Bibaud c. Québec (Régie de l’assurance maladie), [2004] 2 R.C.S. 3, 2004 CSC 35
Mireille Boisvert Appelante
c.
Régie de l’assurance maladie du Québec et
Société de l’assurance automobile du Québec Intimées
et
Eva Petras Amicus curiae
et
Procureur général du Québec et Barreau du Québec Intervenants
Répertorié : Bibaud c. Québec (Régie de l’assurance maladie)
Référence neutre : 2004 CSC 35.
No du greffe : 29544.
2004 : 17 mars; 2004 : 10 juin.
Présents : Les juges Iacobucci, Major, Binnie, Arbour, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre une décision de la Cour d’appel du Québec qui a rejeté la requête de l’appelante pour permission d’en appeler d’un jugement de la Cour supérieure, rendu le 28 octobre 2002, qui avait rejeté sa déclaration d’intervention volontaire. Pourvoi rejeté.
Mireille Boisvert, en personne.
Denis Semco, pour l’intimée la Régie de l’assurance maladie du Québec.
Jean Renaud, pour l’intimée la Société de l’assurance automobile du Québec.
Eva Petras et Marie-Hélène Dubé, pour l’amicus curiae.
Jean-Yves Bernard, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Louis Masson, Nathalie Vaillant et Annie Chapados, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Cet appel soulève un problème de détermination de l’étendue de l’obligation de représentation par un avocat sous le régime du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, et de la Loi sur le Barreau, L.R.Q., ch. B-1. L’appelante, Mme Mireille Boisvert, soutient qu’elle peut intervenir pour représenter son mari, M. Michel Bibaud, dans une action en dommages-intérêts qu’il a engagée contre les intimées, la Régie de l’assurance maladie du Québec (la « Régie ») et la Société de l’assurance automobile du Québec (la « Société »). La Cour supérieure du Québec a considéré sa demande d’intervention comme irrecevable. Un juge de la Cour d’appel du Québec a refusé d’autoriser un pourvoi contre cette décision. Bien que l’on doive reconnaître le dévouement et la persévérance avec lesquels l’appelante tente de conduire le dossier de son mari, les dispositions législatives régissant l’exercice de la profession d’avocat et la représentation devant les tribunaux civils au Québec ne lui permettent pas d’agir comme procureur de son époux, et son pourvoi doit être rejeté.
II. Origine et historique judiciaire du dossier
2 Le dossier de l’appel porté devant notre Cour ne comporte que de brèves informations sur la nature du conflit qui oppose M. Bibaud aux intimées et sur les circonstances ayant mené au dépôt de l’action en dommages-intérêts qui demeure en suspens devant la Cour supérieure. Si je comprends bien, M. Bibaud n’est pas satisfait des décisions prises à l’égard des demandes d’indemnisation présentées à la Société et il estime qu’elles lui ont causé un préjudice, pour lequel il demande réparation. Après la signification de l’action, les intimées ont déposé des requêtes en irrecevabilité invoquant des moyens divers sur lesquels la cour de première instance ne s’est pas encore prononcée, vu le débat auquel a donné lieu la représentation du demandeur par son épouse.
3 Monsieur Bibaud avait déposé cette action lui-même, sans le recours à un avocat comme le lui permet l’art. 61 C.p.c. Il n’a pu obtenir de l’aide juridique. Sa situation financière ne lui permet pas d’engager un avocat. Il ne le désirait d’ailleurs pas à cause d’une fort mauvaise expérience avec un membre du Barreau dont il avait retenu les services dans une affaire précédente.
