dommages‑intérêts sans égard au jugement de première instance.
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Le fait de mal comprendre les preuves pertinentes ou de ne pas en tenir compte, constitue une erreur de principe. Selon la thèse de l’avocat de l’appelante devant cette Cour, le savant Juge d’appel aurait soit mal compris les preuves pertinentes sur maints détails soit omis d’en tenir compte. Tel est le cas, par exemple, du régime d’épargne-retraite constitué grâce à des retenues sur le salaire effectuées par l’employeur de feu Gehrmann; il s’agit indubitablement d’un régime d’épargne obligatoire qui normalement augmente appréciablement la succession au moment du décès du titulaire. Les ayants-droit peuvent donc s’attendre à un héritage plus élevé. De même, le savant Juge d’appel n’a guère pris en considération le revenu que feu M. Gehrmann tirait de son second emploi. Feu M. Gehrmann était employé par le ministère de la Défense nationale, à la base aérienne de Baldy Hughes, près de Prince George en Colombie-Britannique, mais en plus de cela il était le seul propriétaire d’une entreprise d’entretien de réfrigérateur et d’appareils électriques dont il s’occupait pendant ses heures de loisir. Cette affaire, connue sous la raison sociale Clucuz Electric, semblait prospère, même si feu M. Gehrmann ne s’en occupait qu’à ses moments de loisirs. Elle n’avait pas de raison de péricliter; au contraire, il y a tout lieu de penser qu’avec l’expansion que connaissent généralement les entreprises de réfrigération dans une localité en pleine croissance, Gehrmann aurait fort bien pu un jour en tirer son principal revenu. A mon avis, le fait d’avoir sous-estimé cette source de revenu constitue une erreur de principe.
La maison de feu M. Gehrmann était délabrée quand il l’a achetée et il était en train, par ses propres moyens, de la remettre en état et d’y apporter des améliorations importantes. Au moment de son décès les travaux n’étaient qu’à moitié finis et sa femme devait les mener à terme en embauchant des ouvriers. Si feu M. Gehrmann avait pu terminer ces travaux, ils auraient contribué à augmenter son patrimoine et, par le fait même, le montant que ses ayants-droit pouvaient recevoir en héritage.
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Feu M. Gehrmann avait une voiture Toyota de 1968, qu’il avait achetée à crédit et payait par versements mensuels de $80. Le juge d’appel Robertson a inclus le total de cette somme dans les dépenses personnelles de M. Gehrmann. Pourtant, feu M. Gehrmann et la demanderesse habitaient à environ vingt milles du centre commercial le plus rapproché. Il est vrai que M. Gehrmann avait besoin d’une automobile pour aller à son travail mais le véhicule servait aussi aux membres de sa famille dans leur vie courante; là encore la répartition des coûts effectuée par le savant Juge d’appel constitue une erreur de principe.
Le juge d’appel Robertson a attribué un montant mensuel de $238 du revenu de feu M. Gehrmann à son propre entretien et autres dépenses personnelles. Une telle estimation dans le cas d’un homme dont le revenu annuel brut dépassait à peine $7,000 et qui devait faire vivre une femme et trois enfants dans un coin perdu de la Colombie-Britannique ne correspond pas du tout à la réalité. Les familles vivant de façon si modeste trouvent invariablement qu’une bien plus grande part du revenu du soutien de famille sert à l’entretien du groupe formé du mari, de la femme et des enfants, que dans le cas où le revenu du père est plus élevé et où, par conséquent, le montant nécessaire à l’entretien du ménage est beaucoup plus faible.
Le juge d’appel Robertson a, pour son calcul, utilisé la table standard d’annuité prescrite par le règlement 5 du décret 710 conformément au Succession Duty Act. L’avocat de la veuve appelante devant cette Cour a fait valoir que cette table est basée sur la Table standard d’annuité de 1937 de la Actuarial Society of America. L’actuaire, Crawford U. Laing, qui a témoigné au procès s’est servi de la table canadienne de mortalité de 1962, fondée sur le recensement de 1961. Les tables ou documents actuariels ne sont tout au plus que des moyens auxiliaires d’arriver à une conclusion. Il est certainement préférable d’utiliser les documents les plus récents dont on dispose.