4 Après l’introduction de l’action, l’appelante a déposé une déclaration d’intervention volontaire en vertu de l’art. 208 C.p.c. Dans cette procédure, Mme Boisvert a demandé à représenter son mari dans la poursuite qu’il a engagée. Selon elle, son époux serait incapable de se représenter lui-même, en raison de son état physique et moral, ce que confirmerait une note de son médecin traitant. Atteint d’un syndrome postopératoire douloureux, M. Bibaud consomme régulièrement du cannabis pour des raisons médicales. Effectivement, cette consommation jointe aux conséquences de ses problèmes médicaux et physiques ne lui permettrait pas de se représenter lui-même. Il a d’ailleurs signé une procuration générale et un mandat en prévision de son inaptitude en faveur de l’appelante. Ce mandat n’a cependant pas été homologué, comme l’exige l’art. 2166 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, et n’est donc pas exécutoire. Dans sa procédure, l’appelante a affirmé avoir pris la direction de la famille pour veiller à ses intérêts. Pour ces motifs, elle a demandé à la Cour supérieure la permission d’entreprendre toute procédure relative au dossier de son conjoint et de plaider pour lui. Elle a ainsi requis l’autorisation d’« aider, d’assister et de représenter le demandeur ». Lors de l’audience tenue par notre Cour, l’appelante a confirmé que son intervention ne visait pas à faire valoir un intérêt propre, distinct de celui de son mari, mais à agir pour celui-ci, comme le ferait un avocat.
5 Le 28 octobre 2002, un jugement de la Cour supérieure du Québec prononcé par le juge Guibault a rejeté la demande d’intervention. Selon cette décision, la demande d’intervention avait pour seul objet de représenter le demandeur, M. Bibaud, et non de faire valoir un intérêt propre. De plus, d’après l’art. 62 C.p.c. et l’art. 128 de la Loi sur le Barreau, seuls les avocats peuvent plaider pour autrui devant les tribunaux. Madame Boisvert a alors déposé une demande d’autorisation d’appel devant la Cour d’appel du Québec, que le juge Dalphond a rejetée le 8 novembre 2002. À son avis, en effet, le jugement de première instance était bien fondé. L’appelante a obtenu l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour. Celle-ci a désigné plus tard un amicus curiae. Le Barreau du Québec et le procureur général du Québec sont intervenus dans le débat.
III. Le cadre législatif
6 Le cadre législatif du droit d’agir et de représenter devant les tribunaux au Québec se retrouve dans le Code de procédure civile et dans la Loi sur le Barreau, dont les dispositions se complètent. Ainsi, l’art. 61 C.p.c. reconnaît le droit d’une partie de se représenter elle-même, mais exige que toutes les personnes remplissant des fonctions de mandataire ou appelées à agir pour le compte d’autrui plaident par l’intermédiaire d’un avocat :
61. Nul n’est tenu de se faire représenter par procureur devant les tribunaux, hormis :
a) les personnes morales;
b) le curateur public;
c) les syndics, gardiens, liquidateurs, séquestres et autres représentants d’intérêts collectifs, lorsqu’ils agissent en cette qualité;
d) les agents de recouvrement et les acheteurs de comptes, relativement aux créances qu’ils sont chargés de recouvrer ou dont ils se sont portés acquéreurs;
e) les sociétés en nom collectif ou en commandite et les associations au sens du Code civil du Québec, à moins que tous les associés ou membres n’agissent eux-mêmes ou ne mandatent l’un d’eux;
f) les personnes qui agissent pour le compte d’autrui en vertu de l’article 59.
Néanmoins, la réclamation d’une personne morale, d’une société en nom collectif ou en commandite ou d’une association au sens du Code civil du Québec, pour participer à une distribution de deniers provenant de la vente des biens d’un débiteur, de la saisie de ses traitements, salaires ou gages, ou du dépôt volontaire qui en est fait, peut être faite par tout fondé de pouvoir par procuration générale ou spéciale.
L’article 62 C.p.c. exprime le principe général voulant que le droit d’agir comme procureur devant les tribunaux soit réservé aux avocats, sauf exception :
62. Le droit d’agir comme procureur devant les tribunaux est réservé exclusivement aux avocats, sauf dans les cas prévus au paragraphe 7o de l’article 15 de la Loi sur le notariat (chapitre N-3).
L’article 128 de la Loi sur le Barreau confirme le monopole de représentation des avocats et en définit plus précisément le contenu :
128. 1. Sont du ressort exclusif de l’avocat en exercice ou du conseiller en loi les actes suivants exécutés pour le compte d’autrui :
a) donner des consultations et avis d’ordre juridique;
b) préparer et rédiger un avis, une requête, une procédure et tout autre document de même nature destiné à servir dans une affaire devant les tribunaux;
. . .
2. Sont du ressort exclusif de l’avocat et non du conseiller en loi les actes suivants exécutés pour le compte d’autrui :
a) plaider ou agir devant tout tribunal, sauf devant :
1° un conciliateur ou un arbitre de différend ou de grief, au sens du Code du travail (chapitre C‑27);
2° la Commission des relations du travail instituée par le Code du travail;
3° la Commission de la santé et de la sécurité du travail instituée par la Loi sur la santé et la sécurité du travail (chapitre S‑2.1), un bureau de révision constitué en vertu de cette loi ou de la Loi sur les accidents du travail (chapitre A‑3), la section des affaires sociales du Tribunal administratif du Québec, institué en vertu de la Loi sur la justice administrative (chapitre J‑3), s’il s’agit d’un recours portant sur l’indemnisation des sauveteurs et des victimes d’actes criminels, d’un recours formé en vertu de l’article 65 de la Loi sur les accidents du travail (chapitre A‑3) ou d’un recours formé en vertu de l’article 12 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’amiantose ou de silicose dans les mines et les carrières (chapitre I‑7), la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles instituée par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A‑3.001) ou la Commission des lésions professionnelles instituée en vertu de cette loi;
4° la Régie du logement instituée en vertu de la Loi sur la Régie du logement (chapitre R‑8.1);
5° la section des affaires sociales du Tribunal administratif du Québec, dans la mesure où il s’agit pour le ministre de l’Emploi et de la Solidarité, ou pour un organisme qui est son délégataire dans l’application de la Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale (chapitre S‑32.001), de se faire représenter pour plaider ou agir en son nom;
6° un arbitre, un conciliateur, un conseil d’arbitrage, le commissaire de l’industrie de la construction, un commissaire adjoint de l’industrie de la construction ou un enquêteur, au sens de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction (chapitre R‑20);
7° en matière d’immigration, la section des affaires sociales du Tribunal administratif du Québec, dans le cas et aux conditions prévus au troisième alinéa de l’article 102 de la Loi sur la justice administrative;
. . .
Dans le cas des dossiers relevant du tribunal des petites créances, en vertu du Livre VIII du Code de procédure civile, l’art. 959 permet toutefois aux personnes physiques de « donner mandat à leur conjoint, à un parent, un allié ou un ami de les représenter ».
7 Le Code de procédure civile contient également les dispositions législatives qui régissent les procédures d’intervention ou de participation par des tiers dans un procès. L’article 208 édicte le principe général permettant à un tiers qui possède un intérêt propre ou à celui dont la présence est nécessaire pour « autoriser, assister ou représenter une partie incapable » d’intervenir en tout temps avant jugement. L’article 209 distingue ensuite les interventions volontaires agressives et conservatoires :
208. Celui qui a un intérêt dans un procès auquel il n’est pas partie, ou dont la présence est nécessaire pour autoriser, assister ou représenter une partie incapable, peut y intervenir en tout temps avant jugement.
209. L’intervention volontaire est dite agressive lorsque le tiers demande que lui soit reconnu, contre les parties ou l’une d’elles, un droit sur lequel la contestation est engagée; elle est dite conservatoire lorsque le tiers désire seulement se substituer à l’une des parties pour la représenter, ou se joindre à elle pour l’assister, pour soutenir sa demande ou appuyer ses prétentions.
Il faut maintenant examiner si la demande d’intervention présentée par l’appelante était recevable, en tenant compte de cet encadrement législatif, ainsi que des dispositions régissant le statut des incapables et l’ouverture des régimes de protection de ceux-ci.