De plus, pour parvenir au revenu annuel de feu M. Gehrmann, le juge d’appel Robertson a tenu compte des retenues faites pour l’impôt, le régime de retraite, le régime de pensions du Canada et
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l’assurance-chômage. Dans The Queen v. Jennings et al.[3] la Cour a traité des déductions aux fins de l’impôt dans le cas d’un demandeur qui, lors d’un accident d’automobile, avait été blessé au point de perdre sa productivité financière malgré son espérance de vie de cinq ans à la date du procès. Je suis d’avis que les principes énoncés en l’occurrence s’appliquent tout aussi bien à une action intentée en vertu des dispositions de la loi relative aux accidents mortels comme le Families’ Compensation Act. Conformément à cette loi, le montant alloué doit correspondre à ce que les ayants-droit auraient eu le droit de recevoir si la personne décédée avait continué de vivre normalement. Si la productivité de la victime est anéantie, comme c’est le cas au décès, alors ce montant est considérablement réduit. Dans le cas de Jennings, la productivité de la victime fut également réduite au point de disparaître totalement. Le juge Judson, parlant au nom de la Cour, a dit qu’on ne devait faire aucune déduction pour l’impôt payable sur les revenus de la victime si elle avait continué de vivre normalement:
[TRADUCTION] J’aimerais toutefois étayer mon refus de motifs plus larges. Je suis d’accord avec l’opinion dissidente de Lord Keith dans l’affaire Gourley ([1956] A.C. 185) et les vues de la minorité exprimées dans le 7e rapport du Comité de réforme du droit publié en août 1958, au sujet de l’influence de l’impôt sur les dommages-intérêts.
En conséquence, ce fut une erreur que de tenir compte de la déduction en calculant le revenu annuel de feu M. Gehrmann. Pour ce qui est des versements au régime de pensions du Canada, cette Cour a, dans Canadian Pacific Limited c. Gill et Aujla[4], confirmé la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, savoir qu’en évaluant les dommages-intérêts on ne devait tenir compte d’aucune somme payable, lors du décès de la victime, en vertu du régime de pensions du Canada. Par conséquent, le fait de prendre cette déduction en considération dans le calcul du revenu annuel de la personne décédée constitue également une erreur de principe.
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Venons-en maintenant à la question de savoir si l’indemnité de $95,000 était démesurément élevée, au point de constituer une estimation totalement erronée du préjudice subi. La victime était âgée, lors de son décès, de 38 ans et sa femme de 32. Ils avaient des jumeaux de sept ans et un garçonnet de trois ans; ils habitaient sur Haynes Road, à environ vingt milles du village de Vanderhoof et à quarante milles de Prince George, dans une maison ayant appartenu à la famille de Katherine Gehrmann, la veuve, appelante en l’espèce. La victime était manifestement un travailleur vaillant et stable, qui pourvoyait de son mieux aux besoins de sa femme et de ses enfants et s’efforçait constamment d’améliorer leur existence. A 38 ans, il pouvait encore compter sur 27 années de travail, et même s’il avait continué simplement d’exercer le métier de mécanicien civil à une base aérienne, il aurait eu droit à des augmentations de salaire annuelles. Comme je l’ai déjà mentionné, il travaillait ailleurs à temps partiel et il n’y a aucune raison de croire que cet emploi ne devait pas durer et même devenir plus lucratif.
J’ai déjà cité l’opinion du Juge en chef de la Colombie-Britannique et, bien que l’indemnité soit plutôt élevée à mon sens, je ne pense pas qu’elle soit excessive au point de constituer une estimation totalement erronée des dommages-intérêts.
Pour ces motifs, je suis d’avis de faire droit à l’appel, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir le jugement du juge Anderson en première instance. L’appelante a droit à tous les dépens.
LE JUGE DE GRANDPRÉ — Je suis d’avis de faire droit à l’appel tel que proposé par mon collègue le juge Spence. Non seulement j’accepte ses conclusions, mais suis également d’accord avec les motifs qu’il a invoqués, sauf un: les répercussions de l’impôt sur le revenu de la victime. Je préférerais calculer les dommages-intérêts en me fondant sur le revenu net, après déduction appropriée de l’impôt. Toutefois, même dans ce cas, je maintiens l’opinion que la Cour d’appel est intervenue de façon erronée dans la décision du Juge de première instance. En conséquence, je veux simplement réserver cette question-là pour considération ultérieure, dans une cause appropriée.
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Appel accueilli avec dépens.
Procureurs des demandeurs, appelants: Hope, Heinrich & Hansen, Prince George.
Procureurs du défendeur, intimé: Guild, Yule, Schmitt, Lane & Hutcheon, Vancouver.
[1] [1973] 5 W.W.R. 599.
[2] [1966] R.C.S. 13.
[3] [1966] R.C.S. 532.
[4] [1973] R.C.S. 654.
Parties
Demandeurs :
GehrmannDéfendeurs :
LavoieProposition de citation de la décision:
Gehrmann c. Lavoie, [1976] 2 R.C.S. 561 (7 octobre 1975)
Origine de la décision
Date de l'import :
06/04/2012Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1975-10-07;.1976..2.r.c.s..561