IV. Analyse
A. La nature de la demande de l’appelante
8 Pour apprécier la recevabilité de la demande de Mme Boisvert, il faut identifier son fondement et son objet. L’appelante soutient que l’art. 208 C.p.c. lui permet d’intervenir pour représenter, soutenir et assister son mari. Comme il a été précisé à l’audience, l’objectif n’est pas de faire valoir un intérêt propre, distinct de celui de son mari, mais de représenter celui-ci, d’agir comme son procureur pour mener à bonne fin son action en dommages-intérêts. La demande se fonde, d’une part, sur l’impossibilité d’obtenir l’aide juridique et, d’autre part, sur son désir de ne pas utiliser un avocat, puisque ses démêlés antérieurs avec un membre du Barreau lui auraient fait perdre toute confiance dans cette profession. On se trouve ainsi devant deux motifs très différents. Le premier serait d’ordre économique. Le dossier renferme peu de détails à cet égard. Il ne nous permet pas de savoir si M. Bibaud avait droit à l’aide juridique, ou si elle pouvait être donnée conditionnellement, sous réserve de l’issue de la poursuite. Nous savons seulement qu’au cours d’un appel téléphonique, un employé non identifié a affirmé à Mme Boisvert que son mari était inadmissible. Madame Boisvert n’écartait donc pas la possibilité d’utiliser les services d’un avocat, si l’aide juridique couvrait ses honoraires ou fournissait les services d’un de ses avocats. Ce n’est qu’à défaut d’obtenir l’aide juridique qu’elle écarte toute possibilité de recourir à des avocats, puisqu’elle n’a aucune confiance dans les praticiens privés. Sa demande a pour objet de faire reconnaître qu’elle peut agir à titre d’avocat de son mari. Cette demande suppose aussi que le tribunal reconnaisse l’inaptitude de son mari et institue en fait et en droit une forme de régime de protection et d’assistance qui lui permette de le représenter.
B. La recevabilité de la demande
9 La demande de l’appelante se heurte aux exigences expresses de la législation régissant la procédure civile au Québec et la représentation devant les tribunaux. Elle se concilie aussi difficilement avec le régime de protection des incapables en droit civil québécois. Sous ces deux aspects, il importe de rappeler d’abord que le cadre fondamental de la procédure civile au Québec est codifié et a donc un caractère législatif (D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 1, p. 1; Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743, 2001 CSC 51, par. 35). Par ailleurs, le sujet de la capacité juridique des personnes physiques ainsi que de la nature et des conditions d’ouverture des régimes de protection des incapables relève des dispositions de droit substantiel que contient le titre quatrième du Code civil du Québec, art. 153 à 297, auxquelles s’ajoutent les dispositions relatives au mandat accordé en prévision de l’inaptitude, art. 2166 à 2174 (voir, sur ce sujet, É. Deleury et D. Goubau, Le droit des personnes physiques (3e éd. 2002), p. 363 et suiv.). Le Code de procédure civile précise le régime procédural applicable aux demandes et incidents relatifs aux régimes de protection des incapables et à leur représentation. On retrouve notamment les règles pertinentes au livre VI du Code de procédure civile sur les procédures non contentieuses (voir G. Taschereau, « Matières non contentieuses », dans Ferland et Emery, op. cit., vol. 2, p. 737 et suiv.). L’action des tribunaux et leur pouvoir discrétionnaire en ces domaines s’exercent dans ce cadre législatif au Québec et respectent les contraintes qu’il peut imposer aux interventions des tribunaux et à leur imagination.
10 Pour ce qui est de la représentation devant les tribunaux, le législateur québécois a fait un choix législatif qui, d’une part, reconnaît le droit d’une personne physique de se représenter elle-même, mais, d’autre part, impose l’obligation de recourir à un avocat pour agir pour autrui, selon les art. 61 et 62 C.p.c. Notre Cour a d’ailleurs examiné les fondements et les conséquences de ce choix législatif, dont elle a reconnu l’importance pour le fonctionnement des institutions juridiques québécoises :
L’importance des actes posés par les avocats, la vulnérabilité des justiciables qui leur confient leurs droits et la nécessité de préserver la relation de confiance qui existe entre eux justifient cet encadrement particulier de l’exercice de la profession juridique.
(Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45, par. 17, le juge Gonthier)
Comme je l’ai noté plus haut, la représentation par les conjoints, alliés ou amis n’est permise que dans le cas des affaires qui relèvent de la compétence de la division des petites créances de la Cour du Québec, suivant l’art. 959 C.p.c.
11 Les dispositions du Code de procédure civile qui régissent les interventions ne modifient pas, à cet égard, les règles relatives à la représentation devant les tribunaux civils. La jurisprudence du Québec a certainement fait évoluer l’utilisation de la procédure d’intervention. En dépit d’hésitations et de conflits occasionnels au cours du développement de la jurisprudence, les intérêts admis sont maintenant reconnus largement, y compris à l’égard des interventions conservatoires (voir, par exemple, Société canadienne d’indemnisation pour les assurances de personnes c. Services de santé du Québec, [1993] R.D.J. 394 (C.A.); Boucher c. Pelletier, [1984] R.D.J. 214 (C.A.), G.T.V. Limousine Inc. c. Service de Limousine Murray Hill Ltée, [1988] R.J.Q. 1615 (C.A.); voir aussi Ferland et Emery, op. cit., vol. 1, p. 355-361). En l’espèce, l’appelante ne donne comme objet à son intervention que la représentation de l’intérêt de son mari, sous la forme de la reconnaissance du droit de plaider pour lui. Cette demande ne correspond pas aux situations d’interventions prévues par le Code de procédure civile. Le recours à une forme d’intervention ne change pas les règles applicables par ailleurs au droit de représenter autrui en vertu du Code de procédure civile, qui doit être lu et interprété dans son entier et de manière cohérente. Ces règles rendent irrecevable la demande de Mme Boisvert, comme l’a conclu la Cour supérieure. Les représentants d’autrui doivent eux-mêmes être représentés devant les tribunaux par des membres en règle du Barreau du Québec, à l’égard des actes visés par le monopole d’exercice professionnel des avocats.
C. La représentation des inaptes
12 Bien que ce sujet n’ait guère été discuté dans le présent pourvoi, je crois utile de souligner les difficultés que pose la demande de l’appelante à l’égard de l’application des principes et règles du droit civil québécois relatif à la capacité des personnes. Si la demande avait été reçue sur sa base actuelle et conformément aux conclusions recherchées, la Cour supérieure aurait placé M. Bibaud dans la situation d’une personne dont la capacité juridique est réduite et à l’égard duquel un régime de protection a été ouvert, sans respecter les exigences légales relatives au contrôle de l’existence de l’incapacité, du degré d’incapacité et du choix de la mesure appropriée. Il n’y a pas ici de « procédurite » ou de vétilles, mais de questions fondamentales relatives à l’autonomie et à la dignité des personnes. Dans ce domaine, le droit civil québécois repose sur un principe fondamental de reconnaissance de la capacité des personnes. L’article 154 C.c.Q. affirme que la capacité est la règle et l’incapacité, l’exception :
154. La capacité du majeur ne peut être limitée que par une disposition expresse de la loi ou par un jugement prononçant l’ouverture d’un régime de protection.
L’incapacité doit ainsi résulter de la loi même ou de l’ouverture d’un régime de protection, elle-même subordonnée à une autorisation judiciaire préalable :
393. — L’incapacité juridique, quelle qu’elle soit et quelle qu’en soit l’ampleur, constitue donc une sorte de diminution, de réduction de la personnalité juridique justifiée par le fait que certaines personnes, dans la réalité, n’ont pas les moyens d’agir efficacement et pleinement. Il convient donc, pour le droit, d’apporter une réponse aux défis que pose la situation de faiblesse dans laquelle se trouvent ces personnes ou ces catégories de personnes. Cette réponse doit venir de la loi. En effet, il n’appartient pas aux individus de s’imposer à eux-mêmes, ou d’imposer à leurs semblables, une réduction de la capacité juridique. Les tribunaux non plus ne disposent pas de ce pouvoir même si, depuis 1990, la loi leur permet de circonscrire le champ de capacité de certaines personnes inaptes, comme nous le verrons en détail dans le chapitre sur la protection des majeurs à capacité réduite. Mais là encore, ce pouvoir est prévu par la loi et ne peut être exercé que dans le respect scrupuleux des conditions légales. Par conséquent, c’est bien dans la loi que l’incapacité trouve sa source. C’est également parce que les questions de capacité échappent à l’emprise des personnes, que le Code de procédure prévoit que le pouvoir des tribunaux de tenter de concilier les parties qui y consentent ne s’applique pas en matière de capacité des personnes.
(Deleury et Goubau, op. cit., par. 393)
13 Dans cet esprit, le Code civil du Québec prévoit des régimes de protection variés. Ils visent à minimiser autant que possible les atteintes à l’autonomie des personnes et permettent aux tribunaux de moduler les mesures de protection selon leur situation et leurs besoins concrets. L’article 288 C.c.Q. reflète cette approche dans le cas de la tutelle des majeurs :
288. À l’ouverture de la tutelle ou postérieurement, le tribunal peut déterminer le degré de capacité du majeur en tutelle, en prenant en considération l’évaluation médicale et psychosociale et, selon le cas, l’avis du conseil de tutelle ou des personnes susceptibles d’être appelées à en faire partie.
Il indique alors les actes que la personne en tutelle peut faire elle-même, seule ou avec l’assistance du tuteur, ou ceux qu’elle ne peut faire sans être représentée.
L’institution du conseiller au majeur représente une autre illustration de la volonté législative de minimiser les atteintes à la liberté des personnes :
291. Le tribunal nomme un conseiller au majeur si celui-ci, bien que généralement ou habituellement apte à prendre soin de lui-même et à administrer ses biens, a besoin, pour certains actes ou temporairement, d’être assisté ou conseillé dans l’administration de ses biens.
14 Le type d’intervention judiciaire sollicité par l’appelante ne respecterait pas les mécanismes de protection en cas d’inaptitude que le législateur québécois a mis en place. Il ne trouverait pas non plus appui dans l’art. 394.1 C.p.c. Celui-ci permet au tribunal de suspendre une instance jusqu’à ce que puisse être assurée la représentation d’un mineur ou d’un incapable, lorsqu’il l’estime nécessaire à l’occasion d’une instance. Il peut même désigner un procureur à cette fin. Il n’y pas lieu d’analyser longuement l’interprétation de cette disposition, ni de spéculer sur ses modalités d’application, qui n’ont pas fait l’objet du présent litige. Il suffit de remarquer que cette disposition ne bouleverse pas le régime de protection des incapables qui relève toujours du Code civil du Québec. Elle ne nie pas non plus le principe de la représentation par avocat. Au contraire, elle le reconnaît en termes exprès. Ainsi, malgré la bonne volonté de l’appelante et son désir de protéger les intérêts de son mari, sa demande ne respecte pas des principes et des règles fondamentaux de la procédure civile et du droit civil du Québec.
V. Conclusion
15 Pour ces motifs, je suggère de rejeter le pourvoi, mais sans dépens.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’intimée la Régie de l’assurance maladie du Québec : Denis
Semco, Sillery, Québec.
Procureurs de l’intimée la Société de l’assurance automobile du Québec : Gélinas & Associés, Québec.
Procureur nommé par la Cour en qualité d’amicus curiae : Eva Petras, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Sainte-Foy.
Procureurs de l’intervenant le Barreau du Québec : Joli-Cœur, Lacasse, Geoffrion, Jetté, Saint-Pierre, Sillery, Québec.